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Joyeux anniversaire Loujain, et merci  surtout !

Loujain Al-Hathloul
Loujain Al-Hathloul © © Marieke Wijntjes / Amnesty International
 

Je n’ai pas de souvenirs particuliers de mes 30 ans. Un bon resto certainement, mais rien d’exceptionnel. Je me souviendrai toute ma vie en revanche des 30 ans de Loujain Al Hathloul, militante féministe saoudienne. J’aimerais me tromper à l’heure d’écrire ce texte (à défaut de faire quelques courses pour lui trouver un cadeau), mais ses 30 ans elle les passera dans une prison saoudienne, comme les 14 mois et demi précédents. Espérons que le régime saoudien ne lui réserve aucune surprise cruelle et aucun traitement plus inhumain que son incarcération arbitraire (son procès s’est à peine ouvert à la mi-mars pour être immédiatement suspendu ; ce n’est qu’alors qu’elle a découvert les charges qui pesaient contre elle). Elle a déjà subi tortures, harcèlement  et traitements dégradants. L’énumération donne la nausée. Admirons le courage de sa sœur aînée Alia qui en a fait le décompte dans une interview à la veille d’un autre anniversaire, celui de son incarcération.

Loujain Al Hathloul est donc née il y a 30 ans, le 31 juillet 1989. 20 ans après les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune. L’année de tous les possibles, vu de Bruxelles : Mandela était en train de négocier la fin de l’apartheid, le mur de Berlin allait tomber. Un autre monde, plus ouvert, plus libre, se présentait à nous.  Mais à Pékin, le régime chinois venait d’envoyer les chars pour mater les étudiants manifestant Place Tian’anmen, tandis qu’en Arabie Saoudite les femmes n’avaient pas le droit de conduire (elles devront encore attendre 29 ans pour cela) et elles étaient soumise à la tutelle d’un homme. Soyons de bons comptes, en Europe, cela ne faisait pas si longtemps qu’une femme mariée ne devait  plus demander à son mari l’autorisation d’ouvrir un compte en banque et toutes les Suissesses n’avaient pas encore gagné le droit de vote.

Loujain racontait avant son arrestation que son père, dans la marine, craignait que ses enfants grandissent près de l’eau sans savoir nager. Alors que la seule piscine à proximité était réservée aux hommes, il a bravé l’interdiction faite aux femmes et Loujain a appris à nager. Elle concluait son récit en notant qu’elle avait ainsi appris très jeune qu’elle ne pouvait pas juste rester les bras croisés et attendre qu’on lui accorde des droits ou qu’on en accorde aux autres.  Loujain s’est ensuite démenée pour que sa petite sœur puisse faire de la boxe. Aujourd’hui Lina, la cadette, ironise : malgré ses cours de boxe, elle n’a jamais appris à se battre comme sa sœur le fait !

Lina affirme par ailleurs qu’elle-même n’est pas une activiste. Pourtant, elle se démène et, avec Alia et Walid (leur frère qui vient d’être diplômé à Toronto), elle se mobilise. Ensemble, ils fédèrent des centaines, si pas des milliers, de personnes de tous horizons. Ces trois frère et sœurs, « bloqués » à l’étranger[1], sont devenus militant.es des droits des femmes malgré eux. Walid reconnaît avoir longtemps ignoré la difficulté d’être une femme en Arabie Saoudite, car il pensait qu’elles étaient toutes traitées de la même manière que ses sœurs l’étaient au sein de leur famille. C’est grâce à Loujain et son engagement passionné qu’il a ouvert les yeux.

Pourtant, tous les trois marchent sur des œufs. Chaque déclaration pourrait avoir des conséquences sur le sort de leur sœur. On leur a dit qu’il valait mieux se taire, mais alors qu’ils se taisaient, dans les premiers mois de sa détention, leur sœur a été torturée. Depuis, ils ont choisi de prendre la parole, de dénoncer. Ils défendent leur sœur, les droits des femmes en Arabie Saoudite et, par extension, le sort de tous les activistes des droits humains détenus là-bas. En parlant de la situation dramatique de leur sœur, ils ne font pas que défendre les droits de l’Homme et l’égalité femmes-hommes, mais le droit tout court (droit à un procès équitable, pas de détention arbitraire…). Quand on parle de Loujain, on parle également d’Iman al Nafjan, d’Aziza al Yousef, de Nouf Abdulaziz ou d’Eman Al-Nafjan, de Nassima al Sada ou de Samar Badawi, mais encore de son frère Raïf, et de tellement d’autres activistes encore.

Loujain va avoir 30 ans ce 31 juillet 2019. Depuis sa prison saoudienne, elle a accompli une chose incroyable. Autour d’elle et dans le sillage d’Alia, de Walid et de Lina, mais aussi de toutes ses amies qu’elle a laissées au Canada où elle a étudié, des inconnu.es qui ne connaissaient souvent pas la situation des femmes en Arabie Saoudite s’engagent et se mobilisent : pétitions, manifestations, cartes blanches, dessins… Cette mobilisation est internationale. Des citoyen.nes, des académiques, des journalistes, des comédiens, des femmes et des hommes politiques parlent de Loujain et de son combat pour l’égalité des droits, pour la fin de la tutelle masculine, pour ouvrir un abri permettant à ses concitoyennes de fuir des violences familiales sans devoir demander l’asile à l’étranger.

À défaut de cadeau d’anniversaire, Loujain Al Hathloul est honorée mondialement : Docteure Honoris Causa à l’UCLouvain, récipiendaire du Prix Carl-und-Bertha-Benz de la ville de Mannheim, Citoyenne d’honneur de la ville de Paris, parmi les 100 personnalités qui comptent cette année selon Time, lauréate du PEN/Barbey Freedom to Write Award 2019 avec Nouf Abdulaziz et de Eman Al-Nafjan, et également proposée pour le Prix Nobel de la Paix. Je préférerais la savoir libre, mais si son petit miracle, celui d’avoir réuni depuis sa cellule autant de militant.es autour de la cause des femmes saoudiennes, pouvait se voir distinguer ainsi, ce serait évidemment un immense hommage amplement mérité.

En fin de semaine, ma famille fête les anniversaires de l’été. J’aurais aimé que Loujain soit parmi nous pour aider ses sœurs, neveux et beau-frère à souffler les bougies…  C’est l’anniversaire de Loujain, mais c’est elle qui nous offre un merveilleux cadeau : une famille plus grande, plus soudée et plus investie que jamais pour l’égalité et les droits humains.

 

 

[1]Outre l’arrestation de Loujain, la famille souffre également d’une interdiction de sortie du territoire saoudien (travel ban). Cela signifie que les membres de la famille qui étaient à l’étranger ne peuvent revenir en Arabie Saoudite sous peine de ne plus pouvoir en sortir. Concrètement, cela fait plus d’un an que toute réunion de famille est impossible, que des petits-enfants grandissent loin de leurs grands-parents et que des enfants ne peuvent voir leurs parents ou leur frère et sœurs.