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John Rawls, ou comment s’orienter dans la pensée politique

Il en va ainsi d’immenses auteurs : tous s’y confrontent, certains pour les contester violemment, d’autres encore pour prolonger certaines de leurs prémisses non encore explorées, d’autres enfin pour tordre ou donner à ces pensées un contour nouveau issu de la confrontation avec des données sociales et culturelles émergentes. C’est le cas pour John Rawls, discret professeur de philosophie dans la célèbre université Harvard à Boston. En 1971, il rassemble et synthétise sa pensée dans un livre-somme, La théorie de la justice. L’auteur a précisé sa pensée par plusieurs articles et ouvrages ultérieurs dont Libéralisme politique Libéralisme politique, Paris, PUF, 1997 disponible en français dès 1997.

Liberté individuelle et la solidarité

Rawls est un penseur pour notre temps. Sans doute qu’il a initialement rêvé de proposer une théorie « quelle que soit l’époque x », valable pour tous, sur toutes les latitudes, mais il a révisé ses prétentions théoriques à la baisse pour définir, d’une manière plus restrictive, les principes d’organisation d’une démocratie constitutionnelle occidentale moderne mise sous pression par les oligarchies économiques. Dès lors, sans mettre en cause les dynamiques de l’économie marchande, comment construire une théorie de la justice qui fasse droit au maximum de liberté pour chacun avec la nécessaire solidarité entre ceux qui ont plus, voire qui sont plus talentueux, avec ceux qui ont le moins, voire qui souffrent d’un lourd héritage et/ou souffrent de lourds handicaps ? Nous percevons aisément que la solidarité entre tous réclames en quelque sorte une diminution de la liberté personnelle des donneurs et des receveurs. L’anthropologue Marcel Mauss indiquait que les sociétés traditionnelles sont structurées selon la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Solidaires obligés, nous sommes là pris dans un incessant tournis de dons et de contre-dons. Nous sommes des femmes et des hommes reliés aux autres. Nous pouvons compter sur l’aide des voisins parents mais soumis à de forts devoirs envers eux. Nous sommes surveillés et punis lors des écarts à la norme, loués quand nous nous sacrifions pour le bien de la communauté. Nos familles, voire certaines associations gardent encore de vifs souvenirs de ces solidarités chaudes avec œil de Moscou à la clé.

La société est conçue comme une course solitaire « seul contre tous » et non comme en Europe en tant qu’affrontement solidaire entre deux classes sociales.

En durcissant le trait, le sociologue allemand Töennies indiquera que nous sommes passés, dans le monde moderne, de la communauté traditionnelle (Gemeinschaft) à la société (Gezellschaft), en d’autres termes de la famille et du groupement solidaire à la société des hommes seuls et libres. L’argent joue dans l’établissement des sociétés d’hommes seuls un rôle décisif : nous remplaçons les prestations et contre-prestations obligées par la libéralité de nos dépenses monétaires : nous achetons un service ou un bien et l’achat sur le marché nous « libère » en quelque sorte d’entretenir un lien obligé et personnalisé avec le donneur inconnu devenu, par la transaction monétaire, un vendeur anonyme : anonymisation des échanges perçue comme libération ; anonyme veut dire sans nom, sans nom du père, donc sans identification d’une fratrie proche ou rivale. Seul mais libre ou libre mais seul. La liberté joue contre la solidarité, ou un menu plus complexe encore, dosage soigneusement réparti entre les deux vertus en fonction des milieux où l’on joue et des heures de la journée. Mais précisons : pour Rawls, la solidarité est davantage affaire de distributions que de redistributions, en tout cas si le « re » pose problème, cette « re » distribution prend la forme de distribution de dotations initiales avant la course. La société, en effet, est conçue comme une course solitaire « seul contre tous » et non comme en Europe en tant qu’affrontement solidaire entre deux classes sociales. Il convient donc de rétablir les règles du fair-play et d’égaliser les dotations des concurrents avant que retentisse le pistolet du starter. Proposition d’instaurer une solidarité pour des coureurs concurrents qui en principe ne devraient pas se faire de croche-pieds. Chacun jouera ses atouts au moment qu’il juge opportun mais il y a des perdants.

Qu’est-ce qu’une société juste ?

Une société juste n’est pas une société qui a décrété la bonne manière d’être ensemble, voire la seule bonne manière avec la prison à la clé pour ceux qui divergeraient d’opinions et de pratiques, mais une société où les hommes et les femmes poursuivent librement leurs projets individuels ou de groupe tout en acceptant de voir leurs richesses et leurs gains, leurs talents, mis pour partie à disposition d’un État moins redistributif que distributif. Conception libérale-égalitaire, « cette conception de la justice entend combiner, d’une part, un égal respect à l’égard de toutes les conceptions “raisonnables” de la vie bonne qui se côtoient dans nos sociétés pluralistes et, d’autre part, le souci impartial d’assurer à chaque citoyen, autant que possible, ce qui lui est nécessaire pour poursuivre la réalisation de sa conception de la vie bonne » C. Arnsperger et P. Van Parijs, Ethique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2000, p. 56. Le pari de Rawls est de concilier la chaleur solidaire des anciens et la liberté froide des modernes, non pas en nous indiquant quelle est la bonne société, mais en suggérant des principes généraux d’organisation où peuvent coïncider librement diverses conceptions de la vie bonne au sein d’une société organisée par des principes généraux de justice : solidaires mais pas comme les Anciens Les solidarités nouvelles sont organisées par l’État et le système de la sécurité sociale, et sauf dans le cadre associatif, sans personnalisation de l’aide , libres mais comme les Modernes. Certes, il y a des biens premiers naturels, sur lesquels aucune distribution n’est possible, comme notre santé. Il n’y a aucun sens à casser la jambe de l’athlète olympique qui habite au rez-de-chaussée pour rétablir l’égalité avec le paraplégique qui habite en charrette au troisième, mais il y en a certainement un en allouant les appartements de telle manière que la personne handicapée dispose d’une rampe d’accès et d’un ascenseur, et en cas d’impossible, de permuter les appartements de l’un et de l’autre, sans pour autant les forcer de s’affilier tous deux à mon club de philatélistes.

Résumer, comme Rawls le prétend indûment, la construction d’une société juste à des calculs rationnels faits par des égoïstes est faux et triste.

Mais il y a des biens premiers sociaux qui peuvent faire l’objet de distributions. Comme biens premiers naturels, Rawls compte la santé et les talents, comme biens premiers sociaux, trois sous-ensembles, les libertés fondamentales à l’œuvre dans une société démocratique : droit de vote et d’éligibilité, liberté d’expression et de réunion, liberté de conscience et de pensée, liberté de la personne de détenir de la propriété personnelle, protection contre l’arrestation et la dépossession arbitraire, les chances d’accès aux positions sociales et les avantages socio-économiques : revenu et richesse, pouvoirs et prérogatives, bases sociales du respect de soi et loisir.

La position originaire sous voile d’ignorance

Comment faire le choix des principes de justice ? Rawls imagine que des sujets rationnels égoïstes se rassemblent autour d’une table. Ils font faire le choix des principes de justice censés les gouverner dans cette situation autant originale qu’originelle. En effet, ils sont censés être égaux en intérêts, en rationalité, en exigence de justice et en bonne volonté. En outre, ils sont censés ignorer quelle sera leur position dans cette future société bien ordonnée. Ils vont donc discuter et passer un contrat pour déterminer ces principes de justice « sous voile d’ignorance ». En principe, s’ils sont rationnels, ils devront aboutir à mettre en place les fameux trois principes que Rawls nous propose (voir plus loin) selon une procédure rationnelle assez semblable au calcul de Robert, le petit gourmand. Robert doit couper la tarte à l’anniversaire de grand-mère, et très poli, il sait qu’il se servira en dernier et pour son malheur relatif, il est très gourmand et désire le plus gros morceau possible. Autour de la table, il y a sa grand-mère qui a perdu son dentier et qui n’est pas une concurrente dangereuse, sa sœur Anita encore plus gourmande que lui et d’autres membres de la famille dont il ne connaît pas l’appétit. Papa lui dit : « Robert, tu vas nous faire le plaisir de couper la tarte et d’en offrir un morceau à chacun ». Robert est un petit garçon fort intelligent et arrive très rapidement à un résultat de découpe qu’on nommera le maximin, le maximum du minimum qu’il peut rationnellement espérer, à savoir qu’il va découper la tarte en morceaux égaux. C’est en effet le maximum du minimum qu’il peut espérer, car s’il découpe la tarte en morceaux inégaux, à moins qu’il ne soit joueur, il est vraisemblable, que dernier à se servir car il est poli, il se retrouvera avec un morceau inférieur à une portion égale à celle des autres. En quelque sorte, cette démarche rationnelle est une démarche accomplie sous régime d’impartialité forcée. Robert n’était pas animé par un sentiment aigu de partage égal des ressources mais il se disait : je ne veux pas prendre le risque de me retrouver avec un petit morceau alors que j’en désirerais un beaucoup plus gros. Démarche donc d’un égoïste rationnel.

On ne peut pas « acheter » une réduction des inégalités socio-économiques pour tous par la diminution des libertés de base de quelques-uns.

Cette méthode proposée par Rawls pour construire les principes d’une société juste va lui valoir, c’est peu dire, une volée de bois vert de la part de nombreux auteurs. Résumer comme Rawls le prétend indûment, la construction d’une société juste à des calculs rationnels faits par des égoïstes, prétendent-ils il me semble avec raison, est faux et triste. Nous agissons certes avec intérêt, mais aussi avec désir et joie, tristesse et colère. Les changements sociaux sont des effervescences culturelles et des expérimentations morales. Dans ces processus de changement, opèrent, au contraire de ce que Rawls prétend, des agents collectifs d’énonciation, des synthétiseurs de griefs, des constructeurs de propositions alternatives crédibles. Affirmons donc, que malgré sa valeur heuristique, cette fable philosophique n’est ni vraie, ni désirable. Il y a plusieurs formulations des principes de justice proposés par Rawls. Le second principe se décompose lui-même en deux sous-principes, donc deux ou trois, l’essentiel n’est pas là mais dans l’ordre de priorité que Rawls installe : le premier est prioritaire sur le troisième et le troisième sur le second. On verra que cet ordre intangible de priorité est un nœud essentiel de sa pensée et peut être référé à la fameuse trinité française liberté, égalité, fraternité. « Principe d’égale liberté : le fonctionnement des institutions doit être tel que toute personne a un droit égal à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales égales qui soit compatible avec un ensemble semblable de libertés pour tous ». Ce principe, sans surprise correspond à la liberté de la Révolution française. « Les éventuelles inégalités sociales et économiques engendrées dans le cadre de ces institutions doivent satisfaire deux conditions : Principe de différence : elles doivent être au plus grand bénéfice des membres les moins avantagés de la société. » Ce principe devrait correspondre à la fraternité et « Principe d’égalité équitable des chances : elles doivent être attachées à des fonctions et positions auxquelles tous ont le même accès, à talents donnés ». Sans surprise : l’équité ainsi définie correspond à l’égalité française.

La liberté n’est pas négociable

Sans doute la priorité accordée à la liberté individuelle constitue ce que nos compatriotes flamands appellent un « onbespreekbaar », un non-négociable. Si la démocratie est un mode de conflit raisonné où l’on discute sans tabous de tout, où l’on est disposé à modifier son comportement et ses idées quand l’autre nous présente des arguments plus convaincants que les nôtres, il y a davantage que la démocratie, un point d’Archimède sur lequel on s’appuie : la liberté de chacun est première et devoir la respecter est un impératif non négociable. Nous avons tous le choix de vivre comme nous l’entendons, à condition de respecter des règles de base minimales, à savoir que notre comportement soit pratiquement compatible avec celui des autres. La société juste proposée par Rawls est organisée selon les principes d’un pluralisme raisonnable. Ce qui est proposé n’est pas un rassemblement autour d’un consensus complet mais le cautionnement par tous d’un ensemble minimal de règles du jeu politiques qui laissent chacun à ses affaires personnelles et à sa conception du bien. Dans la poursuite de son œuvre, il a d’ailleurs proposé un concept-méthode des plus intéressants pour légitimer ce pluralisme raisonnable : le consensus par recoupement. Nous pouvons être animés par des conceptions du bien divergentes les unes par rapport aux autres mais nous mettre d’accord sur des règles du jeu communes qui permettent de coexister selon des conceptions de vie différentes. Martin Luther King faisait appel aux valeurs de la constitution américaine pour permettre aux noirs de vivre selon les itinéraires de sens religieux qu’il proposait et les Wasp White anglo-saxon protestant, élite longtemps dominante dans le patchwork étasunien des quartiers huppés de Boston s’accordent sur les mêmes règles du jeu en vivant par ailleurs une vie à tout le moins différente. Les musulmans, les chrétiens et les athées, en Belgique, peuvent s’accorder sur le vivre ensemble à travers le respect des pactes scolaire et culturel qui garantissent un égal respect pour les conceptions de vie philosophiques et religieuses différentes.

Les pauvres auront objectivement avantage de disposer d’un partage inégalitaire d’un gâteau plus grand qu’un partage soi-disant égalitaire d’un gâteau plus petit.

Dans une discussion démocratique et respectueuse, nous pouvons faire l’expérience, en confrontant notre philosophie de vie avec des principes organisateurs que « ça peut marcher » dans la coexistence sans obliger les cathos à aller à la mosquée ou l’inverse. On ajoutera qu’il est inacceptable, dans le cadre de règles du jeu ainsi définies, de se livrer à des pratiques dites « sacrificielles » auxquelles les régimes staliniens, par exemple, nous ont rendus familiers : acceptez de collaborer au procès injuste qui vous est fait pour le grand bien du socialisme et mourrez en infâmes pour que vos enfants puissent partir en vacances à Torremolinos. On ne peut pas « acheter » une réduction des inégalités socio-économiques pour tous par la diminution des libertés de base de quelques-uns. Rawls le précise ainsi : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention, par d’autres, d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre. » J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 29 On peut le formuler autrement en se rapportant aux lumineuses analyses de René Girard sur le bouc émissaire. Rawls est à fond contre ce principe qui consiste à exterminer ou à exclure un individu pour réaliser le bien et le confort de tous à partir de violations des droits élémentaires de la victime émissaire. Girard expliquait combien la purge du bouc émissaire rétablissait la paix et l’harmonie dans la communauté mais personne n’a interviewé le pauvre bouc sur le sort que cette décision, injuste selon Rawls et nos intuitions, lui a réservé. Belle manière aussi d’introduire cette règle de méthode que nous propose Rawls, l’équilibre réflexif : nous pouvons confronter nos intuitions morales spontanées à des principes généraux tels que les philosophes et les hommes politiques nous les proposent. Et dans cet aller et retour, nous finissons par trouver un point d’équilibre entre nos intuitions morales que nous avons peut-être modifiées et les principes solides mais modifiables que nous soumettons à révision dans des situations concrètes. Nous sommes des machines à juger qui fonctionnent davantage dans certaines circonstances cruciales : ces principes généraux que tentent de nous vendre les tribuns sont-ils conciliables avec nos intuitions morales spontanées, certes formatées par notre éducation ? Dois-je modifier mes manières intuitives et spontanées de juger ? Les solides principes moraux doivent-ils subir une reconfiguration psychologiquement pénible parce qu’ils s’appliquent mal à telle situation, parce qu’ils heurtent mes intuitions du moment ou perdurer, comme des balises stables, au milieu des orages et tempêtes situationnelles ?

Légitimation partielle des inégalités

Le second principe a fait couler beaucoup d’encres, a suscité bien des commentaires, surtout chez les économistes. Certains organisent force congrès sur l’égalité sans remettre pratiquement en question le fait que leur salaire est trois fois supérieur à celui de leur secrétaire organisant l’accueil des congressistes. Rawls est plus modeste dans ses prétentions théoriques praticables : les inégalités sont justifiées si l’exercice des talents des mieux dotés et récompensés, par le marché ou par le plan, profite davantage aux défavorisés. Rawls ne considère pas que les dons et les talents sont des propriétés personnelles, mais des atouts communs à disposition de la société globale. Que nous ne soyons pas propriétaires de nos talents en a fait hurler certains, mais je pense à cette jeune professeur d’université belge ayant pu, grâce à des bourses, fréquenter les meilleures universités américaines dont Harvard, je l’entends remercier la Belgique, son système de sécurité sociale si bien performant, les performances démocratiques de son système d’enseignement et les facilités financières d’accès à notre enseignement universitaire.

La démocratie des citoyens libres passe après la justice. Certaines circonstances peuvent légitimer la restriction des libertés individuelles afin d’établir par la justice des libertés égales pour tous.

Ce qui fait hurler certains aussi, c’est cette légitimation partielle des inégalités économiques. La société bien construite doit garantir, parmi les arrangements institutionnels possibles, celui qui garantit aux moins favorisés l’obtention du « maximin », le maximum possible et réaliste du minimum socio-économique. Soyons réalistes : imaginons que la Belgique voit se développer les talents et aptitudes d’un Bill Gates de la neurobiologie. Si nous taxons ses revenus à 80% et persécutons, par envie, l’exercice de ses talents, et à supposer qu’il ne présente pas de dispositions spéciales pour le masochisme, il est fort probable qu’il ira exercer ses talents ailleurs et que le redistribuable obtenu par l’exploitation de ses brevets profitera à une autre collectivité étatique et dans certains cas aux plus pauvres de cette collectivité plus hospitalière à son génie. Notons que la distribution rendue possible par le libre exercice des aptitudes des plus talentueux ne comprend pas seulement les revenus et la richesse, mais le fait de disposer de certains pouvoirs et droits, les bases sociales sans lesquelles il est difficile, voire impossible de vivre le respect de soi et l’accès au loisir. Et cette création de richesses permettra de fabriquer un gâteau plus grand si l’exercice libre des talents par les mieux doués est récompensé par des salaires et des revenus inégaux qui incitent le mieux doué à performer pour sa société d’origine. Pour le le dire autrement, les pauvres auront objectivement avantage de disposer d’un partage inégalitaire d’un gâteau plus grand qu’un partage soi-disant égalitaire d’un gâteau plus petit. Comme l’indiquent Boltanski et Chiapello, les États doivent faire face aux capacités de déplacement, de délocalisation des agents comme des capitaux. Il conviendrait, si l’on suit les leçons de Rawls, d’organiser des Assises de l’inégalité plutôt que de se lamenter rituellement sur l’égalité qui tarde à venir, voire qui s’éloigne chaque jour davantage. On est tous d’accord pour lutter contre la pauvreté absolue, mais quid de la paupérisation relative ? La Belgique nous a habitués aux mœurs des faux jurys, aux concours truqués, aux textes réglementaires concoctés par ceux qui en seront prioritairement avantagés lors de sélections qu’ils organisent à leur profit. Au contraire de ces pratiques clientélistes, népotistes et qui affaiblissent la main visible de l’État, il s’agit là d’atteindre à l’égalité équitable : « La société ne doit pas épuiser ses ressources à offrir aux mal-voyants la possibilité d’être pilote ou aux faibles d’esprit de devenir ingénieur. Mais si les talents innés de deux personnes sont identiques, les institutions doivent œuvrer – en particulier à travers une limitation des inégalités de richesse, une prohibition du sexisme, du racisme et du népotisme, et surtout un enseignement efficace, obligatoire et gratuit – à leur donner à l’une et à l’autre les mêmes possibilités d’accès aux positions sociales de leur choix » C. Arnsperger et P. Van Parijs, op. cit., p. 60. On connaît trop, et davantage en France qu’en Belgique, les différences de caste liées aux principes de distinction. Accorder davantage de moyens aux écoles maternelles, améliorer l’enseignement primaire, revaloriser l’enseignement technique et professionnel, cette gamme de mesures permet de constituer des cohortes élargies d’adolescents bien formés, disposant d’une estime de soi renforcée et disposés à affronter, à armes moins inégales entre bourgeoise et enfants d’origine immigrée, les faux examens que sont en réalité les concours des premières années universitaires. Combien de Mozart ne sont pas assassinés par des procédures de sélection débiles ? Combien de femmes et d’hommes très doués, voire hyper-talentueux, ne sont-ils pas purement et simplement expulsés des procédures sélectives parce qu’ils n’ont pas de papa-maman disposant de moyens pour les placer sur les bons ascenseurs sociaux vendus sur les nouveaux marchés scolaires ?

Bréviaire du libéralisme économique ?

Certes, l’œuvre de Rawls n’est pas une reprise de Marx et il ignore les regroupements d’intérêts par classes sociales et n’entend rien de leur conflictualité structurelle. Les individus sont censés vivre dans la différence de leurs objectifs à partir de leur système de valeurs et leurs affinités culturelles en respectant la diversité des opinions, des croyances et des mœurs. La société rawlsienne bien ordonnée est composée de citoyens œuvrant pour le juste autant que pour leur bonheur individuel. Mais ce sont des citoyens coopératifs débarrassés de l’envie. Les plus pauvres seront reconnaissants vis-à-vis des champions de leur société qui leur procurent, par une juste répartition, des dotations issues d’une fiscalité bien construite. Et les champions reconnaissent dans les moins pourvus des citoyens du juste comme eux ; entre eux, circule le fair-play et la reconnaissance de la dignité citoyenne. Pour peu, on ferait de Rawls, à l’égal de Taylor, Honneth et Fraser un philosophe de la reconnaissance. Rawld est tout sauf un chantre de l’ultralibéralisme économique : les inégalités doivent être compensées, qu’elles soient économiques ou résultant d’un handicap naturel par l’action régulatrice des administrations de l’État. Et la société bien ordonnée est construite par des opérations volontaristes par l’action raisonnée et raisonnable de cinq grands départements administratifs qui veillent à l’emploi, à la perception des impôts, aux transferts sociaux, à la lutte contre les monopoles et aux grandes dépenses de l’État. La philosophie rawlsienne est déontologique, car la société bien construite est organisée en amont par des principes exigeants, elle ne résulte en rien, au contraire de la fable du laisser-faire, du libre-jeu imprévisible des individus atomiques. Elle n’est pas davantage organisée en aval par une conception particulière du bien qui s’imposerait à l’ensemble par la réussite d’un coup de force. Elle n’a pas comme objectif de maximiser la croissance économique pour le bien-être du plus grand nombre comme le soutient le bréviaire utilitariste. La priorité est au juste et non pas au bien. Et la démocratie des citoyens libres passe après la justice. Certaines circonstances peuvent légitimer la restriction des libertés individuelles afin d’établir par la justice des libertés égales pour tous. La tradition anglo-protestante est bien là : contre le christianisme médiéval, la réforme protestante, et Rawls en reprend les grands schémas, s’oppose à l’autorité d’une quelconque papauté ; il n’y a pas de promesse de salut ni de sauveur suprême, pas davantage de dogme associatif qu’il faudrait vénérer à chaque réunion, ni de curés et de police de la pensée ni enfin d’expansionnisme philosophique. Du juste, rien que du juste mais du juste américain pour une gauche libérale. À vos marques ! Prêts ! Pensez !