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(Im)mobilité et création artistique

BateauIvreParis4
BateauIvreParis4
 « Ne demandes pas ton chemin à celui qui le connaît, tu pourrais ne pas le perdre. » Rabbi Nachman de Breslau

L’art n’a rien à voir avec les (im)mobilités. Tu rêves debout si tu prétends le contraire.

Comprenons notre ami réaliste : les échangeurs autoroutiers, la diminution des flux automobiles par valorisation intermodale de plusieurs modes de déplacement, c’est du sérieux, une affaire de techniciens éclairés, pas une affaire de grateux de guitare !

Oui, tout au plus, concède notre sceptique, les voyages en chemin de fer déterminaient le gabarit des romans d’aubette de gare. Mais encore…

Art et (im)mobilité, des liaisons dangereuses ?

Il serait vain de vouloir persuader les techno – techno-crates ou techno-ensorcelés ? – que des liaisons opèrent, entre littérature, mobilité sociale, mobilité géographique, versatilité des choix politiques, choix résidentiels et taux croissant de divorcialité.

Et pourtant : le développement des réseaux routier et ferré a bouleversé les modes de vie de la campagne profonde, les routes, les chemins de fer, s’écrie lors du second empire le procureur général d’Agen, « voilà de grands moteurs de la civilisation »[1]. Ces densifications bouleversent les vies et les vouloir vivre, les routes ne servent plus exclusivement pour le déplacement des troupes et la perception de l’impôt, le paysan est arraché à ses routines, le rail amène avec lui une vie nouvelle, tissée de marchandises autant que de la force de travail marchandisée.

Ce fut le cas en Belgique où la densité des voies ferroviaires, la fréquence offerte pour les trajets pendulaires province-capitale empêcha la concentration d’une masse ouvrière urbaine à Bruxelles, il fallait que ça pendulo-navette, soir et matin, il fallait éviter les soirées enfumées à la capitale, danger qu’on aille au cabaret, qu’on s’amuse et qu’on fasse du socialisme !

Il était capital – ce fût une question politique débattue au Parlement – que la capitale soit une petite capitale, sans trop de concentration ouvrière mais beaucoup de concentration de Kapital et une jonction qui déchire le tissu et les formes héritées de la ville médiévale.

Et la démocratisation de la bicyclette en Angleterre ? Elle a joué un rôle très important pour l’émancipation et les droits des femmes, sur la mode, sur la mixité enfin admise dans certains pubs. Le chemin de fer est-il pour autant artistique ? La littérature glisse de Balzac à Zola, l’ascension sociale qui fait exode rural s’opère grâce au transport plus aisé des corps, des marchandises et des nouvelles. Un pied sur l’oreiller nuptial des bourgeoises

romantiques délaissées, le jeune homme pauvre monté de la campagne grimpe les barreaux de l’échelle sociale.

Peut-on imaginer la littérature anglaise sans des femmes qui ne cessent de bouger ? Imaginer les Rougon-Macquart sans les liaisons ferroviaires Paris-Aix en Provence ? Il en va de même pour les diverses et géniales versions du cycle de la montagne Sainte-Victoire de Cézanne, l’ami de Zola, une vie ferroviaire entrainante transbahutée entre Paris et Aix-en-Provence.

Il faut que ça circule

Parions donc sur des interactions fortes entre culture et mobilité spatiale, entre taux de rotation du Kapital et modes de vie, il faut que ça circule ou si les maîtres en décident autrement, circulez, il n’y a rien à voir ou encore, restez où vous êtes, faites voir votre livret ouvrier !

Ne dégageons pas aujourd’hui du systémique, repérons des influences sourdes qui mobilisent ou paralysent, des interactions déguisées, les angoisses de la stase ou de la bougeotte, les précipitations artistiques d’aujourd’hui qui rendent compte d’un monde soumis à des (im)mobilisations forcées.

Même si la production artistique n’est pas le reflet mécanique des conflictualités sociales, les incertitudes du temps ont partie liée avec ces sensations qui écartèlent : une partie de nous est enracinée, lignée, affiliée et une autre claironne l’appel au grand large pour les grands désaffiliés.

Comme je descendais des fleuves impassibles
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs
Des peaux-rouges criards les avaient pris pour cible,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleur.
[2]

L’impératif de mobilité se camoufle sous des désirs d’aventure, avec des 8 cylindres full option qui roulent sur de fantastiques routes désembouteillées, imagino-délirées, tracées et macadamisées pour la version routière-tonique de notre désir qui rêve au grand peut-être.

La civilisation capitaliste semble, tant pis si ça leur déplaît, marcher main dans la main avec les originalités artistiques et les avant-gardes : tout processus de déterritorialisation est le bienvenu, casser les codes, les rites, les habitudes, expurger les mémoires, ringardiser les grands récits, lever les entraves, ouvrir les libertés pour les ailleurs demain, jouir et rouler sans entraves.

Et pour les déterritorialisés désorientés et assignés aux arrière-cafés modestes, les parcs d’attraction, les séries télévisées ouvrent l’accès à des vies mobiles, mondiales, au point de nier les décalages horaires et les distances qui fatiguent.

Bartleby ou de l’immobilité qui fuit

La littérature américaine opère un renversement.

Ce n’est plus la configuration des nouvelles mobilités qui se donne à lire dans l’art, mais l’art qui valorise et suscite de nouvelles manières de vivre vite, sans médiations ni techniques apprises, voilà des héros on the road, désincarcérés des cocons familiaux, qui s’évadent sur des lignes de fuite immédiates ou s’incrustent, comme le Bartleby de la nouvelle de Melville. Les épigones de ces fuyards littéraires, sortis de 68, inventeront les compagnies à charter.

Ainsi, dans Bartleby, Melville met en scène un avoué de Wall Street à New-York avec ses trois collaborateurs, deux copistes, Dindon et Lagrinche et un garçon de bureau, Gingembre. L’avoué engage un nouveau copiste, le dénommé Bartleby, discret et très travailleur. Au début, tout va bien, il abat une quantité de travail stupéfiante. Un jour l’avoué lui demande de collationner un bref mémoire, demande à laquelle Bartleby va répondre avec la formule « I would prefer not to ».

Dès ce moment, tout s’emballe dans l’immobile. A toute demande, voire suggestion timide de l’avoué, la réponse est toujours la même : « je préférerais ne pas… ». Bartleby ne se contente pas de ce refus poli, timide, répété, le voilà qui se met à dormir à l’étude, qui s’y incruste, qui s’y nourrit sommairement, qui résiste à toute suggestion.

L’avoué finit par déménager en laissant Bartleby végéter et se nourrir de biscuits au gingembre. On sent l’avoué déchiré entre la raison instrumentale et raisonnable qui le presse de bouter le copiste dehors et une autre manière d’être humain avec Bartleby. Et le « je préférerais ne pas » comme formule commence à gagner le petit collectif de l’avoué et des scribes, ils se mettent tous, par contagion, à préférer ne pas. La résistance par inertie, plus que passive, s’accentue car un jour, Bartleby indique à l’avoué que lui, le scribe, a renoncé à la copie. Dès lors, l’avoué craque et finit par le congédier mais Bartleby élit domicile dans l’escalier de l’étude. Apprenant par après qu’il a été enfermé à l’asile, l’avoué va lui rendre visite pour le découvrir mort, allongé au pied d’un mur. La fin de la nouvelle nous apprend qu’il avait été employé au service des lettres au rebut de la poste centrale de Washington : Les lettres au rebut ! Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut ? Ces lettres envoyées que personne ne lira, des secours qui ne parviendront pas, ni davantage les pardons, les amours qui mourront faute d’arrosage communicationnel, faute de mobilité des lettres.

La nouvelle se termine sur ces mots : un espoir pour des êtres qui moururent désespérés ; de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur. Messages de vie, ces lettres courent vers la mort. Ah ! Bartleby ! Ah ! Humanité !

Littérature américaine et mobilité

Est-ce que le projet politique des élites migratoires consiste à dissoudre la fonction paternelle, alors que nous vivons maintenant, au début de ce nouveau siècle, une crise de son autorité ? s’agit-il de mobiliser les dé-familles, de construire une société de frères débarrassés des pères, larguant les Œdipe, oublier les généalogies, créer une communauté de célibataires ? L’Américain s’est libéré de la fonction paternelle anglaise, c’est le fils d’un père émietté, orphelin de toutes les nations. C’est une communauté d’individus anarchistes, désaffiliés, sans pères œdipiens réels ou imaginés pour nous diriger d’en-haut.

Au coup d’état bolchevique d’octobre 1917 qui reproduira les passeports intérieurs du régime tsariste, l’Amérique montre son rêve fou, unir les prolétaires de tous les pays, et le projet de les unir a pris corps, notamment dans le syndicat des Wobbies, (International workers of the world), une espèce de Pentecôte laïque, où toutes les langues étaient parlées.

La littérature française nous immobilise souvent, autour de grattages narcissiques, de self-fiction, de recodages et recentrages familialistes, le nombril devient « le » sujet que le con scrute. La littérature américaine nous montre des individus on the road, sur la route et les artistes qui dérivent sur les routes opposent leurs mouvances singulières aux mobilisations générales, les héros de Easy Reader fuient on the road quand il s’agit d’aller casser du Viet. En s’enfuyant, ils font fuir les tuyaux de la communication morale.

Dans notre vieille Europe, les résistances appellent aux concentrations d’usine, aux effets de masse stabilisés, des agrégats stables, des piquets de grève qui résistent (re-stare, rester debout), des réunions de cellule qui obstinent et des manif qui concentrent. S’opposer à la civilisation capitaliste prend en Amérique un autre tour : fuir, sortir, parti, sur la route, surfer, courir plus vite que le Kapital !

On fait défection plutôt que de combattre, ailleurs est un autre jour, un recommencement mobile d’aventures et de défis.

L’histoire nous joue-t-elle des tours de cochon ?

Est-ce que les libérations d’un jour fabriquent de la domination pour toujours ? On the road again sert-il de bréviaire aux nouveaux modes furtifs de déplacement des capitaux, libre circulation des personnes (?) des idées, des investissements ?

A la défonce révolutionnaire succède le nomade assaisonné à la Jacques Attali. Les aspirations libertaires au déplacement, aux mobilités qui font de votre vie une œuvre d’art, au moins pour un temps pour certains, s’incorporent, dans un second temps, dans les nouvelles dynamiques qui font du style capitaliste une culture de désincarcération, une libération des stases communautaires, une dissolution de l’Œdipe familial, le surf et la glisse, le voilier le dimanche, l’évasion, l’échappée mais en aval de ces épopées, le grand re-cadrage pour les éclopées.

Tout s’inverse, Œdipe, un bastion immobilisant, un village de Gaulois non soumis qui résiste aux nouveaux Romains ? Œdipe, n’en déplaise aux philosophes soixante-huitards, pourrait s’avérer un agent de résistance imprécise allié aux souverainismes populistes de gauche ? Quand l’affiliation sociale-démocrate aux grands appareils de solidarité part en couille, la filiation familiale, stabilisante et immobilisante s’avérerait-elle un ultime recours, un recodage qui retourne aux grands récits ? une poche de résistance discrète ?

Multiplier, non plus les foyers révolutionnaires, les mille petits Vietnam mais tenez bon dans vos chaumières avec du pain complet pas trop cher et des toilettes sèches.

 

Et pourtant, de l’air sinon j’étouffe !

Il y a des littératures de frontière, des littératures de courants d’air, elles n’apportent pas un modèle, une méthode ou un exemple, mais un peu d’air pur. Que l’aventure tourne mal, la mobilité qui fuit tourne en lignes de mort, comme dans le film tragique de Ridley Scott, Thelma et Louise.

Cette ivresse d’aventures mêle la sortie du convenu, l’ivresse des larges, des sexualités déconvenues mixées avec le tonique existant de la nouvelle entreprise.

Les nouveaux entrepreneurs fabriquent autant de task force que de soirées décomplexées, des post-peintures, le mélange musical des genres et des corps, les machines désirantes font bien vite de leurs salariés des machines laborieuses, le créateur de soi devient l’entrepreneur des autres, le mobile crée des petits immobiles qui vont bosser à pause pour que le grand mobile puisse s’envoyer en l’air, les nouvelles entreprises font des créations artistiques, des élites migratoires stipendient des assignés à demeure[3].

Remarques sur la destinée manifeste

Nous allons nous battre pour défendre notre droit au libre-échange et pour ouvrir le marché aux produits de notre sol (…) les jeunes hommes d’Amérique sont animés par l’ambition d’égaler les exploits de Rome déclare Andrew Jackson, le Président des États-Unis en 1812. Il s’agit d’un mandat que Dieu confie aux Américains. Et cette dynamique de la nouvelle frontière s’incarne dans un tableau célèbre, American Progress.

Cette œuvre, peinte vers 1872 par John Gast est une représentation allégorique de la « Destinée manifeste », un mantra théologique que Dieu a confié aux Américains. Une femme angélique, – la déesse Columbia ? – personnifie les États-Unis. Elle porte la lumière de la civilisation à l’Ouest et câble, en attendant la jonction ferroviaire Est-Ouest, le télégraphe dans son sillon. Les Amérindiens et les animaux sauvages fuient la civilisation mobile vers les ténèbres de l’ouest sauvage. Cette œuvre d’art vient illustrer l’exceptionnalisme américain, revendiqué comme l’incessante conquête, relever de nouveaux défis, challenger, c’est accepter de bouger, de se désinstituer, pour reterritorialiser, coloniser, cultiver, avec en aval de faux frais, les territoires de chasse des nations indiennes qu’on génocide au passage. Et puis plus tard, de nouvelles frontières pour les navettes, la conquête de l’espace, le code génétique et bientôt le passage du grand Nord, nouvelles frontières, nouvelles conquêtes, nouvelles technologies, nouveaux Américains, nouvelles avant-gardes.

Il faut lire ces romanciers américains, la littérature de l’Eastern, Edith Wharton, le recodage fascisant et le retour vers les généalogies européennes, le Southern, la guerre de sécession jamais avalée avec des Faulkner terrible et le génial Pat Conroy[4], la voix grave des gospels qui émeut les épouses protestantes alanguies, le Northtern, Jack London, les Dalton dans le Blizzard, la nouvelle frontière, les trappeurs et le passage du grand Nord et puis le western, de nouveaux regards écologiques appellent le grand retour des bisons et l’arrivée des pétrins démocratiques où les reverdis hument de nouvelles extases dans les terres arrachées aux Indiens qu’il fallait désherber, pas moyen de les immobiliser comme les Noirs encollés aux champs de coton.

L’expérience artistique ?

Les artistes ouvrent de nouveaux chemins, font des boucles, exaltent les retours, comme les acnés romantiques ou au contraire fabriquent des objectifs Lune.

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve mais on revient volontiers dans la mare aux souvenirs.

Nous endurons là une rencontre, des trajectoires, l’œuvre, l’artiste et nous s’entrechoquent, une mobilisation non pas générale, mais singulière, c’est un évènement, une particule de sens qui ne se déduit pas, qui fait irruption et révolution intérieure rendue expressive, les artistes nous font bouger, ils inter-essent.

Il est vain de se demander si l’art est le reflet des conditions sociales et économiques, comme le prétend un marxisme sommaire, ou s’il éclaire, anticipe et crée des étoiles nouvelles. Souvent, n’en déplaise à la psychanalyse, il montre ce qui ne peut être dit.

Sans doute que nous trouvons là des résonances et des sympathies, la vie s’y découvre fragile, autant puissance souterraine qui flaire les (d)égouts qu’errance et fuite qui se perd dans l’impermanence, promesses d’ailleurs et désenchantement quand reviennent les ressacs du quotidien.

Des appels résonnent même aux oreilles de ceux qu’une férule veut (a)raison(n)er, partez, descendez des fleuves impassibles, ne vous laissez pas guider par des haleurs !

L’art ouvre des voies et magnifie des lieux, autant des vallées de larmes que des instants de bonheur fragile, des jours sans déclins, des aubes arrachées aux locomotives et aux automobiles et s’annonce ainsi, dans ces (im)mobilités que nous créons pour nous, le pressentiment de la joie, quand nous résistons, mobiles sans divertissement futile, un peu ivres de nos propres puissances.

 

[1] Eugen WEBER, la fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983, p. 285.

[2] Arthur Rimbaud, première strophe du bateau ivre.

[3] Les (im)mobilités des pauvres ? Lire le splendide Vies minuscules de Pierre MICHON, Paris, Gallimard, 1984.

[4] Notamment le Prince des marées.