Retour aux articles →

“La mobilisation sociale doit précéder la mobilisation politique”

Comment caractérisez-vous les mouvements sociaux récents dits des « indignés » ? Alain Touraine : Ce mot en dit suffisamment. « Indignés », c’est une réaction, un sentiment, une attitude, mais qui n’entraîne pas par elle-même une capacité d’action supérieure. On a souvent reproché à Stéphane Hessel le fait de dire « Indignez-vous ! » (titre de son livre qui a eu tant de succès) plutôt qu’ « Agissez ! ». Mais il a fait un bon choix, historiquement parlant. Car, en ce moment, la capacité d’indignation est nettement plus grande que la capacité d’action, elle-même supérieure à la capacité d’organisation. Par exemple, il y a eu début 2010, en Italie, un considérable mouvement anti-Berlusconi, Il popolo viola. Jusqu’à un million de personnes se sont mobilisées à Rome contre Silvio Berlusconi. Mais ce mouvement n’existait que sur le web, sans aucune organisation verticale. Après plusieurs manifestations et le départ de Berlusconi, il a disparu, car il visait cet objectif précis. Je trouve que le mot « indignés » est le mot juste pour définir cet ensemble de dispositions à agir, qui ne présument ni d’une action ni d’un mode d’action. Pourquoi prédomine cette « capacité d’indignation » ? Alain Touraine : C’est en fait la chose la plus banale du monde. Par exemple, après mai 68, en France, mouvement social de grande importance, les conséquences politiques ont non seulement été nulles, mais inverses à ce qui pouvait être espéré puisqu’il y a eu un raz-de-marée en faveur du général de Gaulle et de la droite conservatrice.

« En ce moment, la capacité d’indignation est nettement plus grande que la capacité d’action, elle-même supérieure à la capacité d’organisation.

Plus loin dans le passé, on a souvent vu le syndicalisme remporter des victoires importantes mais subir des défaites politiques. Lors de la révolution d’octobre, en 1917 en Russie, les syndicalistes étaient plutôt mencheviks (partisans d’une révolution « par étapes », NDLR), mais les bolcheviks l’ont emporté : c’est-à- dire des putschistes, des gens qui voulaient un acte de prise du pouvoir par la force, sans mobilisation massive. Octobre n’est pas une révolution, c’est un putsch. Alors qu’il y avait, depuis longtemps, une grande mobilisation syndicale menée soit par les socialistes révolutionnaires, soit par les mencheviks. Les conditions de la mobilisation sociale et les conditions de la mobilisation politique ne sont pas les mêmes, et leurs formes sont également différentes. Je pense que pour qu’une mobilisation politique soit forte, il faut d’abord une mobilisation sociale. Peut-on faire des rapprochements entre les « nouveaux mouvements sociaux » (NMS) des années 70-80 et ces mouvements plus récents ? Alain Touraine : Il vaut mieux parler de « nouveaux nouveaux mouvements sociaux ». Les mouvements sociaux des années 70-80 étaient assez fortement reliés au mouvement ouvrier, y compris le mouvement étudiant de cette époque-là. Il suffit de penser à la proximité de mouvements d’alors avec la CFDT. Ce qu’on voit au niveau mondial aujourd’hui est en revanche dans la discontinuité. Dans le cas du printemps arabe, il y a une rupture extrême entre les mouvements des époques antérieures, post-décolonisation, nationalistes (nassérien, pour parler plus concrètement) et les mouvements de type tunisien, égyptien ou même yéménite. Quelles sont les caractéristiques de ces « nouveaux nouveaux mouvements sociaux » (NNMS) globaux ? Alain Touraine : Le point commun de ces NNMS est leur hostilité à la domination de l’économie par un capitalisme financier qui a de moins en moins de fonctions économiques. Ce sont des mouvements « anti-finance ». Mais ces NNMS ont des faiblesses. Un mouvement social doit être à deux dimensions : l’une conflictuelle ; l’autre, indispensable pour qu’un mouvement social puisse être fort, est de lutter au nom de valeurs culturelles, générales, admises et revendiquées, et considérées comme progressistes par l’ensemble de la société. Par exemple, le mouvement ouvrier était pro-industrialisation, pro-travail, pro-production, pro-rationalité, en opposition à un capitalisme qui, dans un pays comme la France par exemple, était davantage financier (contrairement au capitalisme belge, plus « industriel », comme en Angleterre). Y a-t-il donc de telles valeurs « consensuelles » dans les NNMS ? Alain Touraine : Justement, c’est le grand thème de réflexion aujourd’hui. Quel est l’enjeu ? La réponse ne me semble guère faire de doute : c’est l’individualisme. Notre culture est individualiste, mais cet aspect prend des formes opposées. Il y a le point de vue du consumérisme : que chacun consomme comme il veut, et les marchés fonctionneront tout seuls. Et il y a un autre point de vue : la volonté de retrouver, au-delà d’une consommation dictée par l’argent, la puissance, la propagande, ce que j’appelle « le thème du sujet ». Aujourd’hui, il est assez clair, ce qui n’était pas le cas dans les années 70-80, que le grand affrontement se fait entre deux forces modernes : l’une, le développement d’une globalisation financière s’étendant à la production, la consommation, la communication ; bref, à tous les aspects de la vie en société ; l’autre qui rappelle l’importance de l’unité, de l’autonomie, de la liberté du sujet. Est-ce aussi clair pour les acteurs de ces mouvements ? Alain Touraine : Un mouvement social, comme toute action sociale, n’est jamais transparent à lui-même. Il doit l’être le plus possible, mais il s’en faut généralement de beaucoup. C’est pour cette raison que vous en arrivez à obtenir, dans des mouvements révolutionnaires, des résultats qui en sont la contradiction, comme la création d’une dictature. Cela existe, et c’est fréquent. Prenez la Révolution culturelle de la fin du maoïsme : les objectifs sont d’un type, les pratiques sont exactement inverses. On détruit le monde intellectuel, un héritage culturel, et on fait ainsi des pas dans une direction qui mène, au bout de la route, jusqu’aux Khmers rouges. En France, après mai 68 et la disparition du mouvement nanterrois mené par Daniel Cohn- Bendit, il y a un triomphe, dans la sphère de l’activisme politique, des groupes trotskystes, qui a duré longtemps. La principale activité de ces groupes consistait à renverser des minorités par d’encore plus petites minorités. Et cela peut mener à la violence, au terrorisme, avec les Brigades rouges en Italie, la Fraction armée rouge en Allemagne, Action directe en France ou les Cellules communistes combattantes en Belgique. Toutes formes d’action qui sont l’inverse de ce dont était porteur le 68 nanterrois. On entend souvent que le flou et la variété des revendications des mouvements récents sont davantage une force qu’une faiblesse… Alain Touraine : Je suis d’accord. Comme je vous l’ai dit, je considère que la formation de mouvements sociaux doit venir comme une condition préalable à la formation de forces politiques. La force politique est une sorte de produit fini. Mais la première mise en forme du mécontentement, ou des projets, ou des utopies, c’est un mouvement social. Sans ce qui s’est passé place Tahrir au Caire, il n’y aurait pas eu toute cette agitation politique qui a abouti quasi immédiatement au départ de Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, ainsi qu’à celui du dirigeant yéménite. Mais de tels mouvements peuvent dans le même temps avoir une grande incapacité d’action politique. À côté de leur pouvoir élevé de mobilisation, leur capacité politique (au XIXe siècle, on parlait de la « capacité politique » de la classe ouvrière, un thème très proudhonien) peut être faible. On en a une triste preuve en Égypte : la capacité à passer à la politique du mouvement égyptien s’est révélée tellement basse que ce sont les ennemis du mouvement qui ont gagné les élections. Vous parlez de capacité à mobiliser. On a l’impression à ce propos que les mouvements sociaux les plus novateurs de ces dernières années comprennent tous une forme de « spontanéisme »… Alain Touraine : Ce n’est pas une qualité politique, mais une condition presque indispensable de l’existence d’un mouvement social. Lorsque des grèves éclatent à un niveau local, même sans coordination nationale, ce spontanéisme peut allumer des feux de proche en proche et s’avérer très dynamique. En 68, en France, tout a commencé par des grèves d’entreprise, en particulier celle d’une entreprise d’aviation à Nantes. Même s’il y avait au départ une initiative syndicale. Lié à cet aspect, il y a le rôle des moyens de communication modernes, en particulier les réseaux sociaux. Ont-ils eu un rôle d’adjuvant nécessaire ? Alain Touraine : Je vous rappelle que c’était déjà le cas en 68. Le QG du mouvement étudiant était la voiture de Radio Luxembourg. Les gens se retrouvaient là et c’est de là qu’ils communiquaient. Avant c’était de modestes transistors et maintenant ce sont les réseaux sociaux… Il y a une différence quantitative, essentiellement, ces réseaux ayant une puissance beaucoup plus grande. Comme nous l’évoquions, cela induit, pour le meilleur, une capacité de mobilisation massive et rapide. Dans le cas égyptien, mais ailleurs aussi, tous les niveaux de représentation à travers lesquels se déformait, se transformait un mouvement de base pour devenir un projet politique ont été éliminés. Mais il y a aussi, sur ces réseaux, une énorme masse de messages relevant de la vie privée ; je trouve que c’est un côté négatif qui peut aller jusqu’à la manipulation. La superficialité de l’engagement et des informations peut faciliter la manipulation par des leaders populistes. Y a-t-il dans ces mouvements l’ébauche de nouvelles formes d’action politique susceptibles de revivifier la démocratie ? Alain Touraine : En réalité, le meilleur mot pour qualifier ces NNMS, c’est de dire qu’ils sont « globaux ». Et l’avantage de ces mouvements culturels, politiques, économiques, c’est qu’ils portent en eux plus directement une aspiration démocratique.

« C’est pour cette raison que vous en arrivez à obtenir, dans des mouvements révolutionnaires, des résultats qui en sont la contradiction, comme la création d’une dictature. »

On peut les définir simplement en disant : ce sont des mouvements démocratiques. C’est-à-dire quelque chose qui est politique, mais pas au sens des partis, du jeu politique, des majorités, de la représentation ou de la participation politique. Mais ils sont anti- autoritaires et contre le capitalisme financier et spéculateur. Il y a, je pense, une conscience forte du caractère global des mouvements d’opposition (indignados en Espagne, l’anti-sarkozysme en France…) et de ce à quoi on s’oppose. Occupy Wall Street était aussi quelque chose de nouveau. Et aussi, dans un autre contexte, les innombrables mouvements chinois à qui l’on coupe la tête dès qu’ils dépassent. En Chine, ce grand ensemble a d’ailleurs, remarquons-le, sans doute une efficience politique que l’on ne trouve pas autre part puisque le débat qui agite les dirigeants chinois, c’est : ne faudrait-il pas diminuer les exportations pour développer le marché intérieur, politique qui serait de fait plus favorable aux mouvements sociaux et protestataires en Chine ? Nous vivons donc pour l’essentiel une époque dominée par le contrôle de l’économie sur la société, soit par le capitalisme financier, soit par le capitalisme d’État à la chinoise. Les mouvements, partout, LE mouvement au niveau mondial, si l’on peut aller aussi loin, est quand même essentiellement un rappel à la base même de la démocratie, c’est-à-dire aux droits des individus face au pouvoir sous toutes ses formes. Ces objectifs globaux s’opposent à ce que nous venons de vivre, c’est-à-dire le triomphe du néolibéralisme pendant 30 ans. Resterait donc à élaborer des lignes politiques plus consistantes, plus concrètes… Alain Touraine : Si on veut faire un bilan très simple, il faut dire que les formes d’action propres aux sociétés industrielles sont en voie de disparition. Les partis communistes ont déjà disparu, les social-démocraties sont en train de disparaître. Quid à la place ? Propos recueillis par Benoît Francès (InfoSud Belgique).