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Améliorer le modèle bruxellois

Si les hommes politiques bruxellois se penchent à nouveau fiévreusement sur les institutions de la capitale, c’est qu’il y a toujours là un des nœuds qui conditionnent l’avenir de la Belgique. Pour l’instant, le «modèle bruxellois» est un compromis — largement accepté par les forces démocratiques de la capitale — entre deux principes concurrents: le principe démocratique majoritaire (qui assure une très large majorité francophone au Parlement bruxellois) et la volonté de faire en sorte que la minorité flamande à Bruxelles soit véritablement en position de cogérer la Région-capitale, agissant en quelque sorte comme garante de la présence flamande en son sein (d’où l’exigence d’une double majorité et d’un gouvernement paritaire). Pour ceux qui estiment — et c’est mon cas — que le maintien à moyen terme d’une Belgique fédérale est à la fois probable et souhaitable, les principes qui ont présidé à ce compromis restent des principes honorables. Mais ce «modèle» est très loin d’être parfait. Il échoue notamment à assurer la cohésion interne de la population bruxelloise, en ne privilégiant pas ce qui relie les Bruxellois entre eux au profit d’allégeances centrifuges extérieures à la Région. Car il y a une faiblesse intrinsèque au «modèle bruxellois» : l’existence d’un véritable «apartheid» (développement séparé) entre Flamands et francophones. Cela vaut d’abord sur le plan directement politique (séparation étanche entre listes unilingues aux élections régionales et donc impossibilité de se rassembler autour de convergences politiques indépendamment du rôle linguistique) et, bien sûr, cela touche de nombreuses facettes du développement urbain que la communautarisation des dites «matières personnalisables» empêche d’aborder dans toutes ses dimensions transculturelles. Certes, on pouvait comprendre la volonté de préserver un espace politique flamand protégé pour se prémunir de tout risque d’assimilation culturelle à la majorité francophone. Mais voilà que cet espace trop confiné a fait l’objet, à l’occasion des élections régionales de juin 1999, d’une véritable OPA du Vlaams Blok qui espérait devenir le premier parti flamand de la capitale… en drainant des voix francophones séduites par la carrure de l’ancien commissaire de police Johan Demol. En riposte, les partis démocratiques flamands ont cherché à rallier des francophones antifascistes pour lui faire pièce. L’opération a heureusement échoué, mais il était moins une. À cette occasion, on a bien senti que le système est trop aisé à pervertir. Et qu’il devra être amélioré, dans le respect de ses principes fondateurs. Faudra-t-il en revenir à la possibilité de listes bilingues, comme au temps de feu le conseil d’agglomération élu en 1971 ? Écolo et le PS le proposent. Mais le souvenir est amer pour les Flamands : le PRL-FDF de l’époque (sous le drapeau du Rassemblement bruxellois) en avait profité pour faire élire conseillers quelques Flamands incontestables selon l’état civil mais jugés suffisamment dociles pour le parti amarante et ses alliés. On avait oublié un principe démocratique élémentaire: les représentants de la minorité… ne doivent pas être choisis par les électeurs de la majorité. C’est là une difficulté intrinsèque de l’idée des listes bilingues dans le cadre d’un rapport 85%-15% entre francophones et Flamands. Or, l’existence d’une représentation politique qui soit reconnue comme son expression par la minorité flamande de Bruxelles n’est pas d’abord une exigence démocratique interne. (Les Bruxellois flamands — comme les autres Bruxellois — se déclarent de plus en plus indifférents à l’appartenance linguistique de leurs mandataires.) C’est surtout une condition de l’acceptation par les Flamands de Flandre de l’existence d’une Région bruxelloise «à part entière» qu’ils ont toujours du mal à digérer. Peut-on faire reculer l’apartheid à Bruxelles (c’est-à-dire favoriser la constitution d’une conscience urbaine et d’une opinion publique qui transgresse les clivages linguistiques) sans diminuer la qualité de la représentation flamande, laquelle passe par la possibilité pour les Flamands qui le souhaitent d’élire leurs propres représentants? Les classiques de l’architecture institutionnelle proposent dans ce cas-là le recours au bi-caméralisme: une chambre pour assurer le principe majoritaire, un sénat pour protéger les groupes minoritaires. Mais on n’imagine pas la petite Région bruxelloise, qui comporte déjà autant de députés qu’une Wallonie trois fois plus peuplée, se doter d’une telle armada d’excellences. ll existe pourtant une solution originale beaucoup plus simple : la fusion des listes après l’élection et avant la répartition des sièges. On voterait donc toujours pour des listes unilingues. Mais les listes auraient la possibilité – à condition de l’avoir annoncé au moment de leur dépôt – de «fusionner» dès la clôture du scrutin. Les voix seraient additionnées et les candidats seraient «emboîtés» en fonction des résultats. Les avantages de cette proposition sont nombreux. 1. Il sera à nouveau possible de mener des campagnes électorales «bilingues». Les listes qui auront annoncé leur «fusion» auront tout intérêt à mener campagne de concert puisque, en fin de compte, les voix seront quand même additionnées. 2. Comme les grands partis sont favorisés par l’arithmétique électorale, il y aura une prime aux listes qui fusionnent. Les petites formations flamandes ne seront plus obligées de bricoler des cartels entre elles pour avoir des élus. Chaque parti aura donc avantage à s’entendre avec un partenaire de l’autre rôle linguistique, ce qui le poussera à éviter la surenchère communautaire. 3. Les électeurs flamands ou «bilingues», peu soucieux d’un vote ethnique et qui ont de plus en plus tendance à se reporter sur les listes francophones qui offrent plus de «surface», pourraient, s’ils le souhaitent, voter pour des candidats flamands sans que cette option n’affaiblisse leur choix idéologique. 4. À travers ce mécanisme, on pourra voir se recomposer, si pas des nouveaux «partis unitaires» (quoique, dans une «région unitaire», ce ne serait pas un scandale) mais au moins des fédérations de partis-frères agissant de concert dans un espace politique commun, selon le modèle de ce qui existe déjà entre Écolo et Agalev. Ainsi pourrait peut-être se résorber cette anomalie qui fait de la Belgique le seul État fédéral qui ne compte plus aucun parti fédéral de taille significative.