Politique
La face cachée des écrans : le coût de la matière
14.11.2022
Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).
La massification de l’usage d’Internet et des nouvelles technologies numériques s’est accompagnée d’une fiction qui a aujourd’hui du plomb dans l’aile : son caractère écologique. Les plus jeunes ne s’en rappellent sans doute pas mais il y a une grosse décennie, on promouvait l’utilisation des mails et de la « dématérialisation » en disant sauver des arbres. Aujourd’hui, le coût énergétique des échanges numériques se fait de plus en plus évident et des start-ups se lancent même dans le business du nettoyage de boite mail pour… sauver des arbres[1. « Nettoyez vos boîtes mails pour sauver des arbres », Le Progrès, 4 août 2017. (En ligne.)] !
C’est qu’il a fallu du temps pour sortir de l’idée que le net, et maintenant le cloud, sont des espaces immatériels. La réalité physique de cet immense entrelacement de données se cache loin des regards : dans les kilomètres de câbles reliant les États entre eux et dans des quantités inimaginables de serveurs regroupés dans des « fermes » ou data centers. Or, ces technologies ont un coût matériel et humain parfois lourd, nécessitant des ressources rares ou très polluantes. C’est une empreinte qu’il s’agit de prendre en compte et de peser dans sa multiplicité.
Les serveurs : ces gouffres énergétiques
Il n’y a jamais eu autant d’installations numériques et leur poids dans notre consommation globale suit mécaniquement. En 2018, Françoise Berthoud, ingénieure en informatique, signalait déjà que « le secteur des nouvelles technologies représente à lui seul entre 6 et 10 % de la consommation mondiale d’électricité, selon les estimations – soit près de 4 % de nos émissions de gaz à effet de serre. Et la tendance est franchement à la hausse, à raison de 5 à 7 % d’augmentation tous les ans[2. Cité par L. Cailloce, « Numérique : le grand gâchis énergétique », CNRS Le Journal, 16 mai 2018. (En ligne.)] ». Les technologies courantes, nos ordinateurs, smartphones et autres objets électroniques nécessitent bien sûr de l’énergie mais c’est surtout l’entretien de la structure générale et des réseaux qui est particulièrement dispendieuse. Les serveurs consomment ainsi doublement : pour fonctionner mais aussi parce qu’ils ont besoin d’être refroidis. Dès qu’une ferme à serveurs atteint une certaine taille, elle réclame une quantité considérable d’électricité pour ne pas surchauffer ; l’hébergement des données représente à lui seul 30 % de la consommation totale.
Quant à ce qui les relie : « Beaucoup de gens pensent que les réseaux sont des tuyaux “passifs”, mais ils sont constellés d’antennes et de routeurs, les aiguillages de l’Internet », explique Anne-Cécile Orgerie, chercheuse au CNRS spécialiste des réseaux et des questions énergétiques[3. Ibidem.]. La « connectique » globale pèse, elle, 40 % de l’ensemble. Certains phénomènes récents ne font d’ailleurs qu’empirer les choses. La consommation massive de vidéos, via des plateformes comme YouTube ou de streaming (c’est-à-dire de flux en direct) sur des sites comme Twitch, augmente la facture. Le confinement a d’ailleurs fait monter en flèche le recours à des services comme Netflix pour visionner des films, à tel point que le site a dû artificiellement diminuer sa bande passante (le débit des données reçues ou envoyées) en limitant la qualité des vidéos pour éviter de saturer le réseau. En 2022, la vidéo sous toutes ses formes représentait environ 80 % du trafic, avec un impact carbone non négligeable[4. Voir les données de The Shift Project : https://bit.ly/2XCGaBK.]. Et c’est aussi le cas pour les monnaies produites en blockchain (forme d’encodages décentralisés), la consommation du seul Bitcoin, une de ses déclinaisons, est équivalente à celle d’un pays comme la Suisse[5. Pourquoi le bitcoin consomme-t-il une énergie de “dingue” ? », RTBF/AFP, 14 mai 2021. (En ligne.)] !
Ressources et exploitations
Les progrès technologiques nous permettant d’obtenir des objets toujours plus compacts ou des flux d’informations toujours plus rapides ont un autre coût : celui des ressources nécessaires à la conception de composantes électroniques de plus en plus pointues. Certaines réclament de l’or, de l’argent et des éléments plus exotiques comme l’antimoine et le gallium ou encore des « terres rares », un ensemble de métaux aux propriétés semblables.
Alexandre-Reza Kokabi notait en 2019 que pour produire un seul smartphone « 70 kg de matières premières sont mobilisées […] soit 583 fois le poids d’un téléphone[6.A.-R. Kokabi, « La folie du smartphone, un poison pour la planète », Reporterre, 10 septembre 2019. (En ligne.)] ».
L’extraction et le traitement de ces ressources, qui ont massivement lieu dans les pays du Sud, engendre son lot d’exploitation, de dégâts humains et environnementaux. La chaîne de production actuelle favorise un système qui n’est pas sorti des logiques coloniales, où des richesses sont enlevées à des pays pauvres pour être raffinées en subtiles technologies consommées dans les pays riches. Non seulement le partage des gains est totalement asymétrique mais les producteurs doivent aussi supporter toutes les destructions naturelles engendrées par le processus. Il est en effet plus facile d’acheter un smartphone tous les deux ans que d’accepter l’ouverture d’une mine polluante à côté de chez soi…
Le marché des nouvelles technologies, même s’il a connu un ralentissement et même des pénuries à l’occasion de la pandémie, est toujours considéré comme l’un des plus prometteurs par les capitaines d’industrie. À l’inverse, les analyses pointant un changement de modèle, un recours beaucoup plus poussé au recyclage ou à la réparation des objets déjà en circulation, ou même une sobriété dans l’utilisation de certaines technologies, sont encore largement marginales. Comme ce marché constitue la pointe du progrès de notre époque, il sera forcément au cœur des rapports de force écologiques des années à venir, d’autant plus quand on nous promet d’autres révolutions, comme celle des espaces virtuels, portées par Meta (Facebook).
Les câbles : des enjeux géopolitiques
Un autre enjeu majeur mais souvent ignoré tient dans la centralité et la vulnérabilité des câbles océaniques par lesquels transitent les flux de données qu’on appelle Internet. Cette épine dorsale est composée de plusieurs centaines de câbles reliant les continents entre eux, avec plusieurs zones de concentration comme entre l’Europe et les États-Unis ou entre ceux-ci et l’Asie. La Belgique est par exemple le terminus d’un câble « en collier de perle », SeaMeWe-3, qui longe les côtes françaises, passe par la Méditerranée, la mer Rouge, le canal de Suez, le golfe du Bengale et termine sa course en divergeant vers la Corée du Sud et l’Australie. Il mesure à lui seul 39 000 km.
Ces câbles sont possédés par des groupes privés, parfois par les Gafam eux-mêmes. C’est le cas pour les transatlantiques Grace Hopper et Dunant qui sont détenus par Google ou encore pour le futur Amitie qui appartient à un consortium comprenant notamment Meta et Microsoft. Infrastructures stratégiques, ces installations sont pourtant difficiles à protéger à cause de leur longueur et de leur localisation dans les fonds marins. Parmi les révélations d’Edward Snowden en 2013, figuraient des collectes massives de données par les États-Unis à partir des stations d’atterrissement, c’est-à-dire des endroits où les câbles débouchent de l’océan ; plus récemment, un navire russe a été surpris en train d’effectuer des manœuvres près des câbles inter-atlantiques débouchant sur les côtes irlandaises.
Mais le risque principal demeure la possibilité de les couper et ainsi d’isoler numériquement des régions entières. Si des ruptures accidentelles occurrent de temps
à autre, comme en 2015 quand l’ancre d’un navire a privé une bonne partie de l’Algérie de son accès au net, c’est bien l’utilisation militaire d’une telle technique qui effraie le plus. La guerre en Ukraine a d’ailleurs relancé le spectre d’actes de sabotage venant de la Russie.
Bien commun et sobriété énergétique
Il est assez fascinant que toute la structure technique d’Internet que nous utilisons dans notre grande majorité et qui nous impacte toutes[7. Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.], d’une manière ou d’une autre, ne soit pas encore le théâtre de grandes revendications visant à la sécuriser et à la protéger des intérêts capitalistiques. Bien sûr, certaines mènent ce combat depuis de nombreuses années, comme la Quadrature du net[8. Association française de défense des libertés numériques, fondée en 2008 : www.laquadrature.net.] en France, mais il est loin des préoccupations principales exprimées par la société civile. La gestion des câbles océaniques ne devrait elle pas en effet servir de bien commun à l’humanité tout entière, sans avoir à être soumise aux aléas de la concurrence entre les Gafam ou entre les États ? La neutralité du net, l’un des principes fondateurs d’Internet tel que nous le connaissons et qui part du principe que l’information doit circuler librement, sans limitation liée à une cause politique ou économique, a déjà été mise à mal aux États-Unis en 2018. Elle reste globalement appliquée en Europe mais il serait facile d’installer à la sortie d’un câble un filtrage des données, pour ralentir le flux à moins de payer un surcoût, un peu comme avec une file VIP.
De la même manière, la fameuse « transition numérique » et maintenant la « révolution » de la 5G et d’un univers totalement connecté, au-delà de son aspect liberticide, ne doit pas dissimuler ce qui les rendent possibles : l’asservissement économique de nombreuses travailleuses à travers le monde et la destruction parfois aveugle de la nature et du climat.
Loin de constituer une solution aux problèmes environnementaux, les nouvelles technologies sont plutôt une de ses causes importantes, en tout cas en extension constante. N’est-il pas possible d’envisager un numérique plus sobre, moins énergivore, qui trouverait un équilibre entre l’immense potentiel de la connexion des individues, leur égalité et la nature ? Alors que notre modèle de consommation infini est voué au changement ou à la ruine, le numérique ne peut en tout cas plus être considéré comme une réponse magique, ouvrant de nouveaux espaces sans limite et sans coût environnemental.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-SA 2.0 ; photographie d’un smartphone dans une main, prise par Japanexperterna.se, en mai 2015.)