Politique
Jette : le cercle vieillissant des humanistes masqués
02.10.2018
des communes bruxelloises situées à tribord de cette ligne de démarcation. Jette, à l’ombre de la basilique de Koekelberg, touche Asse et Wemmel, en Région flamande. Elle partage sa frontière sud avec la «célèbre» Molenbeek. À ses côtés, la tranquille
voisine jettoise fait figure d’enfant modèle. Image d’Épinal ou réalité ? Commune verte – 20 % de sa superficie est recouverte de bois et de parcs –, ce «village» bruxellois où vécut René Magritte recense le plus grand nombre (11,8 %) de néerlandophones de la Région bruxelloise.
C’est aussi la commune où le rajeunissement de la population fut l’un des plus spectaculaires du pays au cours des trente dernières années. Cinquième au classement des communes à la moyenne d’âge la plus élevée du Royaume en 1991, Jette a aujourd’hui inversé la tendance. Elle est devenue la 25e (sur 589) plus jeune entité locale du pays, accueillant un nombre de plus en plus élevé de familles avec jeunes enfants, issues de la classe moyenne. En moins de trente ans, sa population est passée de 40 000 à plus de 50 000 habitants. Une évolution démographique qui s’explique notamment par les prix attractifs de l’immobilier, et à laquelle les autorités communales tentent de répondre en faisant de l’enseignement une de leurs priorités : le réseau communal d’enseignement de Jette est le deuxième en importance de la Région (14 écoles francophones, 13 néerlandophones) et la majorité en place a mis à son crédit, sous cette législature, la construction d’une nouvelle école (L’Arbre Ballon) et la rénovation d’une autre (Aurore) pour endiguer le flux tendu des listes d’attente.
Comme dans l’écrasante majorité des communes bruxelloises – 15 sur 19 au scrutin communal de 2006, 14 en 2012 –, et comme c’est d’ailleurs quasiment la norme dans tout le Royaume, Jette disposera à nouveau de « sa » liste du bourgmestre (LBJ) lors des élections d’octobre 2018. Elle sera emmenée par Hervé Doyen, maïeur (CDH) indéboulonnable depuis 2000 et prêt à rempiler pour un nouveau mandat – son quatrième et dernier – qu’il assumera jusqu’en 2021, à mi-législature, avec ses actuels alliés : Ecolo-Groen et MR-VLD, soutenus de l’extérieur par Défi. Soit 24 sièges sur 35.
Hervé Doyen a succédé à Jean-Louis Thijs, surnommé Jef De Tram en raison de son combat en faveur de ce type de transports en commun. Ce municipaliste issu de la même famille politique – le PSC, sur son aile gauche –, viscéralement attaché à Jette qu’il dirigea de 1976 jusqu’à sa mort en 1999, fut secrétaire d’État à la Région bruxelloise, puis ministre des Transports publics de la Région. En 1993, la justice vient interrompre sa fulgurante ascension ministérielle : son cabinet est accusé de surfacturations et de rétrocessions au bénéfice des caisses noires du PSC.
Il sera contraint de se replier sur ses terres communales, qu’il gérera en tandem avec Merry Hermanus, un autre ténor de la politique jettoise. Ce grand apparatchik du PS, tour à tour conseiller aux cabinets des Premiers ministres Leburton et Tindemans, chef de cabinet des ministres Spitaels et Mathot, commissaire du gouvernement à la SDRB, à la RTBF et administrateur à l’ULB, sera condamné dans l’affaire Inusop et dans le volet Dassault de l’affaire Agusta[1.Agusta est le nom d’une affaire de corruption liée à l’achat, en 1988, par la Défense nationale, d’hélicoptères fabriqués par la firme italienne Agusta, ainsi que, en 1989, à un contrat de modernisation électronique des avions de combat F16 de l’armée de l’air belge par la société Électronique Serge Dassault. Une série de personnalités politiques socialistes ont été condamnées dans cette affaire. Quant à l’affaire Inusop – du nom de l’institut de sondage de l’ULB –, elle aussi liée au financement illicite du PS, elle met sur le banc de la justice des membres du parti accusés de détournement, d’escroquerie et de corruption.].
Entre 1976 et 2009, Jette sera donc dirigée par une coalition rouge-romaine emmenée par le duo Thijs-Hermanus, ce dernier occupant la fonction d’échevin des Finances (de 1977 à 1996), puis des Affaires sociales et de l’Enseignement sous le maïorat d’Hervé Doyen (de 2006 et 2009), avant que celui-ci n’entre en guerre ouverte avec le chef de file du PS et ne l’évince du collège en 2009. L’Olivier jettois – la coalition de centre-gauche composée de la liste du bourgmestre LBJ, des socialistes et des écologistes – cédera la place à la «Jamaïcaine», une alliance entre la liste LBJ, le MR (à l’exclusion de quelques dissidents réunis sur la liste «Les Libéraux»), l’Open-VLD et les écologistes, soutenue par Défi. C’est cet attelage qu’Hervé Doyen a reconduit lors des élections de 2012 et souhaite remettre en selle en octobre.
Un espoir que le PS rêve – sans se bercer d’illusions – de briser, en revenant aux affaires après dix années d’opposition. Xavier Van Cauter, la nouvelle et jeune tête de liste PS, l’assure : «L’ère Hermanus est derrière nous. Le PS-SPA jettois présente une liste complètement renouvelée, faite de visages neufs. Nous verrons si cette mutation sera une force ou une faiblesse. En attendant, nous avons le statut d’outsider. Et je le vis bien.»
Les bourgmestres jettois ont une remarquable longévité : 23 ans pour Jean-Louis Thijs, 21 ans pour Hervé Doyen s’il se fait réélire comme prévu. C’est moins que le record bruxellois établi par Guy Cudell, bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode pendant 46 ans, mais bien plus que la moyenne régionale (12 ans).
Autre signe de stabilité : Jette est dirigée par un bourgmestre social-chrétien (PSC puis CDH) de centre-gauche depuis quatre décennies. Elle est aujourd’hui, avec Berchem-Sainte-Agathe et Woluwe-Saint-Pierre, l’une des trois communes bruxelloises encore aux mains d’un maïeur du parti humaniste.
C’est très peu, d’autant plus que l’ancrage des centristes est traditionnellement davantage assuré à l’échelon local qu’aux autres niveaux de pouvoir.
Même dans ces communes, le CDH perd des plumes. À telle enseigne qu’Hervé Doyen préfère qualifier ses troupes de « liste d’ouverture » en tempérant la marque humaniste : «Sur les 37 candidats de ma liste ne figurent que 10 CDH et 3 CD & V ; tous les autres sont des indépendants.» Lors du scrutin de 2012, les candidats CDH ont pourtant recueilli les deux tiers des suffrages. À l’exception d’un seul, tous les échevins issus de la liste du bourgmestre sont étiquetés CDH. Et la présidente du CPAS appartient au CD&V.
«L’engagement à l’égard d’une formation politique a encore un sens. Les échanges existent entre les mandataires locaux CDH et le comité d’arrondissement du parti», nuance Mounir Laarissi, transfuge du PS, premier échevin de Jette issu de l’immigration et vice-président du CDH pour l’arrondissement de Bruxelles.
Mais, à Jette comme ailleurs, le 14 octobre 2018, l’enjeu communal occultera tous les autres. Les partis enverront pourtant leur plate-forme programmatique dans les communes, en demandant à leurs ouailles de s’en inspirer.
«Mais cela n’engage à rien, souligne le politologue Régis Dandoy. On votera aux communales pour des candidats, pas pour des partis. Tous les citoyens d’une commune connaissent leur bourgmestre qui, au sortir de sa mandature, bénéficie toujours d’un bonus. On vote pour des partis dans tous les autres scrutins : fédéral, régional, européen comme provincial. Ce n’est pas le cas des communales, où joue la très grande proximité entre le citoyen et le mandataire. Qui a parfois intérêt à se distinguer de sa formation politique, quand elle défend des projets en contradiction avec les intérêts communaux ou lorsqu’elle est en perte de vitesse, comme c’est le cas du CDH, qui n’a pas la cote dans les sondages et fait figure de loser.» Pour mémoire, lors du dernier scrutin régional, en 2014, le PS (22 %) était le premier parti à Jette devant le MR (19 %) et le CDH (14 %). Un classement qui n’empêche donc pas le CDH local de se maintenir solidement au pouvoir.
Dis-moi, miroir…
C’est LE chantier de la législature : celui de la création de la ligne de tram 9 (coût : 105 millions d’euros) et de son corollaire : la transformation de la place du Miroir – de son vrai nom, place Reine Astrid –, jusqu’alors parking à ciel ouvert, en un espace entièrement piétonnier (coût : 2,5 millions d’euros) doté d’un parking souterrain (8 millions d’euros). Un concept très proche de celui de la place Flagey, à Ixelles : un espace de même superficie, doté d’arbres et d’une fontaine.
Le feuilleton du tram 9 – qui reliera à terme la gare multimodale Simonis au plateau du Heysel en passant, dans une première étape, par les cliniques universitaires UZ-Brussel – a débuté il y a vingt ans, sous
Jean-Louis Thijs. Il faudra pourtant attendre quinze ans pour débloquer le dossier et assister aux premiers
coups de pioche. Et trois ans de travaux pour mettre le «9» sur les rails. Histoire de procéder à l’inauguration de la nouvelle ligne quelques semaines avant le scrutin d’octobre. Un timing parfait pour la majorité en place, qui fait coup double : le dernier pavé de la place du Miroir a été posé à l’avant-veille du premier match des Diables rouges en Coupe du monde, et celui-ci a été retransmis sur écran géant devant des milliers de personnes, parmi lesquelles le bourgmestre, entouré des représentants de sa majorité. Dans l’opposition, on se crispe.
Pendant plus de deux ans, le chantier de la place du Miroir a empoisonné la vie des Jettois : commerçants
désespérés par la chute de leur chiffre d’affaires, riverains importunés par le bruit des pelleteuses, automobilistes interdits de séjour dans les voiries avoisinantes, maraîchers du marché dominical priés de
quitter la place. Les édiles communaux ont appelé à la patience, pointant les seules responsabilités de la Région, de Beliris[2.Structure administrative qui gère les crédits fédéraux affectés à des projets d’investissements publics dans la Région de Bruxelles-Capitale.] et de la Stib dans l’avancement des travaux. La majorité se targue d’avoir obtenu des instances régionales le financement de la réfection de l’avenue de Jette – sur laquelle circulera le tram 9 – de façade à façade, la rénovation de la place du Miroir et la création du parking souterrain.
«Le bourgmestre et sa majorité renvoient la balle à la Région quand il s’agit de calmer les citoyens ulcérés par les désagréments du chantier, mais ils paradent sur la place dès le lendemain de sa rénovation, comme s’ils en étaient les maîtres d’oeuvre», ironise l’opposition.
Dans la majorité, on insiste sur le fait que l’on a soigneusement impliqué les personnes touchées par les travaux : «Nous avons créé un comité communal d’accompagnement qui s’est réuni tous les mois avec
l’ensemble des membres du collège et les représentants des commerçants. Dans les annales de la Région, il doit s’agir d’un des rares projets qui n’a suscité aucun recours», rappelle Bernard Van Nuffel, échevin Ecolo de l’Espace public. Autre controverse, celle des indemnisations – régionales, à hauteur de 2700 euros maximum – versées aux commerçants affectés par le chantier. «Cela ne correspond même pas au chiffre d’affaires quotidien de la boulangerie de la place», souligne-t-on dans l’opposition. Dans la majorité, on affiche son optimisme : «Depuis la rénovation de la place Flagey, le chiffre d’affaires des commerçants a été multiplié par trois.»
La rénovation de la place du Miroir et la mise en circulation du tram 9 : ces deux chantiers pèseront lourd le 14 octobre dans le bilan de la majorité sortante. Mais ils ne seront pas seuls…
La panne d’ascenseur
Hervé Doyen rappelle avec ironie la forte opposition au tram 9, à son tracé et à la rénovation de la place. Et les 400 signatures sous la pétition contre la récente transformation de l’immeuble occupé jadis par Médecins sans frontières en 180 kots pour étudiants : un concept gantois qui, aujourd’hui, fait l’unanimité des riverains, heureux d’être impliqués dans ce projet participatif. Réunis en comité de quartier, les habitants ont finalement obtenu la réduction du gabarit de l’immeuble – suppression du dernier étage –, ce qui limite à 143 le nombre de kots. Les riverains ont applaudi à la construction, pour résoudre le problème du parking, d’un vaste garage susceptible d’abriter 140 vélos, incitant les jeunes locataires à tourner le dos à la voiture. Une salle communautaire de 100 m2, avec bar équipé, a été mise à la disposition du quartier pour favoriser les rencontres entre habitants et étudiants. Un four à pain été construit sur le jardin collectif voisin : il est régulièrement mis en service au cours des activités communes initiées par les jeunes et les riverains.
L’échevin jettois de l’Espace public se félicite des nombreuses initiatives citoyennes qui, dans le cadre de la Semaine de la mobilité, ont transformé des ronds-points et des places en espaces piétonniers et de verdure. «Jette a été récompensée par la Région pour ses initiatives permettant à des gens qui ne mettent pas un pied au conseil communal de participer à la vie de la cité.»
Autre projet qui fait la fierté de la majorité, se projetant déjà dans la prochaine législature : le quartier durable Magritte. Il s’agit d’un plan d’actions en partenariat avec les habitants et les usagers du quartier.
Objectif : créer ou rénover des logements sociaux, réhabiliter les espaces publics, aménager de nouvelles
pistes cyclables, améliorer le vivre-ensemble. Le dossier élaboré par la commune, les bureaux d’études
et les habitants a été retenu en 2017 par la Région bruxelloise. Celle-ci offre un subside de 14,7 millions
d’euros pour permettre à la commune de réaliser ce programme d’ici à 2022, en étroite collaboration avec les citoyens. Hervé Doyen applaudit : «Je suis évidemment en faveur de la participation, de la concertation, de la transparence et de la communication. Mais je constate que, dans la plupart des projets où les citoyens se manifestent, c’est pour dire “‘non»’. Devait-on reculer face aux opposants à la rénovation de la place du Miroir et de la création de la ligne 9, alors qu’elles s’avéreront positives pour la mobilité à Jette ?»
L’édile communal, le «politique» le plus proche du citoyen, est souvent considéré comme le dernier recours pour résoudre les problèmes quotidiens des administrés. Voire comme l’homme à tout faire.
«Récemment, j’ai reçu un coup de fil me demandant de résoudre un problème d’ascenseur dans un immeuble privé», confie un échevin jettois. Le bourgmestre, lui, refuse d’endosser la responsabilité du fossé qui sépare le politique du citoyen : «Les scandales à répétition, l’incompréhension des citoyens face à la complexité de nos institutions bruxelloises, le sous-financement chronique de la Région : les causes sont connues. Mais il faut arrêter de considérer le “politique” comme une tare et le citoyen comme une perfection. Lorsque nous demandons aux citoyens leur avis sur des projets, il faut aussi qu’ils nous répondent. Le plus souvent, ils ne sont qu’une poignée. Et, en même temps, je suis surpris par la volonté citoyenne de participer aux comités de quartier, aux brocantes, aux fêtes des voisins. Nous disposons
d’ailleurs d’un budget “participatif” et d’une fonctionnaire qui y travaille à temps plein. Nous devons rendre
sa légitimité à la démocratie participative. Le quartier Magritte est à cet égard exemplaire.»
Même le PS jettois, le principal parti de l’opposition, qui fera de la mobilité et du commerce, «mis à mal
par les travaux de la législature», deux de ses priorités – traditionnellement plus libérales que socialistes –,
ne s’oppose à la majorité qu’en mode mineur, voire bon enfant. Tout juste la qualifie-t-il de «vieillissante
et se reposant sur des lauriers de trente ans d’âge». Le ton se fait un peu plus acerbe lorsqu’on évoque le retrait d’Hervé Doyen à mi-législature : «C’est faire peu de cas des électeurs jettois qui ignoreront le nom de leur futur bourgmestre en 2021, s’offusque Xavier Van Cauter.
On verra aussi si, comme en 2012, il choisira le MR comme partenaire, soit l’allié le plus faible (5 sièges), en rejetant le PS et ses 10 sièges dans l’opposition.»
Cela dit, le chef de file socialiste admet que «la commune fonctionne relativement bien». Jette, enfant
modèle de la Région bruxelloise ? À l’électeur de trancher.