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La force inégalable du regard

Ce texte de la “chronique image” a paru dans le n°116 de Politique (juin 2021).

« Je cherche à élucider le chaos de l’existence humaine », a dit un jour Frederick Wiseman, le grand documentariste américain qui pendant un demi-siècle a filmé l’activité humaine dans sa dimension collective notamment dans les hôpitaux. Il y a quelque chose de cet ordre dans le travail du photographe Gaël Turine et de l’écrivaine Caroline Lamarche qui ont recueilli par l’image et le texte les sentiments et les réflexions de celles et ceux qui ont combattu le Covid dans les hôpitaux d’Iris Sud à Bruxelles. Ce sont les responsables de ces hôpitaux qui ont fait appel aux artistes pour empêcher que le silence et l’oubli succèdent aux applaudissements déjà lointains qui saluaient le personnel soignant. On est ici, avec la publication de Traces, livre-objet insolite[1.G. Turine & C. Lamarche, Traces, Collectif Hôpitaux Iris Sud, Bruxelles, Luc Pire, 2021. Il faut souligner le remarquable travail graphique de Chiquinquira Garcia notamment dans l’utilisation d’un papier différent pour les textes qui leur donne un rythme propre. Information sur : https://tracescovid.be.], aux antipodes de la démarche médiatique trop souvent intrusive. L’écoute, le respect, l’empathie, la reconnaissance, l’échange même silencieux, le regard partagé sont les marques de ce remarquable travail qui nous bouleverse et restera aussi comme une archive historique unique du combat – on a envie de dire à mains nues – des soignantes et des soignants, mais aussi de toutes les femmes et les hommes qui, des cuisines à la morgue, de la pharmacie à l’entretien en passant par l’administration, ont mené cette guerre contre la pandémie.Les méthodes de travail de Lamarche et Turine nous approchent au plus près de ce qui ne quitte pas les corps et les âmes des combattant·es après la bataille. L’écrivaine Caroline Lamarche s’est faite lectrice. Des boîtes aux lettres avaient été installées dans les hôpitaux pour recueillir témoignages écrits ou enregistrés. Elle demandait de répondre à cette question : « À propos de cette période, que pourriez-vous me dire que vous seul pourrez dire ? » Le photographe avait installé un studio mobile où il attendait ceux qui accepteraient de partager leur regard. Il a fallu du temps pour que la parole se livre et que les yeux affrontent l’objectif. À la fin, cela donne 155 histoires singulières inséparables d’une grande histoire collective.

Caroline Lamarche a fait oeuvre de monteuse, comme au cinéma. Des extraits de textes qui disent toute la violence vécue par le personnel des hôpitaux, mais aussi tout leur engagement, leur abnégation, mais aussi souvent leur sentiment d’abandon de la part des pouvoirs publics. Une infirmière en chirurgie raconte : « J’avais choisi la chirurgie pour une raison : si on opère, c’est qu’il y a de l’espoir. Et je me suis retrouvée à prodiguer des soins de fin de vie. […] J’ai tenu la main de chacun de mes patients, pleuré beaucoup. Je savais que je n’étais pas la dernière main qu’ils voulaient serrer, la dernière voix qu’ils voulaient entendre. Ils voulaient leur famille. Et par la force des choses, nous avons dû devenir la leur, juste pour le dernier voyage. »

Il faut lire ces cris d’humanité, de solidarité et de colère aussi. Comme il faut s’imprégner des portraits de Gaël Turine dont on connaît la profonde sensibilité du regard sur l’autre. Dans son studio éclairé, il recevait ceux qu’il allait photographier. Ils échangeaient, leur demandant de s’abstraire du lieu, puis il éteignait la lumière et dans le silence et sur un fond noir, il opérait. Chaque portait devient un tableau, celui d’une vie.

La photo est peinture. Compassionnels, solidaires, hallucinés, lointains, très lointains, intériorisés ou projetés dans le monde à venir, accusateurs, chargés d’humanité, parfois l’esquisse d’un sourire : Turine capte tous les sentiments dont on voit qu’ils ont une extrême urgence à s’exprimer. Il y a dans ces images tous les regards d’une existence. Mais il en est un qui revient avec force : c’est le regard fixe qui traverse l’objectif et le monde. Le regard qui va « au-delà ». Celui qui nous dit avoir traversé un territoire terrifiant, celui où la vie et la mort se jouent face à l’impuissance des femmes et des hommes. Les yeux alors racontent ce que les mots ne peuvent exprimer. Et ils sont d’une force inégalable.