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John Dewey : penser, c’est faire

John_Dewey_in_1902
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Penseur fleuve dont l’œuvre s’étale sur près de 70 années, figure éminente du pragmatisme américain, psychologue, philosophe et éducateur, ce penseur-acteur (1859-1952) est le grand théoricien et praticien du courant « liberal » américain – traduisons malaisément liberal dans notre vocabulaire politique européen continental en social-démocrate très à gauche. Son œuvre Après le libéralisme a été considérée comme l’équivalent au vingtième siècle du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels.

Cet article a paru dans le n°108 de Politique (juin 2019)

Pour un « pragmatiste », la vérité n’est pas une idée à découvrir et à contempler, ce n’est pas une ascèse qui consiste à se débrancher du monde pour migrer vers le ciel pur des idées et de la théorie, mais une production-action qui s’immerge dans et fait le monde, un aller-retour incessant pensée/monde. Et la pensée se fait expérience, elle travaille le réel par des créations concrètes, proche en cela des mots de Marx dans la onzième thèse sur Feuerbach, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières mais ce qui importe, c’est de le transformer[1.K. Marx, Thèses sur Feuerbach, 11.] ». Pour transformer le monde, il faut partir de l’expérience de la vie, l’enrichir par des enquêtes et par des expérimentations, visant à « défataliser » ses propres conditions de vie, à s’émanciper de croyances qui nous enchaînent et qui nous empêchent de vivre une vie pleine et épanouie. Cette émancipation n’est pas exportée de l’Olympe de la pensée juste par des maîtres je-sais-tout, mais elle se réalise par le travail des gens sur eux-mêmes et qui se saisissent du monde en le comprenant, en dynamisant leur rencontre avec le monde des autres grâce à la diffusion des sciences sociales considérées comme de puissants vecteurs de libération.

La pensée pragmatique est toujours déjà intéressée. Elle n’est pas neutre mais porteuse et orientée par des valeurs vers des objectifs sociaux, culturels et politiques à atteindre. Les valeurs sont intéressantes, il n’est plus question d’y croire en s’agrippant, ni de faire confiance à une autorité à laquelle on obéit, ni a priori de préférer faire ainsi et se justifier parce que ça nous arrange. Les valeurs sociales, politiques, éducatives naissent d’un travail d’enquête, d’observation et d’expérimentation, processus de formation qui s’effectue dans une insertion et un travail pratique sur le monde. Dewey ouvre ainsi la boîte noire des valeurs sacralisées et montre bien au contraire qu’elles constituent des faits observables et discutables. Elles n’existent pas en l’air mais constituent de puissantes rhétoriques qu’il faut soumettre aux tests de l’expérimentation et de la discussion. Penser, c’est alors s’immerger dans le flux de l’actualité pour y développer des pratiques innovantes, créer un syndicat des enseignants, bouleverser notre expérience du rapport aux arts, animer des collectifs d’action politique. C’est dans ce sens que Dewey envisage de « refonder l’école ». Dewey n’est pas un défenseur abstrait de la souveraineté du peuple. Il ne dissocie jamais sa pensée de son action. Penser, c’est faire, c’est enquêter, c’est expérimenter, c’est dialoguer.

Comme Dewey l’écrit, il s’agit « de descendre des nobles hauteurs vers les flots boueux des choses concrètes[2.J. Dewey, « L’Amérique pragmatique » in Écrits politiques, Paris, NRF Gallimard, 2018, p. 153.] ». Rien n’est jamais connu tant que cela n’opère pas dans la vie commune. Les idées philosophiques ne valent pas pour elles-mêmes, mais s’éprouvent en constituant des outils de transformation sociale. Et les idées ne valent que partagées, discutées dans la vie collective, expérimentées dans le dialogue et le conflit, exerçant leur puissance pour produire et améliorer la communication et la délibération dans les sociétés démocratiques. La démocratie radicale ne peut s’instituer que par la promotion et le développement de l’intelligence collective[3.Lire à ce sujet Joëlle Zask, Introduction à John Dewey, Paris, La Découverte, 2015 et son livre sur les communs, La démocratie aux champs, Paris, La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, 2016.] qui s’incarne, se teste et se délibère au sein de réalisations socialement produites, telles la gestion des biens communs et des terres collectives et la réforme éducative.

Dewey penseur et acteur de la démocratie par l’éducation

L’éducation, indique Dewey, « est la méthode fondamentale du progrès et de la réforme de la société ». Changer l’école, c’est changer profondément la société et toute pédagogie est politique. L’enfant n’est pas une ardoise vierge sur laquelle on vient implémenter des connaissances à mémoriser. Les enfants, tout comme les adultes, sont déjà actifs hors de l’école. Il s’agit de prolonger cette activité au sein de la classe. Dès lors, il est bien question de transformer la société en transformant l’école en profondeur et l’inverse, en substituant une pédagogie active aux mécanismes individualisants, à la compétition et à la production, dès les premières années, de l’inégalité. L’école est un centre social où se met en pratique la vie communautaire. Le pragmatisme en pédagogie, c’est une idée qui est vraie quand elle réussit. C’est ainsi qu’il conçoit l’éducation par la participation démocratique des acteurs et cette dernière, produite en tant qu’intelligence collective, n’est jamais donnée mais un processus en devenir qu’il faut créer par nos activités et nos expériences.

Dewey ne sépare pas la vie civique de l’école comme processus vivant d’apprentissage démocratique : « Si la démocratie est par principe un régime d’éducation, c’est au sens où l’éducation devrait promouvoir la solidarité active entre le moi qui agit et son environnement, ce dernier étant toujours susceptible de s’enrichir de nouvelles possibilités et de prêter à de nouvelles expériences[4.J. Zask, « L’élève et le citoyen d’après John Dewey » in Le Télémaque, Presses universitaires de Caen, 2001, p. 54.] ». La finalité de l’éducation, c’est de former des citoyens, des individualités qui se produisent par un jeu de transactions, d’interactions et de participations, qui permettent à chacun de participer, selon leurs compétences et leurs intérêts, à la direction des groupes dont ils sont membres. Devenir citoyen par l’école, ce n’est pas suivre des cours de civisme ou de citoyenneté, c’est conduire les élèves à participer par l’expérience à l’élaboration de leur scolarité. Si les élèves participent, enquêtent et expérimentent, cet apprentissage vaut comme engendrement de la compétence et de l’aptitude à vivre librement en société : « L’école est l’antichambre de la démocratie ». Car la démocratie réside moins dans des institutions qu’au sein de modes de vie personnels et collectifs qui affectent tous les secteurs de la vie : l’usine, la famille, l’école, l’église et les institutions publiques. Un continuum existe donc entre l’école et la vie citoyenne. Ce qui est visé, c’est la promotion d’une attitude générale déjà acquise dans la salle de classe : comprendre son environnement par des transactions qui fabriquent de l’intelligence collective en marche, qui partagent les résultats d’une enquête, et testent par divers processus, les résultats de l’expérimentation ; « Former des citoyens, c’est former des libertés. Et celles-ci commencent à l’école[5.Ibidem., p. 56.] ». L’association ne dépend pas d’individus précédemment constitués, mais d’une participation des individus qui (se) créent et participent à des expérimentations collectives. Il n’y a pas de connaissance possible chez l’enfant sans l’expérience par le groupe sur le banc d’essai qu’est l’environnement de et en dehors de la classe. L’expérience éducative est le fruit d’une participation. Si le milieu résiste, il faut revenir ensemble sur ce trouble et mettre en expérimentation dubitative les certitudes antérieures.

Ce cheminement conduit à mettre en délibération un plan d’action : les situations peuvent s’avérer, comme dans le cas de la promenade des enfants, problématiques. Le réel résiste, alors on s’y met tous, on élabore des hypothèses, on dessine des schémas, on enquête et on discute, puis on trouve, pour un temps, ça marche, quitte à réviser ultérieurement. Le connu n’est pas ce qui correspond statiquement à la réalité, c’est le fruit de la vérification d’une idée directrice quant à une situation problématique « par » les activités d’un sujet qui apprend en révisant sa conduite. Connaître, c’est faire. Dewey ne se prive pas d’adresser une volée de critiques, autant à l’école élitiste et autoritaire qu’à la chicken pedagogy qui valorise la libre créativité de l’enfant. Laisser faire le désir des enfants sans apprentissage des autres et de son environnement, c’est négliger que les enfants arrivent à l’école lourdement marqués par leur environnement social et familial. Pas étonnant donc que le laisser-faire libéral qui se refuse à guider l’enfant conduise à la reconduction amplifiée des inégalités de départ. Il en va de mêle pour la conception élitiste et autoritaire de l’école, « la coupure qu’elle instaure entre théorie et pratique, son respect des traditions et l’importance qu’elle accorde à la mémorisation, tout cela en fait l’organe privilégié de la perpétuation des intérêts acquis[6.Ibidem., p. 61.] ». L’égalité n’est pas naturelle, elle doit se produire et se construire et dès l’après-berceau par la participation collective aux processus d’apprentissage auxquels les jeunes devront consentir, car ils vivent dans un milieu qui mêle l’innovation et la tradition. L’école se doit donc de produire l’apprentissage du passé et à partir de ses leçons, l’expérimentation de ce qui se fait et l’anticipation de l’avenir. L’école est donc le lieu d’interaction entre le subir rendu nécessaire par les apports des générations antérieures et leur trésor de savoirs et l’agir rendu possible par le travail de l’enquête, de l’expérimentation et du savoir partagé dans l’intelligence collective acquise par la délibération. Il s’agit d’endurer le bombardement des acquises socialement afin de les comprendre collectivement et d’agir sur elles pour construire un futur délibératif acquis socialement. L’émergence d’une société démocratique constituée d’individus délibérants nécessite, en amont d’elle-même, la production de citoyens formés à l’école.

L’art comme expérience

L’originalité de la pensée esthétique de John Dewey vient en premier lieu de sa conception du lien entre nature et société. Le philosophe pragmatiste considère ainsi que toute acte de création doit être envisagé dans le rapport que les individus entretiennent avec la nature, conçue comme l’environnement premier et général de l’expérience. Il n’existe pas, chez lui, d’être dénaturé, seulement des êtres sociaux cherchant à se maintenir dans un équilibre ou un ordre qui serait, à l’origine, celui d’une symbiose perdue ou absente avec la nature.

Sur ce plan, Dewey est fortement inspiré par la philosophie et la littérature romantique ; sa pensée n’est pas sans rappeler celle de William Morris et de la mouvance Arts and Crafts. Tous les deux critiquent dans la modernité une transformation de la société passant par une autonomisation accrue de ces différentes sphères d’activités et donc, un sentiment d’éclatement de l’expérience sociale. L’art, dans la vie prémoderne, fût d’abord une expérience quotidienne, vécue au travers de l’artisanat ou de la religion. Il n’était pas dissocié du travail ou des croyances ordinaires ; Dewey prend comme exemple l’art baroque et ses différentes réalisations qui n’étaient pas ressentis comme des expériences « artistiques » mais bien comme des expériences de vie, de foi – inscrites dans l’esprit général de son époque, partagées par les artisans, les ouvriers, le clergé ou encore les croyants. La modernité fragmenterait l’unité de l’expérience en séparant nature et culture, environnement et société[7.Dewey n’est cependant pas un anti-moderniste intégral ni même radical. On peut lire sous sa plume une approbation critique de l’industrialisation, lire ainsi dans son article « Politique et culture ».]. Or, pour Dewey, l’expérience existe toujours sur plusieurs dimensions. Elle est à la fois rapport à la nature et à la société – c’est bien là le noyau du pragmatisme. La nature nourrit l’expérience à travers les sens et peut être directement à l’origine de celle-ci. En cela, sa philosophie réfute une analyse de la réalité découpée en sphères autonomes ; l’individu étant être de nature et être de culture, tout à la fois et de manière interdépendante, ses expériences sont toujours transversales.

L’expérience entre sens et temps

Cette transversalité de l’expérience s’explique, pour Dewey, par la nature même de l’expérience esthétique. Elle n’est pas définie, chez lui, comme un moment d’exception ou de transcendance, ni non plus comme un acte ordinaire. Dewey distingue les expériences des simples stimuli ou des réactions vis-à-vis des interactions sociales ou du monde naturel. Une expérience fait partie d’une chaîne d’évolution existentielle de l’individu. Il y a expérience quand son appréciation du monde et son ressenti causent en lui une prise en compte, un remodelage de son être au monde, voire un bouleversement. L’expérience en appelle expressément autant à l’intellect, à la réflexion et à l’analyse qu’aux sens, sensations, émotions et même à la sensualité. La philosophie de Dewey est ici corporelle, matérielle. Comme l’expérience forme un tout entre nature et culture, l’individu est lui-même un tout unifiant subjectivité et objectivité. Le philosophe critique les processus de catégorisation qui isolent les processus artistiques d’autres activités sociales. Il n’y a pas, pour lui, le savoir et la connaissance froide d’un côté et le ressenti, la sensitivité chaude, de l’autre. L’expérience mobilise l’individu comme un tout. L’esthétique n’est pas séparée de la subjectivité ni d’autres expériences de vie, scientifiques, artisanales ou existentielles. Elle s’éprouve dans la pratique d’une expérience de rencontre. La science peut tout aussi bien posséder une expériences esthétique que le travail ou la pratique plus traditionnelle des arts. L’expérience esthétique n’est possible que dans un temps qui sort de l’immédiat ; elle est partie de l’histoire individuelle et sociale, elle est aussi expérience entendue dans le sens de savoir-exister.

Une esthétique sociale

Pour Dewey, la dimension sociale et utilitaire de l’esthétique est prépondérante. L’art ou l’acte de création n’est pas une production purement individuelle, elle n’est pas une finalité absolue mais la possibilité d’une transmission sociale. Elle véhicule le savoir et le sensible ; sa circulation devrait être, pour le philosophe, libérée des contraintes « de classes ». L’expérience devient non seulement une étape de transformation individuelle mais aussi une étape de transformation collective et sociétale. C’est en cela que l’esthétique est politique : elle est dans la cité et fait partie des réseaux d’informations et de connaissances qui se pénètrent et se nourrissent les uns les autres. C’est l’une des sources de l’émancipation collective. En outre, l’acte créateur n’est art que dans un processus plus important. Le vécu et le ressenti du créateur s’imposent dans l’œuvre ; les moyens d’expression de l’œuvre s’imposent aux critiques et aux individus ; les récipiendaires eux-mêmes, en se l’appropriant, en modifient le sens. Pourtant, d’un bout à l’autre du processus, Dewey voit une expérience esthétique qui produit un objet culturel révisable. Une œuvre d’art n’est pas donnée une fois pour toutes, l’expérience de sa rencontre produit des sens divers et révisables. La manière dont une société permet le déploiement de cette co-construction de l’art – entre créateur, commentateur et receveur – est un critère sur lequel on peut mesurer le degré de liberté qui l’anime.

Dewey, penseur politique : abandonner les « ismes »

Dewey estime que l’expérience de l’individu est fondée dans son rapport à ce qui l’entoure, et que c’est ce rapport qui est fondateur du reste. Il n’en restera pas moins prudent quant aux façons d’atteindre une Vérité, et repoussera les – ismes totalisants de son époque, d’où qu’ils viennent. Plutôt que de se laisser séduire par la sécurité apportée par ces idéologies clés en main, il se méfie de leur nature conservatrice qui porte en elle le danger d’empêcher les facultés d’adaptation des pratiques humaines de suivre leur cours, relativement aux changements inexorables opérés dans leur environnement. Contre les formules toutes faites, ou les grands principes individuels, la philosophie de Dewey, dans les matières sociales et morales, consiste donc à programmer l’action collective dans le sens de ce qui sera susceptible de promouvoir le bien humain au sens le plus large[8.J. Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action, Gallimard, Paris, 2014.]. Ainsi, Dewey s’efforcera de démontrer qu’il y a un enchevêtrement inextricable entre jugements de faits et jugements de valeur et, plus encore, qu’il doit y avoir adéquation parfaite des moyens à la cause. Cette démarche prend sans doute sa source dans sa conception de la vérité, inatteignable dans sa version parfaite et absolue. Il ne suffit pas, pour qu’une idée soit vraie, qu’elle corresponde à la réalité : encore faut-il savoir comment l’on se met d’accord sur cette correspondance, et cela ne peut se mesurer que par l’examen des résultats que ces idées produisent, à savoir leur capacité à résoudre de manière satisfaisante des situations susceptibles de poser des problèmes pour les objectifs. La réalité, ainsi que la pensée qu’elle produit, est fruit d’une interaction entre l’organisme et son environnement ; la connaissance consistera dans la manœuvre, l’instrumentalisation pratique et le contrôle par le sujet de cette interaction. C’est ce qu’il appellera la connaissance naturaliste[9.J. Dewey, Studies in logical theory.]. Sans pour autant prétendre expliquer ce qu’est une vie productive ou épanouissante, il estime qu’elle ne peut être convenablement aboutie que par rapport à l’adéquation de celle-ci aux objectifs définis socialement, et par définition renouvelables en continu.

On trouverait là presque un précurseur de l’idée d’autonomie telle que proposée par Castoriadis, consistant à se donner à soi-même ses propres règles dans un renouveau perpétuel et fondé sur l’examen continu : pour les deux penseurs de la démocratie radicale, ces buts ne peuvent être atteints que par le contexte historique et social, et dans l’intérêt des citoyens autonomes ; jamais autrement. Le spectre des totalitarismes de son époque guette et l’on ne pourrait sans se pervertir trouver des solutions aux problématiques éthiques, sociales et politiques en puisant dans des principes dogmatiques ou simplistes, incapables de prendre en compte la réalité des évolutions contextuelles. En cela, il est un critique sévère de la tradition éthique, et considère l’idée même d’idéal, ou celle de valeur, comme contingente, toujours relative à un contexte particulier, et donc indéfinissable a priori.

Un oiseau rare : un social démocrate à l’américaine

C’est cette méthode qui lui servit de point d’ancrage pour appliquer un jugement sur les questions sociétales de son époque, et se faire le chantre d’idéaux humains, progressistes et social-démocrates. Contre une moralité coutumière et polie, utile et nécessaire en l’absence de conflits, il revendiquera la liberté de chacun, individuellement et collectivement, d’appliquer en cas de conflit entre deux règles morales, car c’est là le début du politique, la moralité réfléchie. Cette réflexion nécessitera une connaissance par l’apprentissage de l’histoire et de ce qui fonde les valeurs ayant abouti à la morale coutumière. Mais il prend en compte l’humain tel que nous le comprenons et, pour cette raison, Dewey accorde à la psychologie une importance toute scientifique. Alors même que chaque personne est mue par un idéal, on jugera son action en fonction du but poursuivi, et pas seulement à l’aune des motifs et de l’intention au sens juridique, qui doivent être, eux, imaginés de manière quasiment exhaustive et évalués en fonction des moyens disponibles pour les exécuter.

L’éthique comme science expérimentale

L’idée d’éthique comme science expérimentale sera conceptualisée par Dewey, comme méthode pour résoudre des problèmes moraux. Pour Dewey, la sympathie est le principe général sous-jacent de la résolution des problèmes moraux et politiques, et ce, non de manière intrinsèque, car il faut être doté de sympathie, mais justement parce qu’elle permet de prendre en compte le calcul du bien-être des autres dans nos comportements. Il ira jusqu’à dire qu’il ne peut y avoir de pensée raisonnable que celle qui sera généreuse, car il n’y a qu’en prenant en compte les résultats de l’action qu’un point de vue est fiable intellectuellement. À l’opposé des principes kantiens relevant d’un devoir a priori, Dewey insiste sur la dimension conséquentialiste de nos choix et comportements moraux. Dewey élimine ainsi la traditionnelle dichotomie moyens/fins, et courtcircuite le débat entre libéraux et collectivistes. Car la démocratie, dit-il, « ne réside pas seulement dans les fins que même les dictatures revendiquent aujourd’hui comme les leurs : la sécurité des individus et la possibilité pour eux de développer leur personnalité. » La démocratie donne la priorité aux moyens et et repose sur l’action volontaire des individus, par opposition à toute coercition, « dans l’assentiment et le consentement, par opposition à la violence ; dans la force d’une organisation intelligente, par opposition à l’organisation imposée de l’extérieur et d’en haut. Le principe fondamental de la démocratie est que les fins de liberté et d’individualité pour tous ne peuvent être atteintes que par des moyens en accord avec ces fins. […] Il y a une grande hypocrisie intellectuelle et une contradiction morale, aussi bien chez ceux qui affirment que la dictature de classe au moins temporaire est nécessaire que chez ceux qui soutiennent que le système économique actuel est un système de liberté d’initiative et d’opportunité pour tous[10.J. Dewey, La démocratie est radicale, in « Écrits politiques », trad. de l’anglais par J.-P. Cometti et Joëlle Zask, Collection Bibliothèque de Philosophie, Gallimard, Paris, 2018.]. »

Dewey, penseur de la démocratie radicale

Cette idée l’amène à considérer la démocratie dans sa conception radicale comme seule garante de cette adéquation : La démocratie, écrit Dewey, « comparée à tous les autres modes de vie, est le seul qui croit sincèrement au processus de l’expérience comme fin et comme moyen et qui est capable d’engendrer la science, qui est la seule autorité sur laquelle on puisse s’appuyer pour diriger l’expérience future et qui libère les émotions, les besoins et les désirs de façon à appeler à l’être des choses qui n’ont pas existé dans le passé[11.J . Dewey, « Democracy and education », 1916, cité par Gérard Deledalle, entrée Pragmatisme in Universalis, Paris, 2006.]. » Dewey se fit le critique acerbe des choix politiques et économiques de son temps, notamment des timidités et imperfections du New Deal, en prenant la tête des mouvements de contestations, ce qui nous conduirait aujourd’hui à l’étiqueter comme un social-démocrate très à gauche. Tenant de la démocratie radicale, Dewey n’en établit pourtant ni le mode d’emploi, ni le programme, ce qui nous fait dire qu’au lieu d’être un théoricien de la justice, il ressemble plus à un confectionneur d’outils, au stade premier de leur conception. Ne connaissant pas notre époque néolibérale, et de nature réaliste/optimiste, il ne voit pas de contradiction a priori entre, « [la défense de] moyens libéraux démocratiques en même temps que des fins socialement radicales ».

Ce libéralisme social, il le défend pourtant sans naïveté, conscient qu’il est des effets néfastes d’un libéralisme individualiste sauvage voué aux intérêts d’une classe recherchant « le maximum d’action économique individualiste avec le minimum de contrôle social » alors qu’il y voit l’échec du mouvement consistant « à réaliser les fins de liberté et d’individualité qui étaient les buts premiers au nom desquels il a proclamé à bon droit sa supériorité politique[12.J. Dewey, ibidem.]. » Tout en admettant que nos démocraties occidentales tendent à favoriser les classes les plus privilégiées, il pense sincèrement, pour ne pas dire naïvement, que le jugement de l’opinion publique suffirait, grâce à la diffusion de l’information et à l’intelligence collective, à effectuer des changements nécessaires dans les conceptions bourgeoises des personnalités politiques. À une exception près, argumentée dans une réponse à Trotsky (v. infra, Commission Dewey), il était opposé à la révolution. Il soutenait les politiques impérialistes américaines lors des deux guerres mondiales, après l’attaque de la base militaire de Pearl Harbour, ainsi que pendant la guerre froide. Opposant au New Deal qu’il jugeait trop timide, il était le défenseur des causes féministes de son temps, des droits civils des minorités afrodescendantes et se rangeait du côté des syndicalistes en grève. Il envisageait la démocratie comme forcément socialiste, rejetant l’idée d’un État-providence paternaliste, ce qui incitera certains lecteurs à le ranger parmi les anarchistes, ce dont il ne se revendiquera pas, malgré une critique très virulente de l’État, qu’il ne considérât jamais comme organique.

Dewey, Le monde un d’Hitler et du national-socialisme

Dewey publie Le monde un de Hitler et du national-socialisme en 1942. Il y défend la thèse selon laquelle il existe une continuité entre la philosophie classique allemande et les idées et symboles mobilisés par Hitler pour prendre le pouvoir et amener les Allemands à la guerre. Sa démonstration se base principalement sur la philosophie hégélienne et l’œuvre poétique de Heine. D’après J. Dewey « la supériorité intrinsèque du peuple allemand, le droit à déterminer le destin des autres nations » sont autant d’idées qui ont pu être intégrées parce que le terrain avait déjà été préparé, à travers la diffusion dans l’imaginaire collectif des œuvres de la philosophie allemande.

Pour souligner les liens qui existent entre les idées de Hitler et la philosophie allemande, J. Dewey s’attache à une analyse fine de ses discours. Le terme Weltanschauung, ici, prend une place particulière puisqu’il fait référence à une représentation du monde qui serait plus qu’une idée, qui comprend des valeurs, mais pourtant ne pourrait pas être qualifiée philosophique du fait de sa faiblesse théorique. Hitler, n’est donc pas philosophe, mais bien habile de son opportunisme génial qui maîtrise l’art de manipuler les symboles. Il s’est réapproprié les idées des philosophes classiques telles que la dévotion fanatique, la complémentarité entre la force et la subordination, la priorité de la spiritualité avant celle de la finance. Surement, l’idée primordiale qui sert de colonne vertébrale à la Weltanschauung de Hitler et qui aurait été inspirée par Hegel semble être celle selon laquelle Dieu lui aurait donné la mission d’unifier les deux mondes en présence en Allemagne. Ces deux mondes, créés du fait des tensions religieuses seraient d’après Hitler, la cause de la défaite allemande lors de la Première Guerre mondiale. Cette unification s’opère aussi sur d’autres niveaux : individuel (intériorité – extériorité ; instinct – conscience), politique (nationalisme – socialisme) et social (individualité – collectivité). Ainsi Hitler se retrouve à faire le lien entre des conceptions, valeurs et termes qui semblent ou sont par définition contradictoires, et ce dans le but de rassembler, de paraître rassembleur, de toucher ceux qui l’écoutent à différents niveaux de la vie sociale et politique. C’est cette unification qui a inspiré J. Dewey dans son titre : le monde un, comme étant le monde (ré)unifié.

Critique de l’idéalisme

La deuxième thèse moins développée, mais aussi importante que la première défend les préceptes de la philosophie pragmatique. Ce n’est en réalité pas tant une défense du pragmatisme qu’une critique offensive des idéaux. Il semblerait presque que la démonstration portant sur les liens entre la Weltanschauung de Hitler et la philosophie classique allemande n’était qu’un exemple de plus pour convaincre le lecteur de l’utilisation des idées : « Les menaces pesant sur les peuples du monde entier qui sont consécutives à ce succès [de Hitler] sont un tragique avertissement des dangers inhérents à la croyance en des idéaux à la fois absolus et abstraits. » Finalement cette thèse sert à mettre en garde contre toutes sortes de croyances qui, non vérifiables, peuvent contrer l’émancipation, l’intelligence, le développement de chacun. À contre-courant des rêves brumeux de la philosophie allemande, la philosophie pragmatique mobilise la discussion, l’expérience et l’analyse de conséquences pour réaliser collectivement une société meilleure. J. Dewey n’hésite pas à se servir de ses textes comme démonstration servant une cause militante.

Démocratie radicale ou démocratie idéale ?

Cet objectif militant apparaît d’autant plus dans les dernières lignes de l’article qui forment une sorte d’hymne à la démocratie idéalisée. C’est-à-dire une démocratie présentée comme celle que souhaiterait J. Dewey, et dans laquelle il oppose l’invasion de la force, comme concept allemand, et dont le but est d’organiser chaque aspect de la vie pour « imposer une camisole de conformiste servile » à l’organisation de la vie démocratique en Amérique. Finalement, en opposant les deux systèmes qu’il identifie en partie comme étant nationaux, son discours pro-démocratie devient un argument pour se battre militairement contre l’Allemagne.

La philosophie pragmatique est pragmatiste

1889 à Chicago, Jane Addams et Ellen Gates Starr, féministes engagées dans des causes sociales, fondent la Hull House. Bientôt rejointes par de nombreux penseurs et académiques, ces deux femmes ont ouvert un espace où les immigrés fraichement arrivés aux États-Unis peuvent s’instruire et profiter de services sociaux. Progressif certes, Hull House est un projet bourgeois de bienfaisance sociale. Il sert aussi de laboratoire aux chercheurs et chercheuses, dont les enquêtes servent à soutenir leurs projets de réformes sociales et offrent par la même occasion des services et ateliers de couture, des cours d’anglais. Une crèche est organisée pour que les mères puissent également profiter des cours. John Dewey aussi a participé à ce projet, dans un objectif militant et pour mettre au point ses théories sur l’éducation, à savoir que l’apprentissage se fait par l’action, impliquant l’enquête et l’expérimentation. Pourquoi évoquer la Hull House ? En Belgique, le travail de Dewey est très peu exploité alors qu’il concilie la pédagogie active, assez tendance actuellement[13.Durant la dernière décennie plusieurs écoles à pédagogie active ont été ouvertes et pour ne citer qu’elles : Athénée Marguerite Yourcenar (2012), De l’autre côté de l’école (2014), l’École secondaire plurielle maritime (2017)…Durant la dernière décennie plusieurs écoles à pédagogie active ont été ouvertes et pour ne citer qu’elles : Athénée Marguerite Yourcenar (2012), De l’autre côté de l’école (2014), l’École secondaire plurielle maritime (2017)…], et que cette pédagogie est motivée par ses objectifs sociaux, culturels et politiques. Pour lui, il ne s’agit pas de défendre une pédagogie par croyance mais par expérience : cette pédagogie est soutenue parce qu’après enquêtes et pratiques, notamment à la Hull House, Dewey a été convaincu de son intérêt pour l’émancipation politique des apprenants.

Dewey chez nous : l’université populaire d’Anderlecht

L’Université populaire d’Anderlecht (UPA) s’inscrit dans la continuation des réflexions de Dewey et d’Addams : l’utilisation de l’expérience est la meilleure façon d’apprendre parce qu’elle s’inscrit dans la réalité et chemine en tâtonnements expérimentaux qui mènent à la réussite en surmontant et comprenant les échecs dans les phases intermédiaires du processus. Les résultats sont encourageants, les enfants et adultes produisent tous des résultats concrets dans le travail de leur atelier. L’échange et la déhiérarchisation du savoir sont des mots clefs qui président au fonctionnement à l’UPA. Pourtant, certaines difficultés apparaissent sur le terrain : les parents sont perplexes face aux jeux pédagogiques de leurs enfants en soutien scolaire. Ils souhaitent que leurs enfants progressent dans des structures rigides comme dans leur pays d’origine. Ce n’est pas neuf, le terrain relève toujours des difficultés que la théorie n’avait pas anticipée[14.Pour aller plus loin dans la réflexion sur la pédagogie active en milieu populaire, voir : « La pédagogie active en milieu populaire », La Mauvaise Herbe, n° 2, Bruxelles, 2016.].

La pédagogie de Dewey et d’Addams était‑elle, comme à l’UPA, à l’écoute des habitants de la Hull House ? À quels types de réticences étaient-ils confrontés ? Les différences sociales, accrues par le cadre bourgeois, fixaient-elles chacun dans ses rôles sociaux ? Les attentes du public s’adaptaient-elles aux conceptions de celles et ceux qui n’étaient pas dans le besoin ? À quel point chacun était-il engagé dans la réflexion sur la pédagogie active ? Encore une fois, malgré la volonté d’émanciper les plus défavorisés, c’est leur voix qui n’a pas résisté au temps. Bien qu’il soit peu aisé d’établir la part prise des participants dans l’élaboration des projets, la philosophie de Dewey persiste, tel un océan de pensée où la pédagogie, ce fût aussi le cas de Rousseau et de Platon, occupe une place centrale dans une philosophie incarnée dans des pratiques et visant à la construction d’une société qui se souhaite progressiste.


La « commission Dewey » et le dialogue avec Trotsky

Aux Procès de Moscou de 1936, Trotsky fut accusé de conspiration et tentative de meurtre sur Staline. C’est pendant ce régime de terreur stalinienne que 1600 personnes ont été fusillées chaque jour pendant plus d’un an. En 1937, c’est une nouvelle accusation qui accable Trotsky : celle d’avoir planifié avec Hitler le démembrement de l’URSS. Trotsky, alors en exil et en refuge au Mexique, est absent des procès. Interdit également d’entrée aux États-Unis, il demande la création d’une enquête internationale indépendante, sous la forme d’un contre-interrogatoire, afin d’avoir l’occasion de se défendre.

John Dewey accepte de présider ladite commission, malgré les nombreuses menaces à son encontre. Il est également poussé à la démission du magazine New Republic qu’il avait cofondé et dirigeait depuis 25 ans. En libéral, il croyait dans le procès contradictoire et le droit de chacun à une justice impartiale, résultat d’une défense adéquate, et d’une enquête dont l’examen est libre. Trotsky sera innocenté par la commission et, grâce à celle-ci, par l’opinion publique internationale. Dans une lettre que Dewey adressera en réponse à Trotsky un an après la tenue de cette commission, il reviendra notamment sur sa théorie des fins et des moyens. Cette réponse, édifiante, aura le mérite d’être plus pratique que celles auxquelles Dewey nous habitue, même si son libre examen[16.15 C’est ainsi que Gilbert Hottois qualifia la philosophie de la recherche de Dewey dans son Histoire de la philosophie moderne et contemporaine, éd. De Boeck, Bruxelles, 2002.] l’empêche en définitive d’avancer une position dénuée d’équivoque : « La vraie question ne relève pas de la croyance personnelle mais du terrain objectif où elle se pose : c’est-à-dire des conséquences qui seront vraiment le résultat de ces moyens. […] L’hypothèse d’une loi déterminée du développement social n’est pas pertinente. […] C’est une chose de dire que la lutte des classes fait partie des moyens pour atteindre la fin qu’est la libération de l’humanité. C’est une chose totalement différente de prétendre qu’il existe une loi absolue de la lutte des classes qui dicte les moyens à utiliser. Car si elle dicte les moyens, elle dicte aussi la fin – la conséquence concrète, et, en fonction du principe de l’interdépendance entre moyens et fins, il est arbitraire et subjectif de dire que les conséquences seront la libération de l’humanité. » La lutte des classes n’est pas un long fleuve tranquille.

La libération de l’humanité ne procède pas d’un dogme

Pour Dewey, la libération de l’humanité est une fin morale. Aucune loi scientifique ne peut dicter une fin morale. « Un marxiste peut en toute sincérité penser que la lutte des classes est la loi du développement social. Mais, même en mettant à part le fait que cette croyance ferme la porte à de futurs examens de l’histoire – comme l’idée que les lois newtoniennes de la physique excluraient toute recherche de nouvelles lois physiques –, il n’en découlerait pas, même s’il s’agissait de la loi scientifique de l’histoire, que c’est le moyen pour atteindre la fin morale qu’est la libération de l’humanité. Que ce soit un moyen efficace doit être montré non par “déduction” d’une loi mais par l’examen des relations concrètes entre les moyens et leurs conséquences ; Un examen qui, étant donné que la libération de l’humanité est la fin, doit être une recherche libre et sans préjugés quant aux moyens à employer pour l’obtenir[16.J. Dewey, L. Trotsky, Leur morale et la nôtre, préface d’Émilie Hache, coll. Les empêcheurs de penser en rond, La Découverte, Paris, 2014.]. »

(Image de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; photographie de John Dewey en 1902, issue de la John Dewey Photograph Collection.)