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La (lourde) facture environnementale des technologies numériques

Le défi climatique, c’est aussi un défi pour le secteur des technologies numériques qui représentent aujourd’hui 10 % à 15 % de la consommation mondiale d’électricité. Agir pour limiter son empreinte carbone suppose donc de s’interroger sur ses propres usages, alors que nous sommes poussés vers un tout numérique dans un nombre croissant d’activités. Et pour ses acteurs, il s’agit de remettre en question certaines stratégies dont le coût environnemental est exempt de bénéfice sociétal.

Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

Selon une estimation de l’Union internationale des communications (IUT) – l’institution des Nations Unies spécialisée en technologies de l’information et de la communication – 4,9 milliards de personnes étaient connectées à Internet en 2021, soit 63 % de la population mondiale. Cet usage croissant du réseau va de pair avec une forte croissance des utilisateurs de smartphones et autres appareils connectés. Aussi, l’entreprise de conseil américaine Gartner estime que les ventes mondiales de smartphones augmentent d’une dizaine de pourcents chaque année. 328,8 millions d’appareils ont été écoulés rien qu’au deuxième trimestre de 2021. Sur le plan des usages, les chiffres donnent également le tournis avec, par exemple, 306,4 milliards de courriels envoyés et reçus en 2020, et 500 heures de vidéos téléchargées chaque minute sur YouTube. Cette année, on s’attend à ce qu’un total de quatre milliards de comptes soient enregistrés sur les réseaux sociaux. Au moment de rédiger cet article, près de deux milliards de sites web étaient en activité[1.Toutes les statistiques utilisées sont disponibles sur les sites de l’International telecommunication union (ITU), de Statista et d’Internet live stats. (NLDR)].

Une vision romantique de l’Internet mondial tendrait à se réjouir de cette proactivité, à la fois source d’opportunités économiques, d’accès aux connaissances et de lien social. Toutefois, il ne s’agirait pas d’occulter son impact sur l’environnement, alors même que la majorité des utilisateurs du réseau en sont encore peu conscients. Par exemple, saviez-vous qu’un e-mail génère de 0,5 à 50 grammes d’équivalent CO2[2. M. Berners-Lee, How bad are bananas?: The carbon footprint of everything, Profile Books, 2020.], que regarder trente minutes de vidéo en streaming en génère 1,6 kilo[3.En 2018, le visionnage de vidéos en ligne a généré plus de 300 tonnes de dioxyde de carbone, soit une empreinte comparable aux émissions annuelles de l’Espagne. Source : Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne, The Shift Project, 2019.], et que consulter la page d’accueil du site de la RTBF en génère 1,19 gramme ? En février dernier, le site de la RTBF a enregistré une estimation de 18 millions de visites, avec une moyenne de 2,42 pages vues par visite. Cela représente la quantité de carbone que plus de 6 000 arbres – soit plus d’un hectare du bois de Hal – absorbent en un an[4.Calcul réalisé avec le website carbon simulator. (NDLR)].

Des émissions qui se comptent en mégatonnes

Le fournisseur d’énergie Sibelga estime qu’à l’échelle de la Belgique, les usages d’Internet représentent 176 000 tonnes de CO2 par an. À titre de comparaison, chaque Belge en émet entre 12 et 16 tonnes par an, tous usages confondus, soit l’équivalent de douze à seize allers-retours de Bruxelles à New York en avion. La période covid-19, au cours de laquelle télétravail et cours à distance ont été généralisés, a eu pour effet d’augmenter le volume de ces émissions, indique Sibelga, à tel point que « certains opérateurs téléphoniques ont temporairement supprimé la limite mensuelle des téléchargements de données, par “solidarité numérique” ». Mais il faut aussi convenir que le coût environnemental du télétravail n’est pas imputable aux seules activités numériques, et que ceci doit être mis en balance avec le bénéfice de la réduction des trajets entre domicile et lieu de travail.

L’usage généralisé du smartphone contribue à alourdir considérablement la facture environnementale mondiale. On estime que ces téléphones mobiles « intelligents » produisent 125 mégatonnes d’équivalent CO2 par an et que l’on doit une large part de ces émissions de gaz à effet de serre au téléchargement d’applications[5.« How smartphones are heating up the planet », The Conversation, 2018.]. Mais la pollution numérique ne s’arrête pas à la fenêtre de nos écrans. Aussi, l’empreinte carbone d’une cryptomonnaie comme le Bitcoin, s’appuyant sur les technologies de la blockchain, est-elle comparable aux émissions annuelles de la Tchéquie[6. Voir ici.]. Selon des chercheurs du Massachussetts Institute of Technology (MIT), l’entraînement d’un seul système d’intelligence artificielle émet autant de carbone que cinq voitures pour l’ensemble de leur durée de vie[7.« Training a single AI model can emit as much carbon as five cars in their lifetimes », MIT Technology Review, 2019.].

Mises bout à bout, l’ensemble des technologies numériques représentent aujourd’hui de 10 à 15 % de la consommation mondiale d’électricité, et ce chiffre pourrait atteindre les 20 % à l’horizon 2025, estime un rapport du KTH, l’Institut royal de technologie suédois[8.J. Malmodin et D. Lundén, The electricity consumption and operational carbon emissions of ICT network operators 2010-2015, Stockholm, KTH Centre for Sustainable Communications, 2018.]. Ajoutons à cela le coût environnemental lié à la fabrication des équipements numériques, lesquels contiennent une quarantaine de métaux et terres rares dont l’exploitation est source d’autres formes de pollution. Et l’arrivée du « métavers », cet univers virtuel que le fondateur de Facebook entend imposer comme nouveau modèle économique et sociétal, n’est pas sans soulever de nombreuses inquiétudes quant à son impact sur l’environnement, notamment en raison des équipements nécessaires pour évoluer dans cette nouvelle réalité virtuelle.

Un mouvement pour des technologies vertes

Les data centres sont particulièrement gourmands en ressources énergétiques. C’est dans ces infrastructures informatiques que sont stockées les données provenant du web, mais aussi celles des utilisateurs qui enregistrent leurs fichiers dans le « cloud » (qui n’a donc rien d’un nuage). L’an passé, les data centres représentaient environ 1 % de la consommation mondiale d’électricité, indique un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (IEA en anglais). Aujourd’hui, leur principal défi est de réduire leur facture environnementale, principalement en se tournant vers les énergies renouvelables[9.« The internet consumes extraordinary amounts of energy. Here’s how we can make it more sustainable », The Conversation, 2019.]. Dans son pacte vert pour l’Europe (Green Deal), dont l’objectif est de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030, la Commission européenne encourage d’ailleurs l’ensemble des acteurs du secteur IT (technologies de l’information et de la communication) à travailler dans ce sens.

Toutefois, celui-ci n’a pas attendu les recommandations européennes pour réfléchir à la manière de réduire son impact environnemental. C’est ce que l’on appelle le mouvement du « Green IT », qui s’inscrit dans la perspective plus large de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), un concept qui fait référence à la prise en compte des impacts sociaux, environnementaux et économiques de leurs activités. Chez nous, le Belgian Institute for Sustainable IT sensibilise et conseille des entreprises privées et publiques depuis près de deux ans. Agir pour une IT plus durable, explique Olivier Vergeynst[10. Les réponses d’O. Vergeynst sont issues d’une interview menée par l’autrice. (NDLR)], directeur de l’association, c’est agir à la fois sur l’allongement de la durée de vie des équipements informatiques, sur une meilleure utilisation des ressources, et sur la manière de réduire les impacts sociétaux du numérique.

Pour lui, l’impact des data centres est moins problématique que celui des équipements informatiques : « Il augmente beaucoup moins vite que la quantité de données que l’on y traite. Les gros data centers sont des infrastructures mutualisées, c’est-à-dire qu’elles regroupent l’informatique d’entreprises qui, auparavant, avaient chacune leur propre data center. On peut faire le parallèle avec le transport en train : oui cela coûte cher mais c’est beaucoup moins que l’ensemble des voitures qu’il remplace, observe-t-il. En revanche, l’impact des équipements est beaucoup plus important et augmente beaucoup plus rapidement. Aujourd’hui, on est à quarante milliards d’équipements en smartphones, tablettes, laptops, caméras de surveillance ou capteurs utilisés dans le cadre de l’internet des objets connectés ».

Les usages des technologies numériques constituent une autre source de pollution numérique, explique Olivier Vergeynst, et ceux-ci recouvrent à la fois les pratiques des développeurs et celles des utilisateurs finaux. « On n’apprend pas aux développeurs que leurs choix techniques peuvent avoir un impact environnemental. Par exemple, un système de reconnaissance de plaques de voitures envoie le numéro de la plaque d’immatriculation et une photo de cette plaque en haute définition, alors que l’on n’a pas besoin de cette photo par défaut. À côté de ça, il faut aussi sensibiliser les utilisateurs à ne pas télécharger des applications inutiles. Cela va participer à réduire le nombre d’applications inutiles que l’on crée, puisqu’il s’agit d’une économie qui n’est pas nécessaire ». Des développeurs aux utilisateurs, « toute la chaîne est concernée » par cette indispensable prise de conscience.

Par ailleurs, l’augmentation de la qualité des vidéos a pour conséquence une augmentation de la quantité de données, laquelle est à multiplier par l’augmentation du nombre de vidéos regardées. « YouTube et Netflix, ce n’est pas super pour l’environnement. D’autres usages comme le Bitcoin ont un coût environnemental encore pire – ce qui ne veut pas dire, non plus, que les technologies blockchain ont toutes autant d’impact. Des actes notariés électroniques qui s’appuieraient sur la blockchain auraient beaucoup moins d’impact, la chaîne est beaucoup moins grande et on se retrouve dans un usage qui n’est plus spéculatif mais qui a du sens », ajoute notre interlocuteur. Pour lui, le problème se trouve donc moins dans les technologies numériques que dans la manière dont nous les utilisons.

Encourager des usages responsables

Dans la perspective d’une économie de marché, la création de nouvelles technologies va de pair avec la création de nouveaux besoins. Olivier Vergeynst prend pour exemple le développement de la 5G – la cinquième génération des standards pour la téléphonie mobile –, dont « toute une série de cas d’usages sont positifs dans le monde de l’entreprise, par exemple pour piloter certains robots dans les usines. Par contre, le déploiement public de la 5G, c’est entre autres pour permettre aux gens de regarder encore plus de vidéos. Pourquoi arrive-t-on, à Bruxelles, à la saturation de la 4G ? Parce que 80 % de la bande passante est utilisée par des personnes qui regardent des vidéos. Si elles les regardaient avec une connexion wifi, et en moins haute définition, il y aurait moins de problème. La plupart des cas d’usage grand public de la 5G peuvent très bien fonctionner avec de la 4G. Par ailleurs, faire de la télémédecine en Belgique avec de la 5G, cela n’a pas de sens. Mais cela pourrait en avoir dans des pays où l’on n’a pas des infrastructures comme les nôtres ».

Le développement de la 5G est également synonyme de celui des objets connectés, cet internet des objets (IoT) dans lequel de nombreuses entreprises investissent à coups de milliards d’euros. « Ici le problème est moins technologique que sociologique », souligne Olivier Vergeynst. Les questions à se poser sont donc celles de nos véritables besoins : pouvons-nous nous passer de casques de réalité augmentée pour évoluer dans un univers virtuel alors que les défis de notre monde sont bel et bien réels ou d’un frigo qui nous commande automatiquement un litre de lait et deux cuisses de poulet parce que nous venons de les consommer ? « Nous sommes dans une société de consommation où nous existons par les achats que l’on fait. En Belgique, en moyenne, on change de smartphone tous les dix-huit à vingt-quatre mois, alors qu’il faudrait le garder un minimum de trois ou quatre ans si l’on souhaite agir sur son empreinte environnementale. »

Encourager des usages responsables du numérique, c’est d’abord informer pour que chaque choix posé le soit de manière raisonnée. « Les gens ne veulent pas avoir un impact environnemental négatif mais le problème est qu’ils ne sont généralement pas au courant qu’ils en ont un à travers leurs usages numériques. Il faut donner les clés qui permettent de réfléchir à tout cela, en sensibilisant à une conservation plus longue de son matériel informatique, à une réduction du nombre de vidéos que l’on regarde ou de photos que l’on stocke sur le cloud (et donc dans les data centres) ». Il en va de même dans le monde de l’entreprise, privé et public, où la prise de conscience est lente mais progressive, malgré le long chemin qu’il reste encore à parcourir.

« Le mouvement du numérique responsable est né en France il y a quelques années, et il est encore peu répandu en Europe. Plus les organisations y seront sensibilisées, plus les politiques le seront aussi et adopteront des législations qui iront dans le sens de technologies plus respectueuses de l’environnement. Par exemple, en France, une législation porte déjà sur l’indice de réparabilité et elle va, aujourd’hui, dans le sens d’un indice de durabilité ». Et de conclure « qu’il ne faut pas tout voir en noir ou blanc. Le développement du numérique est aussi une source d’impacts sociaux qui sont parfois plus importants que ses impacts environnementaux, comme en termes d’accès à ces technologies parfois génératrices d’exclusion. Mais il ne faut pas non plus oublier les nombreux bénéfices sociaux et environnementaux que le numérique nous apporte tous les jours. Le but du numérique responsable est donc de réduire les impacts négatifs du numérique et d’en maximiser les apports bénéfiques. »

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; « Four Cubes to Contemplate Our Environment » de Tadao Ando, photographie prise en février 2008 par neufcent9.)