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Impasses de la démocratie, bis

La « démocratie participative » pose autant de problèmes que la « démocratie représentative » si décriée, et dont les partis politiques sont les protagonistes indéboulonnables. Peut-on envisager d’hybrider l’une par l’autre ?

Il y a cinq ans, dans ces mêmes colonnes[1.Dossier «Impasses de la démocratie, de la “particratie” au G1000» (30 pages), Politique, n°79, mars-avril 2013.], nous étions restés bloqués devant les impasses de la démocratie. Avec des politologues, un homme politique ou des auteurs issus de la société civile, nous avions examiné les maladies du système politique belge, qui repose pour l’essentiel sur les partis. Ceux-ci sont apparus, se sont structurés puis développés afin de représenter des intérêts variés et de jouer les porte-paroles de préoccupations parfois minoritaires. Dans notre société belge segmentée, ils ont aussi permis d’assurer la stabilité du système politique, sans que l’on sache précisément si ce n’est pas devenu leur mission première. Sans surprise, le dispositif est doué d’une grande inertie et les acteurs politiques et institutionnels sont, au mieux, frileux ou, au pire, conservateurs. Je concluais ma contribution au dossier de Politique en soulignant que les partis avaient contribué à verrouiller l’accès à l’arène politique. Combiné à la politisation galopante[2.Pensons également, à Bruxelles, à la multiplication des OIP (organismes d’intérêt public) au détriment de l’administration.], cette position défensive des partis est de nature à creuser encore le déficit démocratique.

Depuis, peu de propositions réellement innovantes ont été émises. Certes, David Van Reybrouck a entretemps sorti son livre Contre les élections (Actes Sud, 2014) et tout au plus peut-on relever le court ouvrage de Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles (Seuil, 2014). Leur constat implacable est similaire : impasse, légitimité vacillante, attente de reconnaissance dans le chef des citoyens. Cette crise de la démocratie n’est en réalité pas propre à la Belgique, mais semble universellement partagée.

L’élection d’Emmanuel Macron en France en 2017 a d’ailleurs mis en évidence ce qui pourrait passer pour un paradoxe, mais qui n’est sans doute que la révélation du problème démocratique contemporain : un candidat porteur d’un mouvement qui n’est issu d’aucun parti établi est élu président de la République, mais ce mouvement doit se transformer en parti pour gouverner. Serait-ce dans les vieilles casseroles qu’on fait les meilleures soupes ? Peut-être, mais ne faudrait-il pas plutôt veiller à changer le menu ?

Ce décalage entre certaines aspirations populaires et les contraintes institutionnelles pourrait passer pour du cynisme lié à la conquête du pouvoir. Plus prosaïquement, on doit probablement plutôt considérer que l’on a atteint les limites de la démocratie contemporaine. Ce serait alors un signal, parmi d’autres, qu’il est temps de sortir du carcan traditionnel (élections, parlement…) et de réfléchir à une adaptation innovante du système. Les constats sont d’ailleurs nombreux et récurrents, et je ne vais pas ici m’appesantir sur ce qui va mal, mais plutôt me concentrer sur des pistes de solution ou sur des alternatives.

Deux types d’options sont possibles. Une perspective modérée serait de changer ce que l’on peut dans le système actuel. Cela semble l’angle d’attaque actuel du monde politique, quand il a conscience du marasme dans lequel il vit. Une autre piste, radicale, serait de rénover la démocratie en cassant le cadre actuel. En résumé, incrémentation ou disruption, pour reprendre des expressions à la mode. Il serait cependant illusoire de croire qu’il existe une solution sans revers de médaille.

Incrémentation démocratique

En 1999, après l’affaire Dutroux et la crise de la dioxine, les partis ont fait campagne en portant le renouveau politique comme valeur centrale de leurs programmes. Le gouvernement arc-en-ciel[3.Composé des familles socialiste, libérale et écologiste.](1999-2003) s’est constitué autour du projet de nouvelle gouvernance publique. Guy Verhofstadt et son équipe ont alors convoqué Kakfa pour dénoncer les bugs bureaucratiques et Copernic pour révolutionner l’administration publique. Aux différents niveaux de pouvoir, des groupes parlementaires ont été réunis pour réfléchir à de nouvelles règles politiques : décumul des mandats, transparence, suppression des cabinets ministériels, dépolitisation de l’administration… Autant dire que nous en sommes toujours au même point vingt ans plus tard.

Une piste évidente de modernisation serait donc de mettre en œuvre ces propositions déjà anciennes et de s’y tenir sans les détricoter lors la législature suivante. Afin de renouveler le corps politique et de réduire le risque de conflits d’intérêts, décumul et limitation des mandats dans le temps sont deux Arlésiennes[4.Voir C. Van Gheluwe, « Pour ou contre le cumul des mandats? », Politique, loc.cit.].
Un certain consensus semble cependant poindre concernant le décumul, même si cela donne lieu à des épisodes peu glorieux : en témoigne le chantage récent de certains partis flamands au parlement bruxellois. Quant à la limitation des cumuls dans le temps, la responsabilité paraît en reposer sur les partis, quoique le seul parti francophone qui revendique ce principe soit régulièrement enclin à y accorder des dérogations : même chez Ecolo, donc, des femmes et des hommes peuvent faire carrière en politique, parfois depuis plus de vingt ans.

La transparence fait cependant, doucement mais sûrement, son chemin. Une étape supplémentaire a été franchie en mars 2018 avec le vote de propositions de loi visant à la déclaration des mandats et des rémunérations des conseillers des cabinets ministériels.
Mais l’opacité ne concerne pas que les charges et indemnités des différents mandataires ou de leurs collaborateurs. L’opacité est un problème bien plus global qui mine la démocratie, en Belgique ou dans d’autres pays.

On pourrait exiger de la transparence à différents niveaux de la prise de décision. Les conseils communaux, comme les séances plénières dans les différents parlements, sont publics, mais tout le monde n’y a pas accès : il faut être disponible, mobile, il faut qu’il ait de la place dans la tribune du public… La transmission en streaming sur le site parlementaire permet déjà une plus grande audience et les séances de rentrée parlementaire sont relativement bien suivies. Grâce à la transmission en direct sur Facebook du conseil communal de Saint-Josse, le citoyen de cette commune pourra facilement suivre la séance depuis son smartphone, sur une application qui lui est familière. On peut également plaider pour un meilleur accès à des informations simples, comme la présence/absence des mandataires aux réunions, leurs votes… Ces données sont déjà disponibles, mais pas dans un format extrêmement lisible ou facilement accessible au grand public. Rappelons le travail accompli par Cumuleo[5.Site Internet qui recense les mandats, fonctions et professions d’une dizaine de millier de mandataires politiques belges (NDLR)], qui a constitué une base de données reprenant les mandats déclarés par les femmes et hommes politiques. L’on peut regretter que les pouvoirs publics n’aient pas à cœur de développer eux-mêmes ces outils, comme un prolongement du service public. Cumuleo est une initiative citoyenne, mais il n’est pas exclu que des entreprises s’emparent un jour de missions de ce type, avec des intentions plus ou moins louables (voire mercantiles).

La transparence pourrait avoir pour vertu d’inciter les citoyens à la curiosité et à s’informer sur les enjeux politiques, mais également sur le fonctionnement des institutions. Il est vrai, néanmoins, que la complexité du système belge se prête peu à la compréhension de tout un chacun. Une formation scolaire de base à la citoyenneté constitue un autre monstre du Loch Ness en Belgique (francophone). Prenons à nouveau l’exemple de Cumuleo. Le dispositif est salutaire, mais si le citoyen n’est pas au courant qu’un échevin est d’abord un conseiller communal ou qu’une sénatrice est, à la base, une parlementaire fédérée désignée par son parlement d’origine, il interprétera la base de données de manière erronée, ce qui peut être préjudiciable pour le ou la mandataire politique.

Les plus sceptiques à l’égard de la démocratie doutent de la compétence du peuple à exercer le pouvoir ou craignent son caractère influençable. À l’heure de la « démocratie du public » – c’est-à-dire, selon Bernard Manin, de la variante contemporaine de la démocratie représentative –, on pourrait également craindre l’usage démagogique des outils de communication par les responsables politiques.
Un Facebook live d’un conseil communal pourrait être détourné de ses fins par un mandataire avide d’un bon «coup» médiatique. Gageons toutefois que les règles organisant les séances sont suffisamment contraignantes (et probablement conservatrices) pour éviter ce genre de dérive. Par ailleurs, les réseaux sociaux autorisent déjà la prise de parole libre et permettent d’éventuels dérapages. La «démocratie du public» repose sur l’idée que les citoyens sont sensibles à l’image et que celle-ci a un impact sur le choix électoral, mais l’idéal démocratique veut que tous les citoyens soient égaux dans la prise de décision.

Démocratie disruptive

Dans nos pays, le fonctionnement de la démocratie ne repose pas sur cette égalité d’intervention dans le processus de décision. Depuis l’origine, le système représentatif assume son élitisme et la dissolution des voix individuelles dans la volonté majoritaire.
Comme Vincent de Coorebyter le notait en 2015, «la démocratie ne permet pas à une quelconque souveraineté populaire de s’exercer réellement, et encore moins aux aspirations individuelles des citoyens de se traduire en choix politiques[6. V. de Coorebyter, « Des pratiques démocratiques de crise« , Les @nalyses du Crisp en ligne, 17/09/2015]». C’est également le constat que fait Pierre Rosanvallon : «C’est ce qu’exprime à sa façon radicale le suffrage universel. Avec lui, la société n’est plus composée que de voix identiques, totalement substituables, réduites dans le moment fondateur du vote à des unités de compte qui s’amassent dans l’urne. Le peuple se résume du même coup à un pur fait arithmétique[7.P. Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014, p.16.].»

Plus récemment, le film Démocratie(s) ?, réalisé par Henri Poulain (2018)[8.En vision libre.], part de ce tableau peu réjouissant pour s’ouvrir aux expériences démocratiques. Celles-ci sont en effet disruptives par rapport au fonctionnement de la démocratie représentative à laquelle nous sommes habitués, sans pour autant paraître franchement révolutionnaires ou innovantes, puisqu’elles ont pour but de revenir à l’essence même de la démocratie, c’est-à-dire à l’égalité des citoyens dans la prise de décision. Il n’existe pas de personnes plus capables que d’autres ou de citoyens dont l’avis aurait plus de valeur qu’un autre : ce raisonnement est à mille lieues des revendications de mise en place de gouvernements d’experts ou de techniciens.

Le film fait la part belle aux expériences participatives. Les auteurs ont sillonné l’Europe, de l’Est de la France à Barcelone et de la Grèce à l’Islande en passant par Liège, pour mettre en évidence différents dispositifs de démocratie participative. Il ne s’agit pas toujours de politique au sens de «gestion de l’État».
Ainsi, les réalisateurs ont visité une usine grecque ou une école Freinet liégeoise. Les acteurs sont donc des ouvriers, des enfants ou des citoyens. Un point commun : pas de parti pour relayer des points de vue spécifiques. Au contraire, au sein de la structure concernée, tous sont invités à prendre part au processus délibératif menant à la prise de décision, que ce soit sur une base volontaire ou par tirage au sort. Il n’y a donc pas de coordination en amont ou de préparation des débats entre quelques responsables. Ainsi que le relève la voix off, «la démocratie, c’est l’opposé du confort, c’est assumer l’incertitude, la confrontation».

Il ne faudrait cependant pas croire que la participation citoyenne soit la panacée. Discrètement, dans le film, un maire – pourtant convaincu – souligne le «risque TLM», c’est-à-dire le risque que ce soient toujours les mêmes qui interviennent. Pour s’en prémunir, ce maire organise un tirage au sort parmi la population de sa commune lors des discussions sur des sujets majeurs. En effet, la démocratie participative n’est pas immunisée contre la professionnalisation ou la spécialisation des intervenants, voire contre le fait de déléguer sa voix (on n’a pas toujours l’envie ni la disponibilité de participer aux débats), soit autant de caractéristiques de la démocratie représentative que l’on décrie régulièrement.

L’avantage indéniable d’un tel processus réside dans le fait que tous endossent la décision finale, puisqu’elle est le produit d’une délibération transparente et d’un consensus citoyen, où tout le monde a pu s’exprimer et être entendu. La dimension narrative est cruciale, comme le souligne une intervenante du film, ou encore Pierre Rosanvallon dans son ouvrage : «Elle est la condition pour constituer une société
d’individus pleinement égaux en dignité, également reconnus et considérés, et qui puissent vraiment faire société commune[9.P. Rosanvallon, op.cit., p.27.]. »

Le point négatif, qui n’est pas souligné dans ce tableau presque idyllique, est le caractère chronophage de ces interventions. Pour des questions de temps, ou d’auto-évaluation des compétences, ou de goût pour le débat public, il est presque inévitable que certains citoyens soient tentés par la délégation de leur voix (ce qui est d’ailleurs explicitement prévu par le parti Pirate et les défenseurs de la démocratie liquide[10.Par le biais de la démocratie liquide (voir encadré), le parti Pirate vise principalement à faire réformer les lois sur le droit d’auteur, sur les brevets et sur la vie privée, au nom de la liberté d’action des Internautes. Il existe 66 partis homonymes dans le monde, dont un, bilingue, en Belgique (NDLR).]) ou par l’abstention (comme régulièrement un tiers des électeurs suisses), tandis que d’autres apprécieront particulièrement l’exercice, s’y sentiront à l’aise et finiront par s’y spécialiser.

La démocratie, le gouvernement et l’évolution sont des sujets appréciés des romanciers. Le Cercle de Dave Eggers[11.Paris, Gallimard, 2016 pour la traduction française.] n’est pas un chef d’œuvre littéraire et marquera probablement moins les esprits que Le meilleur des mondes ou 1984, mais il peut permettre une prise de conscience quant aux risques de l’immédiateté.
Dans ce livre, ce n’est pas l’option délibérative qui est retenue, mais le caractère direct de la démocratie. La démocratie directe doit être comprise ici comme immédiate et requérant l’avis de tous les citoyens. Dave Eggers met en scène une entreprise où les employés sont constamment sollicités pour donner leur avis (c’est-à-dire voter pour ou contre une proposition). Une fois ce dispositif éprouvé, il sera étendu à la société tout entière, avec l’une ou l’autre «amélioration», comme le fait de porter une caméra.
Dans ce scénario, impossible de ne pas répondre, l’objet du vote s’incruste en pop-up sur les ordinateurs et smartphones. Le citoyen peut être sollicité à tout moment et il ne pourra pas reprendre son activité normale tant qu’il n’aura pas voté.

Classé parmi les romans disruptifs, Le Cercle est dans l’air du temps, en phase avec l’inflation des sondages et le culte de l’évaluation permanente. La société qui y est dépeinte est le reflet d’une certaine demande actuelle de pouvoir facilement donner son avis à tout moment ou sur tous les sujets, une sorte de «syndrome TripAdvisor». Cette société présente également un caractère moderne, puisqu’elle est organisée autour des smartphones et des ordinateurs.
Cela tranche évidemment avec le caractère suranné de la démocratie participative telle qu’elle est le plus souvent présentée et qui nécessite de convoquer à l’avance les citoyens en fonction d’un ordre du jour, de les réunir et de prendre le temps de la délibération avant de former une décision. C’est sans doute ce qui pousse les membres du parti Pirate à promouvoir la démocratie liquide. On combinerait ainsi les avantages de la démocratie participative avec des outils modernes.

Plus de démocratie ? Mieux de démocratie ?

Tous les partisans des approches participatives soulignent que ce ne sont pas les aspects négatifs d’une démocratie réelle qu’il faut craindre, mais bien la complaisance envers les tentations de limiter la démocratie actuelle, que ce soit la nostalgie du vote capacitaire, le souhait d’installer un gouvernement de technocrates (voire de laisser un algorithme prendre les décisions) ou la conviction qu’un «fascisme sympathique» serait mieux que la démocratie (pour reprendre les mots de Lawrence Lessig dans le film Démocratie(s) ?).

Bernard Manin a étudié les mutations de la démocratie représentative. Vingt ans après la parution de son ouvrage Principes du gouvernement représentatif, nous sommes certainement plus que jamais dans la «démocratie du public», même si le présent dossier prouve que la démocratie des partis n’est pas enterrée. Une crainte que l’on pouvait avoir dans ce contexte était celle du désintérêt des citoyens pour la chose politique, mais politologues, philosophes et acteurs de la société civile s’accordent à dire que le climat actuel n’est pas à l’apathie citoyenne. Au contraire, il n’y a jamais eu autant de réflexions autour de la notion de démocratie, que ce soit pour apporter des améliorations au dispositif représentatif actuel – et dont on ne pourra pas faire l’économie dans un avenir proche – ou pour apporter des changements radicaux.