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La gauche en Europe, entre espoir et désarroi

Sondages en Belgique, élections en Espagne et en France, déceptions, soulagements. On voudrait croire que la gauche a tiré les leçons de ses errances et qu’elle ne compte pas seulement sur les bétises de la droite pour se refaire une virginité…

Après les victoires de la gauche en Espagne et, avec quel éclat en France on pourrait penser qu’une inversion de tendance est à l’œuvre. Depuis cinq années une succession de revers avait marqué le sort de la gauche européenne: de la défaite des socialistes autrichiens en 1999 jusqu’à celle des grecs en 2004, le panorama de la gauche européenne est jalonné de débâcles électorales: Danemark, Pays-Bas, Italie, France, Portugal. Sans oublier la déliquescence du SPD allemand qui ne parvient pas à faire passer les réformes libérales du gouvernement rouge-vert. Les succès de la gauche espagnole et française sont-ils dès lors à mettre sur le compte de circonstances très particulières ou peut-on en tirer d’autres conclusions? Il faudra sans doute attendre les résultats du scrutin européen pour se faire une idée plus précise. On connaît les conditions exceptionnelles de la victoire de la gauche espagnole. En France un double phénomène a joué: une droite particulièrement réactionnaire et maladroite accumulant tous les rejets et une gauche qui avait retenu les leçons de la défaite de Lionel Jospin aux présidentielles de 2002. Elle a gagné, et de telle manière, parce que son électorat a privilégié à la fois l’unité et le vote utile. Formidable espérance donc, mais pour confirmer elle doit encore faire la preuve de sa crédibilité en termes de volonté politique et de programme. Et il faut aussi que l’ensemble de ses composantes, y compris l’ensemble des Verts, en tirent toutes les conséquences stratégiques L’extrême-gauche incarnée par le mariage de la carpe et du lapin trotskystes a montré les limites étroites de ses perspectives politiques et notamment l’inanité de son refus de différencier droite et gauche gouvernementale. La gauche européenne est encore à mi-chemin entre l’espoir et le désarroi. Car si les signes du premier se sont manifestés, ceux du second sont toujours fortement présents. «Les partis politiques mais aussi les intellectuels, le monde associatif et syndical, toutes les forces d’expression et de représentation démocratiques ont pris un retard considérable sur l’événement. La pensée démocratique fonctionne au ralenti ou à contretemps face à un adversaire qui prend le large»: voilà ce qu’affirmait, il y a près d’une décennie, un ouvrage collectif consacré à la montée de l’extrême droite et qui avait pour titre “Le désarroi démocratique” Le désarroi démocratique, l’extrême droite en Belgique, Editions Labor, Collection La Noria, Bruxelles, 1995. Un ouvrage auquel avaient notamment participé un certain nombre d’auteurs aujourd’hui collaborateurs à Politique… Le titre et le propos restent d’actualité. On peut les nuancer mais tous les sondages et la plupart des scrutins le confirment: dans les pays européens où elle est apparue dans les années quatre-vingt/nonante, l’extrême droite n’a cessé de se développer. Sur le plan électoral mais aussi sur le terrain idéologique en déportant l’ensemble de l’équilibre politique vers la droite et en « contaminant » les partis démocratiques, de droite le plus souvent mais aussi parfois ceux de gauche. On se souviendra de l’affirmation selon laquelle « l’extrême droite apporte de mauvaises réponses à de bonnes questions » : sous des formes diverses elle continue de faire des ravages permettant à l’extrême droite d’imposer les thèmes et les termes de débats politiques dont elle fixe par ailleurs l’agenda. La manière dont s’est déroulé la discussion sur le vote des étrangers non européens en Belgique a été typique de ce point de vue. Les forces démocratiques ont fait preuve d’une frilosité dans la défense de leurs propres valeurs qui en dit long sur la pression exercée par l’extrême droite. De la même manière, les réponses apportées par les forces démocratiques à l’exploitation du sentiment d’insécurité témoignent de l’emprise idéologique et même parfois de l’hégémonie politique conquise sur ce terrain par l’extrême droite. Ici et ailleurs, coalition classique ou inédite, majorité de gauche ou de droite, personne n’a trouvé la parade. Pour en revenir aux récentes élections régionales en France, malgré le formidable succès de la gauche, le Front national a poursuivi son implantation dans de nouvelles terres et élargi son recrutement électoral. Et plus significatif encore, le fait que Jean-Marie Le Pen ait revendiqué durant la campagne la lutte « contre l’insécurité sociale » qui est précisément une des causes fondamentales de son succès. Il faut le reconnaître: on a depuis longtemps identifié ces dernières (exclusion sociale, crise de la représentation, « affaires », repères identitaires, etc.) mais les moyens de les contrecarrer efficacement demeurent incertains. Un peu partout la droite s’est radicalisée s’identifiant de plus en plus, et sans restriction, à une « société de marché » et tentant de récupérer les électeurs de l’extrême droite en la suivant dangereusement sur son territoire. La gauche n’a pas toujours été épargnée par cette tentation mais surtout depuis les années nonante marquées par la crise de la social-démocratie, elle n’a pas encore réussi à reconstruire un projet crédible susceptible de rendre l’espoir à ceux qu’elle a longtemps représentés. La crise du modèle social-démocrate s’est cristallisée jusqu’à la caricature tragique en Autriche avec l’alliance de gouvernement régional conclut en Carinthie entre le PS autrichien et le FPÖ de Jörg Haider. Entre la “troisième voie” blairiste et la position protestataire de la gauche radicale, entre le libéralisme social et la dénonciation gauchiste, la gauche réformiste n’a pas été en mesure d’élaborer un nouveau projet. De même, et c’est évidemment étroitement lié, elle n’a pas été capable de construire cette nouvelle alliance entre les couches sociales — relativement — “garanties” (salariés et classes moyennes) et les exclus. Cette alliance est sans doute la condition indispensable de son succès durable et d’un recul de l’extrême droite. Pour la gauche c’est le vrai défi de ce début de siècle. Chez nous elle passe inéluctablement par une alliance de type “convergences des gauches” qui associe partis, syndicats et mouvements associatifs. Entre l’incantation et le pragmatisme, il est un sentier étroit pour cette part d’utopie concrète: envers et contre tout rassembler cette gauche multiple et diverse. Il n’en est pas d’autre pour vaincre ce “désarroi démocratique” et confirmer l’espoir. 31 mars 2004