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La moitié d’Adam

Ouvrez n’importe quel journal, un lundi, allez jusqu’aux pages sportives, voyez les résultats des épreuves où des femmes et des hommes sont en compétition, un meeting d’athlétisme, un championnat de natation, un tournoi de tennis par exemple. Les résultats des épreuves masculines précèdent toujours ceux des épreuves féminines. Toujours. Cette loi ne connaît aucune exception, mais qui s’en étonne ? Cette loi semble si naturelle… Le sport, par son extraordinaire spectacularité, est un enjeu majeur du féminisme. Tout récemment encore, il était largement jugé incompatible avec la féminité. Jusqu’au début du XXe siècle, il était l’apanage exclusif des hommes, comme la guerre autrefois : c’était une affaire de muscles et de testostérone. Le sport était synonyme de virilité, point barre. Il était aux adultes ce que les soldats de plomb étaient aux enfants : un jeu de garçons. L’histoire des Jeux olympiques est celle d’un long combat pour l’égalité. Ils étaient interdits aux femmes dans l’antiquité, ils l’étaient encore quand Coubertin les a restaurés, en 1896. Les femmes étaient six à participer aux Jeux de 1904. À Pékin, elles étaient 4 746, soit 42% des inscrits… C’est mieux que zéro, mais ce n’est pas encore la moitié du ciel. On n’a autorisé le marathon féminin aux J.O. qu’en 1984. Aux récents Jeux d’hiver, on a interdit le saut à ski aux femmes. La liste des discriminations semble inépuisable, avec cette impression qu’à chaque fois que l’une disparaît, une autre risque d’apparaître. Les sports considérés comme les plus virils seront les derniers à céder : la boxe féminine devrait être autorisée aux prochains J.O. en 2012, le taekwondo féminin en 2016. Mais voilà que le hockey sur glace féminin, autorisé depuis quatre olympiades, est fortement remis en cause par le président du C.I.O. qui songe à le supprimer du programme des prochains Jeux… Le sport est une scène où toutes les occasions sont bonnes pour rappeler aux femmes qu’elles constituent une sorte de catégorie secondaire de l’humanité. Tous les championnats d’athlétisme se terminent invariablement par des courses de relais dont l’apothéose est le 4×400 mètres masculin. En tennis, les organisateurs de tournois et les journalistes sont friands des changements d’état civil des joueuses et jamais des joueurs. C’est ainsi que Hénin est passée par la case Hardenne pendant quelques années. C’est ainsi que l’américaine Chris Evert est devenue Chris Lloyd (du nom de son mari tennisman, alors que le contraire, eu égard à leurs carrières respectives, eût été plus compréhensible), avant d’être Chris Evert-Lloyd durant leur séparation, de redevenir Chris Evert après leur divorce et de s’entendre appeler Chris Evert-Mill après son remariage ! On pouvait difficilement être plus méprisant à l’égard d’une seule et même championne. Dans le football belge masculin, la division 1 s’appelle maintenant la Jupiler League. À la mi-temps de tous les matches, la sono hurle : «Jupiler, les hommes savent pourquoi !». Bref, le sport est un solide refuge du sexisme ordinaire, comme des racismes les plus divers Cf. «Les Wallons sont nos amis», sous cette même rubrique (Politique, n°59, avril 2009). Il se prête volontiers aux réflexes identitaires. L’affirmation d’appartenance au sexe mâle échappe d’autant moins à cette identification que le corps y est en jeu. Car ce qui se joue dans le combat féministe sportif est équivalent, dans un ordre plus symbolique, au droit à la contraception et à l’avortement. C’est l’appropriation par les femmes de leur corps, la conquête enfin d’un corps à part entière, elles que tant d’hommes présent(ai)ent comme leur «moitié», elles que Dieu aurait créées en second lieu, à partir d’un bas morceau de son chef d’œuvre : l’homme, mâle et musculeux.