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Italie : disparition d’une gauche modèle

On l’a tellement admirée, cette gauche italienne. Aujourd’hui, c’est un champ de ruines. Dans la crise qui, partout en Europe, semble emporter la gauche traditionnelle y compris dans ses bastions les plus solides, l’Italie fut à l’avant-garde.
Berlusconi annonçait Trump, Renzi anticipe Macron. Une enquête nourrie de nombreuses rencontres réalisées sur place avec des militants et des élus, des politologues et des sociologues.
[Lire les sept entretiens qui ont nourrit cette enquête : http://www.revuepolitique.be/italie-disparition-dune-gauche-modele-entretiens/]

Dans Le Voleur de bicyclette, pour tenter de retrouver son indispensable instrument de travail qui vient de lui être dérobé, le héros du film de Vittorio de Sica se rend à la police qui le renvoie sans ménagement et sans espoir. Que fait alors Allio Ricci, le prolétaire désespéré ? Il se rend à la section locale du Parti communiste italien (PCI) de la banlieue populaire de Rome, le Val Maleina, pour tenter d’y trouver aide et réconfort.
Le Voleur de bicyclette, considéré comme l’archétype du néo-réalisme italien, date de 1948. Pour Salvatore Cannavo, journaliste, éditeur et ancien élu de Rifondazione comunista[1.En 1991 lorsque la majorité du PCI décide l’autodissolution
et le changement de nom, celle-ci fonde le PDS (Parti démocratique de la gauche) et une partie de la minorité – et différentes tendances de la gauche radicale – créent le Partito della rifondazione comunista (PRC, « Parti de la refondation communiste »).], cette séquence illustre bien la place qu’occupait le Parti communiste italien dans les années 1950 et qui sera encore la sienne durant de longues années. Avec des fortunes diverses, le PCI restera encore dominant à gauche et hégémonique dans une grande partie de la société italienne jusqu’au milieu des années 1970 avec des succès électoraux majeurs en 1975 (régionales) et 1976 (législatives). Le parti d’Enrico Berlinguer et de l’eurocommunisme faisaient alors rêver la gauche européenne.
Même si l’autodissolution du PCI[2.En ce qui concerne la fin du parti communiste italien, je renvoie à mes deux articles détaillés sur le sujet : « À la recherche du parti perdu », Radical, Aden, Bruxelles, été 2013 et, « Enrico Berlinguer : austérité et morale », Politique n° 85, mai-juin 2014, ainsi qu’aux deux ouvrages de référence de Guido Liguori : Qui a tué le parti communiste italien ?, Delga, 2011, 357 p., et Berlinguer rivoluzionario – Il penserio politico di un communista democratico, Carocci editore, Quality Paperbacks, 2014, 180 p (non traduit).] en 1991 a été un traumatisme profond pour ses militants et
ses sympathisants en Italie comme ailleurs, il subsiste une image forte et sans doute en partie mythique de ce qui fut le plus grand parti communiste du monde occidental. Elle constitue, en tous cas, encore une référence face à l’état d’une gauche italienne aujourd’hui en perdition, divisée et sans repères.
Même si Miguel Gotor, historien et sénateur du groupe MDP – Articolo Uno (« Mouvement démocratique
et progressiste – Article 1 »)[3.Produit d’une des scissions à la gauche du PD (Parti démocrate) en février 2017, le nom de ce parti fait allusion à l’article 1 de la Constitution italienne qui affirme que « l’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail ».], met en garde : « Il ne faut pas confondre la réalité des processus politiques italiens avec le regard extérieur. Il faut se méfier des regards nostalgiques qui voudraient que les USA soient tels que les décrit Woody Allen dans ses films new-yorkais. C’est un regard particulier et minoritaire. Il en va souvent de même avec celui des étrangers sur la gauche italienne. On évoque – et on regrette – sa radicalité et son hégémonie passée. On en arrive alors à des expressions nostalgiques telles que “La gauche a disparu” en ne tenant pas compte du fait que cette gauche, comme toute chose dans la nature, se transforme. Le vrai thème est celui du déclin italien dont les difficultés de la gauche sont une partie. »[4.Sauf indication contraire, toutes les citations sont extraites des entretiens que j’ai réalisés à Rome entre les 18 et 22 octobre 2017. D’autres extraits de ces entretiens sont disponibles sur le site de la revue.]
Marco D’Eramo est physicien de formation, mais aussi sociologue[5.Marco d’Eramo collabore à différents journaux et revues, dont Il Manifesto et la New Left Review. Dernier ouvrage paru : Il selfie del mondo, inchiesta sul’eta del turismo, Feltrinelli, 2017 (non traduit).]. C’est un penseur du paradoxe. Il ajoute une autre dimension à l’état de la péninsule : « L’Italie n’a jamais eu de bourgeoisie. Des riches, des industriels, des bourgeois, oui, mais pas une classe. Elle n’a donc jamais construit d’État. La gauche paraissait forte en raison de cette absence, mais son problème était non seulement qu’elle devait changer l’État, mais qu’elle devait d’abord le construire… Naturellement, elle n’a fait aucune des deux choses. Et parce qu’elle n’a eu ni État national ni réforme protestante, qui en sont les conditions, l’Italie a toujours eu un problème avec la modernité. » Et donc D’Eramo nous invite à replacer nos interrogations sur la gauche dans ce cadre.
Ces avertissements sont utiles, mais il n’empêche qu’au vu de la situation politique italienne actuelle, et si on prend comme point de départ l’hégémonie exercée (sur cette gauche) par le PCI jusqu’à sa disparition, la question peut bel et bien être posée en ces termes : « Où a disparu la gauche ? ». Et on verra que les réponses prennent parfois l’allure d’un giallo, comme on dit en italien, un roman policier (ici politique) avec son lot de rebondissements, d’occasions manquées, de traîtrises, de sacrifices et de cynisme dans une société faite de doutes et de craintes. Avant d’entamer cette analyse, il faut préciser, par rapport à l’objet de ce dossier, que le PCI ne peut se classer dans la social-démocratie même si, sous certains aspects, il en assuma le remplacement[6.Au cours du XXe siècle, le PSI fut essentiellement une force d’appoint à la Démocratie chrétienne avant de devenir, sous la houlette de Bettino Craxi, un parti d’aventuriers balayé en 1992 par l’opération Mani pulite (« mains propres ») des juges milanais.] et si on parla souvent de « social-démocratisation » à son propos. Jusqu’à la fin, Enrico Berlinguer défendra l’identité d’un communisme démocratique qui ne s’assimile pas à la social-démocratie (et qui refuse le capitalisme comme le « socialisme réel »), mais qui emprunte incontestablement au réformisme.

La fin d’un mouvement ouvrier

D’une manière générale, la gauche italienne n’a évidemment pas échappé à la crise globale face à la montée de l’ultralibéralisme, la fin du « socialisme réel » et la modification des rapports de production provoquée par la mondialisation. Salvatore Cannavo, qui fut un militant actif et un élu de Rifondazione jusqu’en 2008[7.En désaccord sur la ligne politique, Salvatore Cannavo quitte alors le PCR. Il a notamment publié La rifondazione mancata, 1991-2008, une storia del PRC,
Edizione Alegre, 2009, 223 p. Une histoire critique du parti, malheureusement non traduit.], fait cette analyse qui a une portée générale : « Ce que nous n’avons pas compris, à un certain moment, c’est la confrontation entre la politique du gouvernement des gauches[8.Les gouvernements Prodi I (1996-1998) et II (2006-2008) qui associaient notamment le PDS (et ensuite les DS) et le PRC. Voir plus loin.] et les changements structurels de la société capitaliste qui affaiblissaient de plus en plus le mouvement ouvrier du XXe siècle. Je ne parle pas ici du mouvement ouvrier du point de vue de son importance numérique, mais comme d’un appareil d’idées : le parti, les syndicats, les mutuelles, les coopératives, la culture, le cinéma. Tout ce qui constituait l’histoire d’un mouvement ouvrier qui déterminait un champ d’action unique à l’intérieur duquel pouvaient exister plusieurs gauches. Durant une longue période, le mouvement ouvrier italien était composé du PCI, du PSI, de l’extrême gauche et même, à un moment, de l’Autonomie[9.En Italie, ce vocable a désigné une mouvance radicale qui refusait d’intervenir sur la scène politique et privilégiait l’action directe. Une partie de cette mouvance s’engagera dans la lutte armée. Une autre fondera le mouvement Autonomia Operaia (« Autonomie ouvrière »), coalition de groupes d’extrême gauche dont l’un des leaders sera Toni Negri.].
Nous avons pensé pendant tant d’années à Rifondazione que ce cadre était encore d’actualité et que l’on pouvait construire à la gauche du PDS (Parti démocratique de la gauche) et du PD (Parti démocrate)[10.Soit les héritiers successifs et de plus en plus lointains du PCI.] une autre gauche qui pouvait prétendre à l’hégémonie.
En fait ce cadre se désagrégeait, volait en éclats. Il aurait fallu alors tenter de construire une autre voie avec une forte radicalité, mais parallèlement à la reconstruction d’un tissu social plus cohérent et plus solide. » C’est à cela que s’attache aujourd’hui Salvatore Cannavo, notamment à travers le mutualisme et les mouvements sociaux. On peut débattre de l’option politique mais, idéologiquement et sociologiquement, le cadre global est peu contestable.

Quand commence la crise ?

Si l’on veut comprendre la disparition ou la transformation de la gauche italienne, il convient de s’accorder sur un point de départ. Quand commence la crise ? Le plus simple, sinon le plus évident, serait de partir de la fin du PCI en 1991. Mais il faut pourtant remonter plus avant. Le PCI de Berlinguer connait déjà des difficultés dans les années 1970 en dépit de ses bons scores électoraux qui vont notamment lui permettre d’accéder au pouvoir dans les régions « rouges » à partir de 1975.
Enrico Berlinguer avait lancé la proposition du « compromis historique » en 1973, au lendemain du coup d’état militaire au Chili. Il s’agit alors de former une majorité comprenant les « forces populaires » communistes, socialistes et catholiques. Mais en dehors d’Aldo Moro, qui sera enlevé le 16 mars 1978 et ensuite assassiné par les Brigades rouges, le PCI n’aura pas d’interlocuteur au sein de la DC et se contentera de s’abstenir dans une majorité de « solidarité nationale », essentiellement pour combattre le terrorisme et défendre la constitution. Aux élections de juin 1979, le PCI perd un million et demi d’électeurs.
Enrico Berlinguer en tirera les conséquences et effectuera un tournant à gauche. L’alternative politique, la proximité avec les mouvements sociaux sont de retour. La mort du secrétaire général du PCI, le 11 juin 1984, en pleine campagne pour les élections européennes, ne permettra pas de savoir ce que serait devenue la gauche italienne sous la conduite de ce « second Berlinguer », comme on l’a appelé, mais elle laisse incontestablement le champ libre à ceux qui ont d’autres horizons politiques.

L’étape suivante sera évidemment l’autodissolution du PCI. Quand le 11 novembre 1989, au lendemain de la chute du mur de Berlin, le secrétaire général Achille Occhetto propose le changement de nom du parti et l’abandon de la référence communiste, on a peine à croire qu’il va recueillir 67% d’adhésion au comité central et pratiquement le même score deux ans plus tard au congrès de Rimini qui, après des débats déchirants, va sanctionner la fin du PCI.
Comment en quelques mois, le parti qui avait eu « une section pour chaque clocher », comme le recommandait Palmiro Togliatti[11.Palmiro Togliatti est des fondateurs du PCI dont il sera le secrétaire général de 1931 à 1964.], avait-il pu disparaitre corps et biens ? Il y a bien sûr les grandes restructurations capitalistes et l’hégémonie libérale à l’œuvre depuis le début des années 1980, une explication que Salvatore Cannavo évoque et que partage Guido Liguori. Historien de la pensée politique contemporaine et spécialiste de Gramsci, Liguori a publié une des études les plus pertinentes sur la mort du PCI[12.Voir les ouvrages cités dans la note 2, page 18. Guido Liguori enseigne à l’Université de Calabre. Il préside
l’International Society Gramsci Italia et est rédacteur en chef de la revue Critica marxista.]. Sur le plan idéologique, il note « la place que prennent, à partir des années 1980, des penseurs libéraux comme Bobbio, Popper ou Dahrendorf qui deviennent des références plus importantes que les penseurs marxistes auprès des cercles dirigeants du PCI » et il y ajoute le « rôle considérable qu’a joué le groupe de presse La Repubblica[13.La Repubblica, journal de référence, fondé en 1976 par Eugenio Scalfari qui dirigea le journal durant 20 ans et qui demeure un éditorialiste influent. Aujourd’hui le journal fait
partie du Groupe L’Espresso, propriété de Carlo de Benedetti.] dans l’évolution du parti. Il ne se passait pas un jour sans que La Repubblica n’affirme que le PCI était le meilleur parti qui soit, mais que tant qu’il conserverait cette appellation “communiste”, il ne pourrait pas accéder aux responsabilités […]. Il faut ajouter un autre élément : la fidélité particulièrement forte des masses communistes à l’égard de leurs dirigeants et du secrétaire général en particulier. “Le secrétaire général sait ce qu’il fait”… On est proche de la foi. La combinaison de ces deux éléments explique largement le succès d’Occhetto […]. Ceci explique aussi, ajoute encore Liguori, qu’ensuite, il y eut une scission silencieuse : des dizaines de milliers de militants, déçus et désemparés, sont simplement rentrés à la maison. » On estime généralement que cela représente un tiers des 1 400 000 membres que revendiquait encore le PCI en 1991.

Les hésitations de Rifondazione

La majorité du désormais ex-PCI se retrouvait dans le PDS (le Parti démocratique de la Gauche), tandis qu’une minorité fondait Rifondazione comunista, qui se réclamait toujours de l’identité communiste, mais « refondée » et regroupait aussi bien des nostalgiques de l’URSS que des militants de l’extrême gauche, des syndicalistes et des militants des mouvements sociaux particulièrement actifs au début des années 2000[14.En juillet 2001, des manifestations d’une rare violence eurent lieu à Gênes contre une réunion du G8. Le premier Forum social européen se tint à Florence en novembre 2002.].
Un temps, Rifondazione va catalyser les espoirs de la gauche radicale, mais cette formation va connaitre de nombreuses scissions. La question des alliances avec le PDS et de la participation au pouvoir aura raison de Rifondazione, qui appuie de l’extérieur le premier gouvernement Prodi (1996-1998) et participe au second (2006-2008). Mais la politique menée par ces deux coalitions où l’on retrouvait aussi d’anciens démocrates-chrétiens se calque largement sur les exigences européennes. La désillusion sera forte et les majorités progressistes éclateront. Rifondazione se fera reprocher à la fois sa participation et son départ de la majorité. Salvatore Cannavo est très sévère sur cette période : « La gauche n’a rien fait de ce qu’on attend d’elle quand elle est au pouvoir. Pas une seule grande réforme sociale, comme, par exemple, la réduction du temps de travail. Aucune mesure symbolique. Ella a, au contraire, anticipé les politiques d’austérité. Elle en a payé le prix fort et Rifondazione a été sanctionné pour ses hésitations. » Aux élections de 2008, la coalition Arcobaleno (« Arc-en-ciel ») qui regroupe la gauche radicale et des écologistes n’obtient pas un seul élu au parlement. C’est une première historique et une autre étape dans la déliquescence de la gauche italienne.
Dans les années 1970, en parlant de l’avenir de la gauche, on disait de l’Italie qu’elle était le laboratoire politique de l’Europe. À partir des années 1990, la péninsule deviendra le laboratoire politique de la droite et plus largement celui de la crise du politique. En moins de deux ans, les deux grands partis de masse qui ont dominé la scène politique italienne depuis la Libération ont disparu. En 1991-1992, avec l’opération Mani pulite des juges milanais, la Démocratie chrétienne (DC) est emportée par l’affairisme et la corruption de même que le PSI (Parti socialiste) de Bettino Craxi, lequel est contraint à l’exil en Tunisie. Le PCI ayant choisi la dissolution, la crise de la première République italienne n’offre pas de débouché à gauche.
C’est Berlusconi qui va en profiter. Depuis 1975, ses télévisions privées ont envahi les foyers transalpins, imposant une nouvelle hégémonie culturelle : celle du spectacle médiatique, de la réussite individuelle, celle du fare (« faire ») comme disait Berlusconi. En 1994, l’homme d’affaires construit en deux mois un parti-entreprise dirigé par ses cadres et va remporter les législatives. Berlusconi, qui s’est allié avec les séparatistes de la Lega (la Ligue du Nord) et les postfascistes d’Alleanza Nazionale impose un nouveau type de coalition, inédit en Europe. Pendant près de 20 ans, Berlusconi va gouverner le pays (sauf les deux parenthèses des gouvernements Prodi) et les esprits.
Et la gauche ne sera pas capable de construire une alternative crédible. L’anti-berlusconisme sera son seul ciment et son unique perspective. Mais une fois encore l’Italie a donc joué son rôle de laboratoire, car, comme le souligne Marco d’Eramo, « dans cette postmodernité politique, Berlusconi a été le précurseur de Trump avec près d’un quart de siècle d’avance. Berlusconi s’est emparé de l’État avec ses télévisions et même si Trump n’en était, lui, qu’un présentateur. De plus, ils viennent tous les deux de l’immobilier. Ils ont tous les deux accédé au pouvoir sans parti et ont pratiqué un populisme de gouvernement ».

PDS-DS-PD : le glissement progressif…

En se sabordant en 1991, on l’a vu, le PCI se transforme en PDS (Parti démocratique de la gauche). Dans son logo, en dessous du chêne qui est l’emblème du nouveau parti, figurent encore, en petit médaillon, la faucille et le marteau. Commence alors une longue évolution qui va porter les héritiers du PCI vers un centre-gauche à prétention sociale-démocrate, mais qui est peu à peu gagné par le sociallibéralisme. L’évolution n’est certes pas originale : pratiquement toute la social-démocratie européenne va connaitre ce destin. Mais ici ce sont d’anciens communistes qui mènent la barque. Walter Veltroni, ex-PCI, fasciné par le modèle du Parti démocrate américain, sera un des secrétaires généraux du PDS, choisissant pour devise « I Care »…
En 1998 le PDS laisse la place aux DS (Démocrates de gauche) qui se fédèrent avec La Margherita, composée essentiellement d’anciens démocrates-chrétiens, au sein de la coalition de l’Olivier. Les démocrates-chrétiens ont disparu comme force politique en 1991, mais par leur présence transversale dans pratiquement tout l’arc politique italien, ils conservent un poids certain. Symboliquement, le nouveau logo des DS abandonne la dernière référence aux origines communistes : sous le chêne, c’est désormais une rose qui remplace la faucille et le marteau. L’évolution politique suit peu à peu son chemin vers un nouveau centrisme qui s’affirme de gauche, mais qui déjà fait la politique du centre-droit… La politique menée par les deux gouvernements Prodi en sera, comme on l’a vu, l’illustration concrète. En 2007, les DS font place au PD (Parti démocrate) qui est cette fois le produit de la fusion pure et simple du PDS et de La Margherita. Près de trente ans après leur disparition, les héritiers (de plus en plus lointains) du PCI et de la DC ne forment plus qu’un seul et même parti. S’en suivront de nombreuses péripéties marquées par des scissions multiples et des conflits de personnes pour la direction du parti et la candidature à la présidence du conseil[15.Manière italienne de désigner le poste de Premier
ministre.]. À partir de 2013, d’abord sous la conduite de Pier Luigi Bersani et ensuite de Matteo Renzi, le PD va appuyer (gouvernement Monti) ou participer à ce que l’on appelle en Italie des majorités larghe intense, des grandes coalitions regroupant centre-gauche et centre-droit (gouvernements Letta, Renzi et, en ce moment, Gentiloni) et qui mèneront des politiques social-libérales. En quelque sorte l’évolution est arrivée à son terme et elle va s’incarner dans la personne de Matteo Renzi.

… parachevé par Renzi

Élu maire de Florence en 2009 – il a alors 34 ans –, Matteo Renzi est issu d’une famille démocrate-chrétienne toscane de droite et fortement anticommuniste. Il va prendre le PD à la hussarde, bousculant les usages et les anciens cadres qu’il promet littéralement « d’envoyer à la casse » (alla rottomazione). Fin 2013, il est élu secrétaire général du PD et en 2014, par des manœuvres de coulisse, il prend la place de son ami Enrico Letta à la tête du gouvernement dont il démissionnera début 2017 après l’échec du referendum constitutionnel (qui portait notamment sur la suppression de fait du sénat) dont il avait fait un plébiscite sur sa personne. Mais, pressé de reconquérir le pouvoir, il reprend ensuite la tête du PD en vue des élections de mars 2018.
Parcours fulgurant, mais aussi chaotique et non sans paradoxe. D’une certaine manière, comme Berlusconi a précédé Trump, Renzi anticipe Macron. Toujours le laboratoire… Les deux hommes sont blairistes, refusent la dichotomie gauche/droite, mènent des politiques libérales mâtinées d’un populisme d’État. Par ailleurs, ils partagent le même autoritarisme et ont accentué la personnalisation de la vie publique. Ils s’adressent en priorité aux mêmes catégories sociales (les « gagnants » de la mondialisation). Leurs politiques économiques et sociales sont très proches en matière de dérégulation et de flexibilité du travail. Même si les contextes sont différents, c’est bien Renzi qui a montré la voie. Le secrétaire général du PD a tourné une page de l’histoire du centre-gauche.
Dans cette démarche, en dehors des artifices oratoires, le qualificatif « gauche » n’a plus sa place. La conversion au social-libéralisme est aboutie et la structure du parti est parachevée : les réseaux sociaux ont définitivement pris la place du territoire.

Depuis le début, Renzi a bousculé le PD et il n’a jamais caché son désir de se débarrasser des anciens cadres principalement encore issus du PCI (Bersani, D’Alema…). Cela ne l’a pas empêché de rassembler le plus large consensus électoral dans les anciennes régions rouges (Toscane, Émilie-Romagne, Ombrie).
Parce que ce sont des régions de tradition réformiste et plus sensibles à une certaine « modernité » dont se targue Renzi, mais aussi parce que là, pour un électorat assez âgé, « le parti » est toujours l’héritier de son ancêtre PCI. Paradoxalement c’est en raison de cette sacro-sainte légitimité historique (qui ne correspond évidemment plus à aucune réalité) que Renzi obtient un soutien imprévu[16.Sur la culture politique des régions rouges, voir la longue et minutieuse enquête dans le Val d’Arno (Toscane) de Mario Caciagli, professeur émérite de science politique à l’Université de Florence, Addio alla provincia rossa – Origini, apogeo e declino di una cultura politica, Carocci editore, 2017, 383 p (non traduit).].

La composante personnelle

Mais le parcours n’est pas sans embûches. Depuis son échec au referendum de décembre 2016, Renzi est dans une situation délicate. Les heurts et malheurs de sa politique ont eu pour effet à la fois de consolider le Movimento Cinque Stelle (M5S)[17.Voir plus loin à propos de ce mouvement.] et de réhabiliter Berlusconi qui, fort de son alliance avec toute la droite (Lega et Fratelli d’Italia)[18.Fratelli d’Italia, né en 2012, est le fruit d’une scission du parti Il popolo della Liberta fondé en 2009 par Berlusconi.
Mais il reprend en fait l’héritage des droites post- (Alleanze nazionale) et néo-fascistes (MSI – Mouvement social italien).], a remporté plusieurs élections régionales et municipales et se pose comme un partenaire probable de la future majorité après les élections de 2018.
Par ailleurs, la personnalité de Matteo Renzi suscite aussi des questions, en particulier sur sa capacité de rassembleur et cela y compris chez ceux qui l’ont soutenu.
Le politologue Roberto d’Alimonte[19.Roberto d’Alimonte enseigne et dirige le département des sciences politiques de l’université privée romaine, la LUISS (Libera Università Internazionale degli Studi Sociali Guido Carli) fondée en 1974.], qui a été un de ses proches conseillers en matière électorale, en convient : « Il s’est forgé une image de querelleur permanent. Il a voulu être un homme de rupture avec une brutalité certaine. Il a été rejeté ou boudé par des cercles (patronaux ou médiatiques) qui sont pourtant proches de ses positions que je qualifie moi aussi de social-libérales. Il veut faire un “New PD”, comme Blair voulait un “New Labour” […]. Mais Renzi travaille seul. Il n’aime pas les équipes.
Il appelle des experts (dont j’ai été) mais il ne sait pas construire un réseau de collaborateurs. » L’Italie s’est donné récemment un nouveau système électoral[20.Dénommé le « Rosattellum bis », du nom du député Ettore Rosato qui l’a proposé, le système prévoit un tiers des élus dans des collèges uninominaux à un tour avec une majorité relative et deux tiers d’élus à la proportionnelle avec un seuil électoral de 3%. Le système oblige à des coalitions pour la présentation aux collèges uninominaux avec un seuil élevé de 10%.] imposé par la majorité à coup de votes de confiance.
Roberto d’Alimonte, spécialiste en systèmes électoraux, est sévère avec ce dernier, car « il est conçu de telle manière que personne n’aura de majorité au lendemain des élections de 2018 ». Même s’il dira le contraire durant la campagne électorale, on soupçonne Renzi de l’avoir imposé pour ensuite construire une alliance avec Berlusconi. Ces éléments indiquent, eux aussi, l’état de déliquescence du centre-gauche.
Michele Magno, spécialiste des questions sociales et du travail[21.Ancien dirigeant de la CGIL et du PCI, proche de Bruno
Trentin qui fut notamment le secrétaire général de la CGIL.], qui fut aussi un renziano convaincu, estime pour sa part que « si on prend en considération les résultats électoraux depuis 1991, le centre- gauche italien est le seul en Europe qui a résisté à l’érosion, même si aujourd’hui le PD connait des difficultés ». Mais pour Magno le problème du PD et de Renzi est que « le socle dur du parti, qui représente entre 20 et 25% de l’électorat italien, est constitué des couches les plus aisées et les plus cultivées et qu’il a perdu le contact et le soutien des couches les plus faibles, les plus populaires et surtout des jeunes. Il ne réussit pas à parler à toute la société italienne. Il manque un projet politique capable de recréer des alliances sociales. L’épicentre de la société italienne demeure le travail salarié – 2/3 de ceux qui ont un emploi sont encore et toujours des salariés – et Renzi ne comprend pas cette centralité du travail salarié. Aux élections européennes de 2014, il a réussi un score record avec 41% des voix, mais avec une grande abstention et en allant prendre des électeurs du centre-droit, notamment de Forza Italia. Et aujourd’hui, ces électeurs sont retournés dans leurs familles d’origine. »
Les incertitudes électorales caractérisent l’époque. La défaite de Berlusconi – forcé à la démission en décembre 2012 – a fluidifié l’électorat de droite. Marco Damilano, directeur de L’Espresso[22.L’Espresso, hebdomadaire d’enquête fondé en 1955 et appartenant au groupe du même nom.], rappelle qu’en 2013, alors que Renzi s’empare du PD, « l’Italie vit dans une sorte d’incubateur politique où l’on retrouve quatre éléments qui anticipent eux aussi Macron : la technocratie avec le parti des “modérés”[23.Dans le langage politique italien, moderato peut se traduire par « de droite sans excès ».] de Mario Monti (à la tête d’un gouvernement “technique”) qui privilégie les compétences, la “rottomazione” de Renzi qui lors de l’un de ses premiers discours, dit “Je suis un jeune qui n’a rien à voir avec les autres. Votez pour moi, car, moi, je ne suis pas responsable des dégâts du passé.” Et enfin, le mouvement des Cinque Stelle de Beppe Grillo qui se construit sur l’antipolitique ».

Un mouvement populiste transversal

Ici entrent donc en jeu les Cinque Stelle qui sont aussi un facteur déterminant pour comprendre la gravité de la crise de la gauche italienne. Le Movimento Cinque Stelle (« mouvement des 5 étoiles » – M5S) est créé en 2009 par le comique Beppe Grillo et Gianroberto Casalegio (1954-2016) qui en sera le très discret mais omniprésent idéologue. Mouvement populiste qui récuse la distinction gauche/droite, il prône la démocratie directe et participative (principalement par le canal d’internet) ainsi que l’interdiction des cumuls des mandats et du financement public des partis. Le M5S combine un programme fortement teinté d’écologie et une vision économique libérale. Il revendique un « salaire citoyen », proche de l’allocation universelle, et prône une réduction drastique des services publics.
Il revendique son caractère antipolitique radical et se distingue par des positions « anti-immigrés » proches de l’extrême droite. Le M5S s’oppose ainsi au droit du sol. Il mène aussi des campagnes antisyndicales virulentes.
Le bréviaire du mouvement est un ouvrage, La Casta, vendu à plus d’un million d’exemplaires, et écrit en 2007 par Sergio Rizzio et Gian Antonio Stella, journalistes du quotidien Corriere della Sera. Il dénonce les privilèges, les scandales et la corruption qui touchent les représentants politiques italiens. M5S est véritablement un mouvement populiste et antisystème de masse et qui a connu un succès foudroyant. Aux élections de 2013, il obtient d’emblée plus de 23% des voix et 163 députés, devenant le premier parti italien. Ce que les sondages confirment encore aujourd’hui.
Et cela alors que de nombreux conflits ont déjà surgi entre l’intouchable père fondateur Beppe Grillo et certains de ses élus et bien que des décisions contestées sortent de consultations internet qui ne touchent parfois que quelques centaines d’adhérents. Pour les élections de 2018, le mouvement a intronisé le jeune Luigi di Maio (31 ans) comme candidat Premier ministre. Di Maio a annoncé la couleur en promettant la « révolution libérale » que Berlusconi n’a pas su faire. Cela n’empêche pas le M5S d’être une formation transversale qui attire aussi bien des électeurs de gauche, du centre que de la droite y compris radicale. Ce succès s’explique par « un message porteur, explique Miguel Gotor, qui reporte la responsabilité de tout ce qui ne va pas dans la société italienne sur “l’autre” (l’immigré, le politique, le syndicaliste…). C’est
“leur faute”, pas la nôtre ». Il cultive des valeurs prépolitiques : l’indignation et la rancoeur. » « Oui, le MS5 s’indigne, mais ignore le concept de solidarité. De plus il est devenu hégémonique sur cette part importante de la moyenne bourgeoisie qui votait à gauche », ajoute Salvatore Cannavo. « Ceux qui vont mal ne votent plus à gauche, ils confient leur colère à Beppe Grillo » conclut Marco Damilano, le directeur de L’Espresso, touchant là un point essentiel. L’impuissance velléitaire d’une gauche livrée à une guerre tribale a créé un vide que le M5S s’est empressé d’occuper.

Embrouillamini à gauche

À la gauche du PD qui a connu plusieurs scissions depuis un an, le panorama est encombré et peu lisible.
Forts de leur succès, les initiateurs du « comité pour le non » au référendum du 4 décembre 2016, Anna Falcone et Tomaso Montanari[24.Après avoir animé le comité pour le « non » au referendum du 4 décembre 2016, Anna Falcone, juriste et Tomaso Montanari, historien de l’art ont fondé « L’Alleanza popolare per la democrazia e l’uguglianza » (« Alliance
populaire pour la démocratie et l’égalité ») qui veut promouvoir « la gauche qui n’existe pas encore ». Une gauche alternative au PD, unitaire et regroupant partis, mouvements sociaux, militants et citoyens organisés ou non. Outre les débats entre organisations, des centaines de réunions ont permis d’établir un programme de revendications très larges toujours basées sur le principe de l’égalité.], ont vainement tenté d’unifier ces forces en vue de former une alliance alternative au PD pour les élections de mars 2018. Trois formations ont décidé de lancer, sans les autres, une coalition dénommée Liberi e Uguali (« Libres et égaux ») et dont le chef de file est l’actuel président du Sénat, l’ex-magistrat Pietro Grasso, élu dans les rangs du PD. On y trouve le MDP – Articolo 1, déjà cité, fort d’une quarantaine de députés et de 15 sénateurs et dirigé notamment par deux figures historiques de l’ex-PCI, Pier Luigi Bersani et Massimo D’Alema. Des hommes qui ont pourtant approuvé les projets de Renzi au parlement. En tout état de cause, il s’agit pour ce groupe de reconstruire un « vrai » centre-gauche. Figure aussi dans cette alliance la formation Possibile, qui avait déjà quitté le PD en 2015, et enfin Sinistra Italiana (« gauche italienne ») également créée en 2017 et qui regroupe elle aussi des élus et des militants venus d’une gauche plus radicale[25.Comme SEL – Sinistra, Ecologia et Libertà (« Gauche, écologie et liberté ») dirigé par Nichi Vendola, ancien de Rifondazione Comunista, qui a présidé la région des Pouilles de 2005 à 2015.]. Ce regroupement s’est donc réalisé sans Rifondazione Comunista, ni les mouvements sociaux qui tentent de constituer encore une autre liste, Potere al Popolo (« Pouvoir au peuple »). Outre l’aspect bricolage d’appareils (originaires et fruits eux-mêmes de nombreuses scissions), Liberi e Uguali (LeU), ce nouveau « sujet politique », risque de n’être guère attractif, d’autant qu’il ne s’est construit sur aucune véritable réalité de terrain.
La question de la stratégie politique reste floue. Sinistra Italiana veut s’atteler à une refondation de la gauche mais, pour les ex-PD, il s’agit plus, dans le cas présent, de reconstruire un centre-gauche sans Renzi que de tenter de construire une véritable alternative politique à gauche qui nécessiterait naturellement un travail à moyen et long terme.
Le sénateur MDP Miguel Gotor est clair à ce sujet. « En Italie, la gauche n’a gouverné que dans deux types de configuration : le centre-gauche dans les années 1960, les socialistes avec la DC et ensuite les deux gouvernements Prodi avec l’Olivier ou lors des grandes coalitions (gouvernement Monti, mais c’était aussi le sens du Compromis historique de Berlinguer[26. Ceci peut être discuté, mais je renvoie aux articles cités dans la note 2.]).
Le “frontisme” n’a jamais payé. La gauche représente au mieux un tiers de l’électorat et le système électoral italien ne lui permet pas d’accéder seule au pouvoir. Nous devons construire une force de gauche, mais qui a pour horizon le centre-gauche… sinon, ajoute Gotor, nous sommes condamnés au témoignage. » Éternel débat qui ne peut être esquivé, mais la question étant qu’en Italie, comme ailleurs, le centre-gauche a fini par faire la politique du centre-droit. Guido Liguori le résume à sa manière : « La gauche continue à être l’otage d’un dilemme : construire un groupe autonome vis-à-vis du PD ou (re)constituer une alliance avec ce dernier. Et cela, on l’a déjà expérimenté avec les résultats que l’on sait. » Le PD, lui, fera alliance avec Campo Progressista (encore un parti fondé en 2017) de Giuliano Pisapia, l’ancien maire « orange » de Milan[27.En 2011, lors des élections municipales plusieurs candidats indépendants se réclamant d’un mouvement
citoyen, baptisé « coalition orange », s’imposèrent aux primaires du PD et triomphèrent notamment à Milan avec
Pisapia (ex-gauche extraparlementaire et Rifondazione Comunista) et De Magistris à Naples.] et d’ores et déjà appelle au vote utile, accusant Liberi e Uguali de faire le jeu de la droite et du M5S.
La campagne sera difficile et son issue incertaine. D’autant que dans le contexte « tripolaire », la loi électorale risque de ne fournir aucun vainqueur, ce qui approfondira encore la crise politique. Et ce n’est pas du prochain affrontement électoral que surgira une gauche crédible et cohérente, celle qui pourrait répondre aux désillusions des expériences gouvernementales, à l’abandon de la politique du territoire, à la paralysie idéologique et à la soumission au social-libéralisme. « Le PCI est né après la construction des Casa del Popolo. C’est de là qu’il faut repartir , dit Salvatore Cannavo qui prône un « mutualisme conflictuel »[28.À partir d’expériences de terrain (coopératives, occupations de terres d’usines abandonnées, mouvements de solidarité avec les migrants, création d’écoles et d’ateliers alternatifs…), il s’agit de conquérir des droits et non pas de devenir les supplétifs d’un État social défaillant.] constitué d’expériences exemplaires sur le territoire.
« Il faut se souvenir des “casemates de Gramsci”[29. Institutions culturelles et lieux de production intellectuelle, où l’hégémonie de la gauche doit pouvoir s’établir.] dont on doit s’emparer avant toute chose. » Le projet est sans doute utopique, mais la gauche italienne n’a pas tellement de choix. Son salut – sa renaissance – ne viendra pas des prochaines élections qui seront le terrain d’affrontement de la droite, des Cinque Stelle et du PD de Renzi. Tout est à réinventer. Da capo, comme on dit. Depuis le début. Et la route sera longue.

29 janvier 2018
Remerciements pour leur aide et leurs conseils à Marcelle Padovani, Luciana Castellina, Matia Gambilonghi et Enzo Traverso.