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La guerre civile froide

«Fédérer ne signifie pas séparer mais bien rassembler. Ce que je vous demande, ce n’est pas de gommer nos différences en Belgique, c’est tout le contraire. Ce que je demande à chacun, c’est de vivre pleinement la diversité, de s’enraciner encore mieux dans sa communauté. Mais aussi d’aller plus loin, de mieux comprendre, respecter et apprécier l’autre et de reconnaître ce qui nous unit». Quel est l’individu qui a bien pu préparer un tel discours empreint de naïveté et d’innocence ? Qui est l’ingénu qui a osé faire preuve d’un optimisme aussi simple et naïf au regard de la Belgique et de sa lente décrépitude ? Jean-Luc Dehaene ! Wilfried Martens ! Non, le roi Baudouin lors d’une allocation le jour de la fête nationale le 21 juillet 1984 Cité par F. Hayt et D. Galloy, La Belgique des tribus gauloises à l’Etat fédéral, Bruxelles, De Boeck, 1994, p. 111. Il y a 25 ans… D’emblée, on pourrait essayer de pardonner à Baudouin sa naïveté en rappelant le contexte politique de l’époque, et surtout les espoirs qu’incarnait le fédéralisme et la dynamique visiblement efficace et démocratique (à l’époque) qu’ont constitué les différentes réformes de l’État (1970, 1980, 1988 et 1993). Après tout, presque dix ans plus tard (dans Le Soir du 2 mai 1993), Charles-Ferdinand Nothomb (alors président de la Chambre) n’était pas moins optimiste – ou naïf – lorsqu’il expliquait que la Belgique «a un long avenir» et que la dernière réforme «résultant d’une volonté contraire au séparatisme, est un changement positif de l’architecture parlementaire». On pourrait essayer de noyer la candeur de Baudouin dans les propos optimistes de quelques dirigeants politiques de l’époque mais ce serait ignorer les nombreux signaux qui dès la fin des années soixante annonçaient les difficultés qui allaient suivre.

Deux langues, deux univers

En reprenant (certes un peu au hasard) quelques ouvrages anciens sur la Belgique publiés pendant les Trente glorieuses, on reste terriblement impressionné par quelques paragraphes qui semblent tout droit sortis d’un éditorial ou d’une carte blanche rédigée en 2009. Ainsi, dans La guerre des Belges publié en 1968, il y a donc plus de quarante ans, Albert Du Roy expliquait que désormais en Belgique, «plus personne ne peut nier l’existence et la gravité de la querelle linguistique. Mais cette prise de conscience tardive intervient dans de telles conditions que l’on a toutes les raisons d’être pessimiste. Tous les citoyens se départagent uniquement d’après leur langue et, pour les plus lucides, d’après l’idée qu’ils se font de l’État idéal. Tout le reste passe au second plan. On est tombé dans l’excès contraire : ignorée avant-hier, hier encore sous-estimée, la question linguistique monopolise aujourd’hui la totalité des entreprises et des préoccupations politiques. (…) La crise belge présente (…) toutes les caractéristiques de l’impasse» A. Du Roy, La guerre des Belges, Paris, Seuil, 1968, pp. 232 et 234. Depuis 1968, les problèmes se sont multipliés et naturellement des expressions ad hoc ont dues être forgées. Aujourd’hui, lorsqu’il faut faire écho à cette question linguistique qui «monopolise» le politique, on dira que «tel ou tel dossier a pris une tournure communautaire» ou que le «communautaire s’est invité à la table des négociations». Ces expressions que l’on entend tous les jours à la télévision et dans la presse renvoient au gaspillage navrant en énergie humaine et en créativité politique que représente la guerre civile froide entre Wallons et Flamands. Tous les pays sont confrontés à un déficit en termes de dynamique démocratique mais en Belgique, en plus, on a cette pénible perte de temps, d’énergie, d’argent et de créativité liée au «communautaire». Vingt ans après Albert Du Roy, en 1988, François Perrin signe un ouvrage au nom évocateur : Histoire d’une nation introuvable. À l’approche de la conclusion de ce qu’il présente lui-même comme « mon Histoire de Belgique», Perrin s’interroge : «Mais le problème fondamental n’est-il pas de se demander si le cadre belge tiendra indéfiniment ?». Et l’auteur de citer Jean Gol, vice-premier ministre et ministre de la Justice, dans une interview du 23 janvier 1983 : «Il y a une question fondamentale, celle de savoir si la communauté flamande, dans son ensemble, veut encore que la Belgique survive, qu’elle reste un État, même fédéral, où s’exprime la solidarité, ou si elle est déjà passée à un stade plus loin, celui de deux communautés quasi autonomes, avec le problème extrêmement délicat de Bruxelles. En d’autres termes, veut-on organiser le divorcer par consentement mutuel ?» Jean Gol s’exprimait lors de la campagne de presse flamande contre le soutien financier de l’Etat à la sidérurgie wallonne au début de 1983 dans Dimanche Presse. Cité par F. Perrin, Histoire d’une nation introuvable, Bruxelles, Paul Legrain éditeur, 1988, p. 291. 1968, 1983, 2009… Que lira-t-on en 2025 ? Que l’avenir de la Belgique, pour de vrai cette fois-ci, est véritablement en jeu ? L’optimisme de Baudouin tranche avec les mises en garde du ministre Jean Gol et ce serait une erreur d’y voir simplement un propos démagogique ici et une obligation royale là-bas ­‑ le Roi étant le garant de l’unité du pays. Ces deux postures contradictoires animent depuis quarante ans les débats sur l’avenir de la Belgique et on voit bien depuis le faux journal de la RTBF que rien n’a véritablement changé en la matière. Les symboles sont fondamentaux en politique et hormis le Vlaams Belang, personne n’ose ouvertement désirer la mort de la Belgique. On se contentera de conjectures plus ou moins effrayantes sur l’avenir du pays, de menaces, mais aussi de messages optimistes sur les solutions pour sortir de la crise. Quelle Belgique pour demain ? Publié en 1987, l’ouvrage de l’ancien Groupe Coudenberg apporte également à sa façon un descriptif abouti du vieux problème belge. «‘Société de pensée’ qui rassemble des hommes et des femmes de toutes tendances idéologiques, de tous âges et de toutes professions», à l’époque, le groupe vise à préserver la Belgique unitaire dans un cadre fédéral démocratique, efficace et solidaire. Ici aussi, on se croirait en 2009 tellement le texte évoque la menace et le point de non-retour dans les rapports entre communautés linguistiques : «La Belgique est aujourd’hui confrontée à un double problème. D’une part, celui de son existence : au cours de son histoire, l’existence du pays a rarement été aussi gravement menacée. Va-t-il résister à l’épreuve ? (…). La question fondamentale est de savoir si oui ou non Flamands, Wallons, Bruxellois et germanophones entendent maintenir l’unité politique de leur pays. Si l’on opte pour la scission, on peut laisser les choses suivre leur cours normal vers une désintégration lente et chaotique. C’est la stratégie avouée de certains autonomistes. La question serait alors de savoir s’il ne faut pas activer ce processus de désintégration pour éviter la longue agonie d’un état et la pénible naissance des états successeurs» Groupe Coudenberg, Quelle Belgique pour demain ? Rapport Coudenberg, Paris, Editions Duculot, Bruxelles, Direct Social Communications, 1987 et 1989, p. 7.

Le symbole et la coquille vide

Faut-il laisser les choses suivre leur cours normal vers une désintégration lente et chaotique ? Cette question est fondamentale lorsqu’on observe l’énergie perdue dans des négociations interminables pour tenter de tenir ensemble non plus dans un pays mais dans ce qui en définitive n’est plus qu’un cadre «historique» de collecte, de production, de répartition et de redistribution des richesses entre des catégories de populations. La nation est censée être une communauté d’appartenance soudée par une histoire commune et rassemblée par des liens affectifs. On devrait y trouver soit l’envie de vivre ensemble, soit un passé commun, soit le constat qu’il est trop tard pour divorcer après une longue vie commune, comme un vieux couple. On peut aussi trouver tout cela à la fois. Mais l’histoire de la Belgique, depuis au moins 40 ans, est au contraire l’histoire d’une volonté de vivre deux histoires et donc deux destins différents. Herman Van Rompuy expliquait en 1993 que la dynamique fédérale dans notre pays n’était pas arrivée à son terme. La réforme de l’État est un processus dynamique et rien «ne doit nous empêcher de poursuivre la discussion politique sur des matières telles que la régionalisation de la sécurité sociale, de la politique économique et sociale, de la politique scientifique, de la politique des transports et de la législation générale» (Le Soir du 3 mai 1993). Ce projet, dans le cadre européen qui lui-même (mais dans l’autre sens) «pompe» beaucoup d’autonomie aux États-membres, ce projet implique que la Belgique devienne une coquille vide, ou plus exactement des symboles sur une coquille vide : le Roi, l’Atomium, Annie Cordy… Alors faut-il encore laisser les choses suivre leur cours normal vers une désintégration lente et chaotique ?