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La momie de Mao

Ce fut la plus énorme manifestation spontanée jamais vue en Chine. Ce soir de juillet 2001, des millions de Pékinois sont sortis de chez eux et ont déferlé sur la ville en direction de la cité interdite. Les policiers ont été vite submergés par la foule. Pékin ne leur appartenait plus. Les manifestants ont escaladé tous les réverbères de la place Tian’anmen en hurlant « Vive la Chine ! », ils avaient écrit sur leurs torses nus « Beijing 2008 », ils sont restés toute la nuit à fêter l’événement : le choix de Pékin comme ville olympique. Ils étaient des millions, il n’y a pas eu un seul incident. Ce fut un jour de gloire nationale et plus encore d’émotion patriotique, car c’est bien de cela qu’il s’agissait : le sentiment d’un juste retour des choses, la fierté d’être enfin reconnus par le monde. Tout au long du XXe siècle, l’olympisme aura beaucoup servi à raccommoder les destins des nations, à les entretenir parfois, à remettre cent fois l’ouvrage sur le métier, découdre, recoudre, déchirer, ramasser et recommencer… L’olympisme a toujours fait comme si la politique ne le concernait pas, ou si peu, alors qu’elle n’a cessé de la déterminer. L’histoire contemporaine de la Chine, à elle seule, en aura fait la démonstration. Dès les années 30, le Comité international olympique s’est trouvé bien embarrassé face à ce pays millénaire, immensément peuplé, en butte aux agressions japonaises, qui venaient de passer de l’empire à la république, qui était travaillé par le communisme naissant, déchiré par la guerre civile, partagé entre les partisans de Tchang Kaï-Tchek et Mao Tsé-toung et bientôt entre deux territoires, continental et insulaire. Le CIO a tout essayé, il a d’abord lancé des invitations à la Chine du président Tchang, puis, après la guerre, lors des Jeux d’Helsinki en 1952, des invitations aux deux Chines, celle de Mao et celle de Tchang, mais celle-ci refusa tout net et finit par obtenir gain de cause. C’est ainsi que de 1956 à la fin des années 70, le CIO n’a plus traité qu’avec Taïwan, Chine résiduelle défilant sous des appellations diverses résultant de laborieuses négociations. De la Chine de Pékin, il n’était plus question. Son isolement politique par rapport à l’URSS, aux USA et à l’Europe, lui valait isolement olympique. Tout a changé quand la donne mondiale a changé. La République populaire de Chine a fait sa grande entrée dans le cercle olympique lors des Jeux de Los Angeles en 1984. Et depuis elle n’en a plus bougé. Il n’y a plus qu’une seule Chine aux JO, celle de Pékin, daignant concéder à Taïwan l’appellation « Taïpeï chinoise »… Ainsi tourne la roue olympique, finissant même par offrir les Jeux à Pékin en 2008. Il faut aller en Chine pour mesurer l’impact de cet événement. Indépendamment des évolutions politiques et économiques du régime, qui a enfanté un hybride communisto-capitaliste, mélange féroce de dictature et de libéralisme, ces Jeux ont été ressentis comme la fin d’un siècle d’humiliation, d’ignorance et de mépris. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Plutôt de bons souvenirs, une ouverture au monde sans précédent et comme un paradoxe dont le site olympique porte la marque. Tout est encore là, muséifié, livré aux marchands de babioles. On se fait photographier au pied du Nid d’oiseau. Dans le stade, sous les tribunes, entre deux boutiques, on visite une exposition permanente sur l’olympisme d’une indigence sidérante : un choix limité de photos de 2008, toutes grandiloquentes, dont certaines à très forte connotation nationaliste voire militariste, et puis… plus rien ! Pas la moindre évocation de l’histoire olympique, de cette traversée tumultueuse du XXe siècle. Rien d’autre que les effigies de cire des présidents du CIO, de Coubertin à Rogge ! Des messieurs figés assis dans des fauteuils sans âge. L’olympisme comme un Musée Grévin, réduit à ces six momies dignes de celle du président Mao dans son mausolée. On est dans le même registre, la même exigence d’un ordre immuable. Ici, l’Histoire se fait tautologie : la Chine et le CIO ont eu des chefs, la Chine et le monde se sont inclinés devant eux, puis les ont embaumés pour mieux les réifier.