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Inégalités sociales de santé et politiques publiques

Dans tous les pays occidentaux, les inégalités sociales et économiques entre groupes sociaux se traduisent par des écarts de santé qui les reflètent fidèlement, c’est ce qu’on appelle les inégalités sociales de santé. Il ne s’agit pas ici de commenter la lapalissade «Mieux vaut être riche et en bonne santé que pauvre et malade» mais plutôt de dégager en quoi ces inégalités sociales de santé défient les politiques de santé mais également la communauté scientifique. Comprendre comment se produit l’inscription des circonstances de vie dans les corps en créant une hiérarchie sociale de la santé, comprendre le rôle joué par les soins et mettre au point des stratégies politiques visant à réduire les inégalités sociales de santé inacceptables représentent pourtant de nouvelles questions sociales que la Belgique prend du retard à affronter. Le constat que les inégalités ne diminuent pas dans les pays où le niveau de santé général s’améliore et le fait qu’elles augmentent là où l’accessibilité aux soins est large, sont autant d’arguments qui devraient pourtant inciter notre pays à s’inscrire dans cette problématique. Ce n’est semble-t-il pas le cas. Lors du sommet européen organisé à Londres par la présidence anglaise en octobre dernier, l’État fédéral et les communautés avaient non seulement envoyé très peu de participants mais la Belgique brillait également par son absence dans le rapport de base sur les politiques et stratégies nationales de réduction des inégalités de santé auquel 22 des 25 pays de l’Union européenne avaient contribué. Deux semaines plus tard, une des rares associations réunissant des scientifiques du nord et du sud du pays, l’association belge de santé publique, consacrait pour la première fois son symposium sur le même sujet mais l’inaugurait sans qu’aucun des ministres ayant en charge la santé ne rehausse le colloque de sa présence.

Impact des inégalités à tous les étages

Quel sont les défis ? Au plan scientifique, il s’agit de comprendre ce qui produit ce qu’on appelle le «gradient social de la santé». Il s’agit du fait que l’espérance de vie diminue et que la plupart des maladies augmentent régulièrement en fréquence, à l’inverse des avantages socio-économiques. Cette observation était connue depuis longtemps mais elle n’a été considérée comme un objet de recherche en tant que tel qu’à partir des années quatre-vingts. Les hypothèses d’explication du gradient de santé ont considéré les différences matérielles de conditions de vie, telles que les ressources financières, les conditions de travail, le logement ou encore l’environnement. Les comportements dits «à risque» comme la consommation de tabac ou d’alcool, l’alimentation déséquilibrée ou l’absence d’activité physique ont également été identifiés, étant plus fréquents dans les groupes au bas de l’échelle sociale. Toutefois, ces facteurs ne rendaient pas suffisamment compte de l’ampleur des différences de santé ni surtout du fait que l’inégalité de santé parcourt toute la société. Ce ne sont pas seulement les plus pauvres qui se distinguent par leur santé moins favorable mais l’inégalité existe également au sommet de la hiérarchie, entre les groupes les plus favorisés. En effet, la position relative dans la hiérarchie sociale joue également un rôle. Différentes composantes du stress, au travail et dans la vie sociale, ont été étudiées dans leurs liens avec les éléments constitutifs de la position et du statut social des individus et pour leurs effets sur la vulnérabilité et sur la sensibilité aux maladies. Enfin, les recherches ont fait intervenir le facteur temps dans les modèles explicatifs. Certaines maladies résultent d’une accumulation de faits et de situations antérieures. Sans entrer dans les détails, la petite enfance ou la naissance par exemple, représentent des périodes critiques dans la mesure où l’état de santé dans cette période a des conséquences sur la santé à l’âge adulte ; l’adolescence représente une période critique pour les pathologies du tabagisme à l’âge adulte… L’identification de «périodes critiques» du cours de la vie offre ainsi la possibilité de distinguer des cibles d’intervention pour les politiques de santé.

Variations sous les tendances dominantes

Le rôle joué par les soins médicaux dans la production des inégalités sociales de santé a été moins exploré. Tout simplement parce que l’amélioration globale de la santé des populations est considérée comme assez peu dépendante du niveau de consommation des soins, et parce que les inégalités subsistent dans des pays où l’accessibilité aux soins est large. En outre, les inégalités de santé résultent de variations sociales au niveau de l’apparition des maladies et cela donc, par définition, avant que l’action réparatrice des soins ne joue un rôle. Les nombreuses études basées sur des données internationales ont montré de manière constante l’association entre position sociale et santé mais également des variations au niveau de l’intensité de cette association. Il semble bien établi que les systèmes de santé n’expliquent pas les inégalités de santé mais qu’ils sont susceptibles de les accentuer ou de les affaiblir. Des différences entre l’utilisation théorique qu’un système de soins prévoit et l’utilisation réelle par l’ensemble de la population couverte sont mises en exergue (dans les milieux les plus pauvres : utilisation de services hospitaliers de garde comme services de première ligne, sous-utilisation des soins dentaires et d’ophtalmologie, de lunetterie, de santé mentale, des dépistages ; mais aussi surconsommation des soins spécialisés dans les milieux les plus favorisés…). Des différences sociales dans l’utilisation des soins sont liées à l’information, aux rôles sociaux, aux variations sociales de l’offre et de la demande de soins, mais certaines inégalités s’observent également dans les traitement et les prestations de soins qui ne s’expliquent que par les rapports sociaux entre soignants et patients. Au final, les recherches se poursuivent dans les lignes décrites et un consensus s’est établi quant à l’existence et la force de déterminants sociaux de la santé, mais il revient à la décision politique de déterminer quelles inégalités sont considérées comme inacceptables et injustes et sur quels leviers pousser pour les réduire. Or la traduction politique est peu développée et peu claire. Les responsables des politiques sanitaires ont d’autant plus de mal à franchir le pas qu’il faut à l’évidence impliquer d’autres leviers que celui des soins de santé pour réduire les inégalités sociales de santé et qu’il est nécessaire de commencer par reconnaître ses propres difficultés à prendre en compte la dimension sociale des problèmes de santé, quand il ne faut pas remettre en cause certains programmes bien installés qui accentuent probablement les inégalités par l’absence de stratégies pour en soutenir l’accès des plus marginaux.

La Belgique à la traîne

L’examen comparé des stratégies des pays européens visant la réduction des inégalités sociales de santé a été rendu public lors du sommet européen de Londres en octobre dernier. Alors que l’Organisation mondiale de la santé a explicitement recommandé d’améliorer l’équité en santé, le rapport constate des lacunes importantes simplement pour documenter ce sujet dans les différents pays. La Belgique marque d’ailleurs un retard évident sur ce plan. Il souligne également la rareté des évaluations de politiques et de programmes de réduction des inégalités, obligeant chaque état à des innovations parfois sans arguments fiables. En tout état de cause, aucun pays européen n’a retenu pour cible la réduction du gradient social de santé qui parcourt toute la société alors que toutes les études le mettent en évidence, quel que soit l’indicateur de santé utilisé. Les pays européens ont surtout cherché à diminuer l’écart relatif entre le groupe le plus défavorisé et les autres, sans viser les inégalités touchant l’ensemble de la société. L’Écosse et le Pays de Galles ont, quant à eux, centré leurs programmes et stratégies sur les personnes vivant en situation de pauvreté et les exclus sociaux en tant que tels. L’attention portée à la pauvreté se justifie du fait de son augmentation régulière : la proportion d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté a par exemple doublé dans les dix dernières années en Belgique. Elle se justifie également dans une approche centrée sur les écarts de santé des plus pauvres, parce que l’augmentation des inégalités de santé est principalement due au fait que l’état de santé des classes les plus favorisées s’améliore comparativement plus vite et bénéficie de manière plus intense de toute ressource nouvelle. Les pays européens n’ont pas encore tous établi explicitement une politique d’équité en santé et de réduction des inégalités. Lorsqu’elle existe, le point critique réside dans le degré d’intégration transversale des différents départements impliqués et la précision des cibles. Le défi réside surtout dans la volonté de ces pays d’évaluer l’impact de leurs actions et de faire connaître leurs résultats pour que d’autres puissent s’en inspirer. Ces informations offriraient à leur tour des opportunités de recherches plus fines sur les systèmes de santé et sur les déterminants sociaux de la santé. ■