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La grève est suspendue, la lutte continue

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Le souvenir des grèves de l’hiver 1960-61 est toujours bien vivant 50 ans après. En témoigne l’héritage de la « Grande grève », toujours sujet de polémique aujourd’hui entre « anciens ». Tant à propos du caractère belge, ou non, des événements qu’à propos, surtout, de la méthode de lutte syndicale (procédé de « contrôle syndical » prôné par André Renard versus les « maximalistes » cherchant le chemin de l’insurrection).

« A près avoir pris connaissance des décisions des congrès régionaux, le Comité de coordination estime qu’il convient de donner des formes nouvelles à l’action. Le Comité, soucieux de conserver intacte sa force de frappe, décide de suspendre la grève dès le lundi 23 janvier. (…) La grève est suspendue. La lutte continue ».

Après 34 jours d’un des plus longs combats sociaux, le communiqué du Comité de coordination des Régionales wallonnes de la FGTB est clair. À la grève générale, il faut substituer d’autres modes d’action. La grève est finie mais le combat continue. L’objectif immédiat, à savoir le retrait pur et simple de la Loi unique[1.Voir l’introduction de ce Focus.], n’a pas été atteint : à la Chambre, la majorité sociale-chrétienne libérale n’a pas tremblé face aux élus socialistes et communistes (13 janvier). Un mois plus tard, le Sénat adopte à son tour les mesures du gouvernement Eyskens. La voie parlementaire a résisté aux voix de la rue. En revanche, si l’un des objectifs consistait à faire tomber le gouvernement, le succès est au rendez-vous. À peine la Loi unique votée, ses modalités d’application provoquent la démission rapide de l’équipe Eyskens (février). Pour d’autres objectifs – les réformes de structure et le fédéralisme – les forces populaires wallonnes restent disponibles. Le 21 janvier, à l’annonce de la suspension de la grève, ils étaient encore 150 000 à paralyser plusieurs secteurs importants de l’économie wallonne. Ils seront plusieurs milliers à adhérer au Mouvement populaire wallon.

Mythe fondateur

Le résultat des élections du 26 mars 1961 conduit à la formation d’un gouvernement qui a les faveurs d’André Renard : les socialistes s’allient aux sociaux-chrétiens. Mais le bilan gouvernemental sera mitigé : contraints par leurs alliés sociaux-chrétiens, les socialistes mettent en application des dispositions de la Loi unique ; de surcroît, des maladresses sont commises au moment de figer définitivement la frontière linguistique. Dès lors, ce sont surtout les élections de 1965 qui servent d’étalon pour jauger l’impact de la Grande grève : la Volksunie progresse tandis qu’apparaissent les premiers élus du FDF et les deux premiers députés issus de listes spécifiquement wallonnes[2.En vue des élections du 23 mai 1965, plusieurs listes se constituent avec le coq wallon en tête : le Parti wallon des Travailleurs (Liège), le Rassemblement démocratique wallon (à Namur), le Front démocratique wallon (dans la partie wallonne du Brabant) et le Front wallon (à Charleroi). À ses listes éparses, il faut ajouter le PSI du sénateur L’Allemand, le Rassemblement indépendant wallon et le Parti communiste wallon qui s’inscrit dans une mouvance maoïste voire archéo-stalinienne. Au soir du scrutin, François Perin (PWT) et Robert Moreau (Front wallon) sont les deux premiers parlementaires élus sur une liste spécifiquement wallonne. Le Rassemblement wallon fédérera ses listes et deviendra le deuxième parti politique de Wallonie en 1971. Voir Encyclopédie du Mouvement wallon (sous la direction scientifique de Paul Delforge, Philippe Destatte et Micheline Libon), 3 premiers tomes, Charleroi, 2000-2001, 1800 pages.]. Cinq ans plus tard, la Constitution est révisée, la reconnaissance de trois communautés et de trois régions y étant désormais inscrite. Constamment dans les années 1970, 80 et 90, on fera référence à la Grande Grève, au fédéralisme, aux réformes de structure, ainsi qu’au Mouvement populaire wallon, constitué en 1961. Lorsqu’il s’agira de mettre en application l’article 107quater, de voter la communautarisation de l’enseignement et la régionalisation des grands secteurs dits nationaux, voire les accords de la Saint-Michel et de la Saint-Quentin, la grève de 1960 et l’ombre de Renard deviendront, pour certains, une sorte de mythe fondateur, justifiant les choix du moment.

La commémoration des cinquante ans de la Grande grève n’échappe pas à cette tendance. Si certains dénoncent « l’oubli », d’autres mettent en cause le caractère wallon de la grève, pointent la responsabilité de Renard dans l’échec du retrait de la Loi unique et l’accusent d’avoir détourné l’énergie des masses en prônant le fédéralisme[3.G. Dache, La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de 60-61, éd. marxisme.be.]. En cet hiver 2010-2011, se sont multipliés les projections et débats autour du film Hiver 60 de Thierry Michel, les vernissages de nombreuses expositions (essentiellement en Wallonie)[4.Grève de 60-61 : rencontre intergénérationnelle et exposition, par la FGTB Charleroi (novembre 2010). Exposition itinérante (G)rève de 60 et d’Aujourd’hui, par Présence et action culturelles et Peuple et culture Wallonie-Bruxelles avec la collaboration de l’Institut d’histoire ouvrière économique et sociale et le soutien de la FGTB (Bruxelles, Liège, Tournai…). La grève de ‘60, 50 ans plus tard, toujours d’actualité, exposition organisée par la FGTB Liège, à Ougrée, dans la salle d’Ougrée-Marihaye.], les articles et témoignages des « acteurs » dans la presse[5.Ainsi cette série d’articles dans La Libre Belgique, décembre 2010.], les communications lors de colloques[6.« La mémoire de la grande grève de l’hiver 1960-61 », colloque organisé à l’Université de Liège, du 9 au 11 décembre 2010. « Un autre regard sur les grèves de l’hiver 60-61 », Maison de la Métallurgie (17 décembre 2010).], et même une journée spéciale sur la RTBF[7.Le 14 décembre 2010, avec la diffusion de l’émission « Ce jour-là ».]. Partout, en ces occasions, règne une même impression : la grève est toujours suspendue et le débat est bien loin d’être clos.

Hiver 60 : un certain oubli

Comme la Seconde Guerre mondiale et la Résistance, comme la Question royale, comme la Question scolaire, les acteurs et même les simples témoins de la Grande grève ont été marqués par l’événement et jamais ils n’ont plongé leur expérience dans l’oubli. Le Mouvement populaire wallon, la Fondation André Renard, les compagnons de route de Renard ont entretenu la flamme. Sous forme d’articles, de livres, de souvenirs-témoignages, de thèses de doctorat ou de mémoires de fin d’étude, la bibliographie qui fait mention de la grève est aussi abondante que les rappels réguliers que l’on trouve dans la presse à l’occasion des divers anniversaires[8.À ce sujet, voir P. Delforge, « La Wallonie en a assez ! », la grève wallonne de l’hiver 60-61, contribution au colloque « La Mémoire de la Grande Grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique », Université de Liège, 9, 10 et 11 décembre 2010, à paraître.]. Dans la bande dessinée[9.Voir les publications de l’historien Luc Courtois.], le théâtre[10.J. Louvet, Le Train du bon dieu, version des années 1960.] et le cinéma[11.Fr. Buyens, Se battre pour nos droits, 1962 ; Les frères Dardenne, Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois, 1979 ; Th. Michel, Hiver ‘60, 1982, 2010.], l’oubli n’est pas de mise, comparé à d’autres faits majeurs de l’histoire de la Wallonie qui restent eux occultés. Certes, il n’y a pas abondance et il manque vraisemblablement un lieu de mémoire marquant ; le choix de la Gare des Guillemins aurait réduit l’événement aux incidents du 6 janvier[12.Après un discours d’André Renard, place Saint-Paul à Liège, les manifestants se dispersent. De violents incidents éclatent cependant à hauteur de la gare ferroviaire des Guillemins, qui vient d’être rénovée. Les forces de l’ordre et les manifestants s’affrontent ; au plus des dégâts matériels aux bâtiments, on dénombre plusieurs blessés graves : le dimanche 8 janvier, Laurent Rodder succombe à ses blessures (une balle dans le dos) et le dimanche 22 janvier, c’est au tour de M. Boutet (une balle dans la gorge) de perdre la vie.]. Le Mouvement populaire wallon a bien tenté de fédérer ses sympathisants autour de la tombe de Jo Woussen[13.Ce métallurgiste est touché par une balle tirée par un gendarme, lors de la dislocation d’une manifestation en région liégeoise, le 16 janvier, 28e jour de grève. Les circonstances de sa mort feront l’objet de vifs débats au Parlement.], abattu en janvier 1961 à Chênée, mais l’hommage s’estompa avec le temps. Et ce ne sont pas les rares noms de rue attribués à André Renard qui entretiennent le souvenir de la Grande grève.

Là où le trou de mémoire est abyssal, c’est auprès des jeunes générations et de leurs professeurs. L’évocation de la portée des événements de 1960 dans les programmes scolaires dépend fortement de la volonté, de la motivation et de la débrouillardise des enseignants, car les manuels ignorent encore totalement cet épisode de notre histoire. Ainsi, La Belgique, des Tribus gauloises à l’État fédéral, manuel d’histoire réalisé par Franz Hayt et Denise Gallois, pourtant réactualisé pour la 5e fois en 2006, ne fait aucune référence à la grève de l’hiver 60, Renard comme Destrée étant d’illustres inconnus jamais mentionnés[14.Reconnaissons l’existence de quatre lignes, p. 156 : « Une tentative de redressement budgétaire est bien amorcée par la Loi unique en 1960, mais elle débouche sur des affrontements sociaux qui plongent le pays dans un grave désordre tout en accentuant l’antagonisme entre la Wallonie et la Flandre ». Fr. Hayt et D. Gallois, La Belgique, des tribus gauloises à l’État fédéral, Bruxelles, De Boeck, 2006.]. Il en est de même des tout récents manuels Construire l’Histoire, destinés tout spécialement à l’enseignement catholique de la Communauté française Wallonie-Bruxelles. Réédité en 2009, le tome IV intitulé Un monde en mutation (de 1919 à nos jours) ne consacre pas un mot à la Grande grève ni à André Renard[15.J.-L. Jadoulle et J. Georges (dir.), Construire l’Histoire, tome 4, Didier Hatier, 2009, 336 pages ; Guide de l’enseignant, 432 pages.]. À peine, Jules Destrée est-il mentionné dans le tome III, avec un (très) bref extrait de la Lettre au roi[16.J.-L. Jadoulle et J. Georges (dir.), Construire l’Histoire, tome 3, Didier Hatier, 2009, p. 161.]. Peut-être aura-t-on la bonne surprise de lire quelques lignes sur la Grande grève, la Grève du siècle… dans le tome III de FuturHist, titre des manuels d’histoire destinés à l’enseignement officiel de la Communauté française Wallonie-Bruxelles qui doit paraître prochainement. Ce serait une première car même le dossier Wallonie toutes les cartes en mains ne s’attarde guère sur les événements de l’hiver 60[17.Wallonie toutes les cartes en mains, Namur, 2005 (dernière édition), 50 pages.].

Hiver 2010 : dialogue de sourds

La commémoration du 50e anniversaire a donné lieu à une situation un peu surréaliste. En l’absence d’André Renard, les « anciens » se sont échangés des coups (de g…), chacun cherchant à revendiquer l’héritage d’un épisode historique dont le nom même ne paraît pas encore définitivement assis. Il est pourtant rare qu’un événement majeur ne porte pas rapidement un nom unique destiné à en faire une sorte de point de repère unanimement reconnu. Cette terminologie sert de marqueur et identifie en deux ou trois mots les faits eux-mêmes, voire leur signification. Chacun s’accorde alors sur le sens du moment historique, sur son retentissement et sa portée. C’est loin d’être le cas pour les journées qui ont marqué la Belgique, en particulier la Wallonie entre la fin décembre 1960 et le début 1961. Les expressions varient : « La Grande grève », la « Grève du siècle », la « Grève contre la Loi unique », « La Grève (ou les Grèves) de l’hiver 60-61 », « L’insurrection de 60 », « Le printemps du fédéralisme wallon »…

À force d’être toujours utilisées, quelques images se sont imposées : celles d’André Renard haranguant la foule place Saint-Lambert, celles d’échauffourées entre forces de l’ordre et grévistes (souvent à Bruxelles), celles de manifestants s’en prenant avec violence à la gare des Guillemins fraîchement rénovée. Le raccourci est vite établi, d’un meneur, révolutionnaire, autorisant tous les excès. Ce cliché correspond fort peu à la réalité. Interprofessionnelle, voire populaire, la grève fut surtout générale et placée au maximum sous le contrôle des régionales wallonnes de la FGTB. Les comités de grève se comptèrent sur le bout des doigts. Les instructions délivrées par André Renard évitèrent le pire. Ce contrôle syndical générera des frustrations durables. Plusieurs expressions, quelques rares images, mais beaucoup de souvenirs et d’interprétations diverses, tout indique que les esprits ne sont pas encore sereins, cinquante ans plus tard, et que les rancunes ne sont pas encore apaisées. Les 34 journées qui firent trembler l’État belge et mirent à mal l’autorité du gouvernement Eyskens continuent à susciter le débat, davantage encore qu’en 1970, voire en 1980, 1985, 1991 et 2000, lors de commémorations souvent nourries par la proximité d’autres tournants politiques décisifs : la révision de la Constitution (1970) ; l’application des lois d’août 1980 ; les débats sur l’identité wallonne annonçant les accords de la Saint-Michel (1992-1993) ; les accords de la Saint-Polycarpe (2001). À ces occasions, on débattait déjà du caractère wallon de l’événement social.

Pourtant, quand on observe d’un point de vue régional la répartition du nombre de manifestants, du nombre des manifestations, et la durée de la mobilisation, il ne fait aucun doute que le pays wallon a porté la grève. Par ailleurs, le fait que les dockers anversois et les services publics gantois ont débrayé le 19 décembre (comme aux Acec de Charleroi) ne permet pas d’affirmer que la Grande grève fut le fait de la classe ouvrière belge. Le 14 décembre, dans la foulée de l’Opération Vérité[18.Afin de populariser le programme du parti et du syndicat socialistes et d’expliquer l’importance des réformes de structure, une série de meetings et conférences sont organisés durant l’automne 1960 sous l’appellation « Opération Vérité ».] lancée durant l’automne, le « groupe Renard » avait déjà mobilisé des milliers de personnes à travers la Wallonie, avec à son programme les réformes de structure et le fédéralisme. Et c’est le Comité de coordination des Régionales wallonnes de la FGTB qui va structurer le mouvement et lui donner sa dimension.

Le 19 décembre est le moment clé, le moment où un premier domino s’incline et provoque la chute des autres, 34 au total. C’est l’opposition entre l’option rigoureuse de Renard et l’action débridée d’un certain nombre de révolutionnaires rêvant du grand soir. En interdisant la marche sur Bruxelles réclamée sur sa gauche, en empêchant la formation de comités de grève en dehors de la Coordination, Renard a ouvert la porte aux reproches des maximalistes dont la frustration ne semble pas éteinte depuis janvier 1961. 2010 a ainsi permis à « quelques anciens de l’hiver 60 » de régler – définitivement ? – leurs comptes à l’égard d’autres camarades.

La force de Renard à l’époque tient essentiellement à sa détermination, à son respect pour l’action des grévistes et à la définition préalable d’objectifs clairs. Sa présence régulière sur le terrain ou par l’intermédiaire de « ses » lieutenants est appréciée. Même si les subtilités des réformes de structure et du fédéralisme qu’il prônait échappaient au commun des mortels, ceux-ci lui accordent une confiance quasi aveugle.

(La lutte contre) l’austérité n’est pas un projet de société

De la comparaison inévitable entre 1960 et 2010 ressort régulièrement la question de l’assainissement des finances publiques du gouvernement Eyskens, la population s’étant massivement raidie contre la Loi unique et contre la politique d’austérité qu’elle impliquait. L’annonce d’une politique d’austérité par un gouvernement, quel qu’il soit, n’induit pas, ipso facto, une mobilisation générale comme en 1960. On a pu le constater dans les années quatre-vingts (contre les mesures de Val Duchesse) ou dans les années nonante (contre le plan global). Comparer les milliards de francs d’économies envisagées par l’équipe Eyskens avec les milliards d’euros que pourrait décider un gouvernement fédéral belge provoquera peut-être une étincelle au sein des populations bruxelloise, flamande et wallonne, mais pas le feu d’artifice de 1960. Le retrait de la Loi unique n’était qu’un prétexte ; les renardistes avaient mis au point, de longue date, un véritable programme de politique économique, les réformes de structure, auquel s’était additionné le fédéralisme comme moyen d’action, dès 1959-1960. À l’époque, dans certains milieux wallons, syndicaux ou politiques, on n’a pas peur d’affirmer sa volonté de porter un projet ambitieux, mettant en cause les structures acquises : « Les structures unitaires tant étatiques que syndicales sont l’obstacle et au socialisme et à l’expansion économique, les deux étant plus que jamais condition l’un de l’autre », écrivait André Renard fin février 1961 lorsqu’il expliquait les raisons de sa démission du poste de secrétaire général adjoint du bureau national de la FGTB. « Je veux être libre (…) pour militer (…) pour une Wallonie démocratique et prospère. (…) Seul le fédéralisme peut créer les conditions favorables aux réformes de structure économique qui créeront elles-mêmes les conditions de l’expansion économique dans le progrès social »[19.La Wallonie, 1er mars 1961.].

Il s’agissait d’un réel projet mobilisateur mais Renard ne parviendra pas à convaincre des partenaires de s’y rallier : ni au sein du syndicat FGTB, ni l’ensemble du PSB ni le syndicat CSC. Susciter l’adhésion contre des mesures reste plus aisé que forger un consensus autour d’objectifs partagés. Les difficultés de 1960 sont encore plus grandes en 2010. C’est pourtant ce projet de société qui fait défaut de nos jours, que ce soit au niveau belge ou en ce qui concerne la Wallonie. Les accords – même minimalistes et difficilement acquis – intervenus au Parlement flamand depuis la fin des années nonante témoignent au contraire d’une réelle ambition de la part de la Flandre. Il est vrai que, depuis 1980, les élus flamands associent dans un même élan et dans une même logique les réformes économiques, sociales et culturelles. Dans le même temps, le débat communauté-région mobilisait stérilement les Wallons et les Bruxellois.

Option travailliste

La grève de l’hiver 1960 a aussi été un sérieux révélateur pour André Renard. En 1954 et 1956, la FGTB avait adopté le programme de réformes de structure que lui avait proposé Renard ; en 1959, revenu dans l’opposition, le PSB avait également inscrit à son programme les revendications « renardistes ». Mais dans l’action, la FGTB comme le PSB ont refusé de mettre en péril tant leur propre unité que le régime belge ; malgré un espoir entretenu jusqu’à la veille de Noël 1960, les régionales wallonnes de la FGTB n’obtiendront pas non plus l’appui de la CSC. Or, avant la grève, Renard avait manifesté clairement ses choix, invitant le Parti socialiste – surtout en Wallonie – à rompre son alliance laïque avec les libéraux. En avril 1960, Renard avait démissionné de façon spectaculaire du Grand Liège, expliquant que cette association était « composée de libéraux attardés n’ayant de l’intérêt d’une région qu’une vue strictement capitaliste. Votre but n’est pas de faire prospérer Liège et sa région mais d’assurer de plantureux profits aux capitaux investis »[20.La Wallonie, 6 avril 1960.]. La polémique avec les libéraux s’était poursuivie en juin, quand Jean Rey avait mis en cause « un syndicaliste liégeois dont la présence et l’action nuisent à l’industrie liégeoise », et suscité la réaction de Renard qui s’était senti visé[21.La Wallonie, 8 juin 1960.], à juste titre. Depuis la Libération (voire pendant la guerre), socialistes et libéraux avaient témoigné de réels atomes crochus ; il suffit d’évoquer la Question royale et la Question scolaire pour observer que les coalitions nationales étaient conçues sur base des piliers antagonistes laïcs-catholiques. Au sein du Mouvement wallon luimême, sans nier la présence assidue de démocrates-chrétiens et de communistes dans les instances wallonnes, on observe également que, depuis la fin du XIXe siècle, socialistes et libéraux wallons partagent beaucoup de points communs au point d’être les principaux porteurs de projets fédéralistes ; aucun d’eux n’a cependant réussi à passer la rampe parlementaire, malgré les efforts fournis.

La Question scolaire étant réglée, Renard ne met pas beaucoup de temps à témoigner de sa préférence pour une alliance travailliste. Sans faire de Renard le grand organisateur de la vie politique de l’après-guerre, on ne peut qu’être frappé par ce que l’on qualifiera au minimum de coïncidence. Après la grève de 1960, les alliances travaillistes deviennent la norme en Belgique. Et c’est un dialogue entre socialistes wallons et catholiques flamands qui conduit à la réforme de la Constitution de 1970 ; ce sont encore des alliances travaillistes qui seront à la base des réformes institutionnelles de 1980, 1989 et 1993, les libéraux puis les Écolos apportant leur soutien de l’extérieur. Seule la petite réforme de 2001 fait exception à cette tendance.

Davantage de démocratie

En dehors du jeu des partis politiques, on constate également un bouleversement au sein du Mouvement wallon après la Grande grève. Pilote du mouvement depuis la Seconde Guerre mondiale, le Congrès national wallon est délaissé par un Renard qui prend la présidence du Mouvement populaire wallon ; se (re)constituent alors des mouvements politiquement connotés : la catholique Rénovation wallonne et le Mouvement libéral wallon rejoignent une Wallonie libre apolitique. Ces mouvements exercent une forte pression sur les partis politiques ; la naissance et le succès du Rassemblement wallon obligent la prise en compte sérieuse de la question wallonne. Le rôle de la FGTB wallonne est également à souligner durant les années septante. Avec Fourons comme caillou dans la chaussure, la revendication wallonne atteint son expression maximale au moment de l’adoption des accords de la Saint-Michel, dont les dispositions correspondent assez fortement aux conclusions du congrès d’Ans des socialistes wallons. La loi du nombre qui s’exerçait arithmétiquement et brutalement sur les assemblées législatives nationales est désormais corrigée par le transfert de compétences vers des entités autonomes. Le fédéralisme est censé améliorer le principe du suffrage universel.

Avec l’élection directe des députés wallons à Namur, une nouvelle page paraît devoir s’écrire pour la Wallonie. Pourtant, dépourvue de certaines matières (culture, enseignement…), la Wallonie éprouve encore des difficultés à asseoir sa légitimité, tant elle est bombardée de critiques par les médias, comme d’ailleurs par les acteurs de mouvements wallons qui s’organisent désormais selon des principes correspondant à leurs objectifs : régionalistes, indépendantistes, réunionistes… La jeune démocratie wallonne a conservé des années belges diverses pratiques que d’aucuns espéraient voir disparaître avec l’émergence du niveau de pouvoir régional. L’évocation des grèves de l’hiver 1960 est aussi l’occasion de rappeler que le « rêve renardiste » reposait à la fois sur plus de démocratie politique et plus de démocratie économique. Si cette dernière était destinée à résister fermement à un « libéralisme qui prétend abandonner l’économie aux lois du marché », la première visait les appareils syndicaux et politiques par trop centralisateurs et préoccupés de la défense d’intérêts partisans au détriment de l’intérêt général.

La grève est suspendue. Mais l’histoire ne se répète pas. En cinquante ans, le monde s’est profondément transformé et le seul message d’André Renard qui nous paraît demeurer d’actualité est celui qui invite à contribuer à ce changement pour y intégrer les conditions de l’expansion économique dans le progrès social. C’est en cela que la lutte continue.

(Image de la vignette et en début d’article dans le domaine public et provient des archives nationales des Pays-Bas ; photographie de la manifestation contre la loi unique le 3 janvier 1961 à Bruxelles, prise par Harry Pot pour l’Anefo. Image de l’affiche de film toujours sous copyright.)