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La peur, cette mauvaise conseillère

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Face à l’incertitude et à l’impact du coronavirus sur la santé, la peur s’est immiscée dans certains débats publics, sans toutefois y être clairement nommée. Cette émotion, loin de relever de la pure sphère privée, redéfinit des perspectives et oriente des choix politiques. Petit tour du côté des aspects sociétaux de la peur.
Mosaïque avec un masque de Phobos, divinité grecque de la peur ou de la panique

Le coronavirus fait peur, mais cette peur s’inscrit dans un sillage sociétal plus large et bien enraciné dans l’histoire. Peur des grandes épidémies difficilement contrôlables comme la peste, certes, et le choléra, mais aussi crainte des mauvais sorts et persécution consécutive des « sorcières » jusqu’au XVIIème siècle ; éradication du « corps étranger » juif sous le nazisme ; « chasse aux sorcières » renouvelée par peur de l’infiltration communiste sous le maccarthysme des années 50 ; obsession par la pédophilie culminant, en 1996, dans le délire collectif belge de l’« Affaire Dutroux », où une majorité de citoyens s’identifient dans la peur à des enfants sexuellement abusés, tandis que le pays se voit imaginairement divisé entre « prédateurs » et « victimes ». Sans oublier la phobie généralisée de l’invasion par les migrants et la construction de murs divers.

D’une façon ou d’une autre, ces phobies nous parlent de la fragilité du corps et proposent des remèdes. La crainte de l’intrusion est un thème constant, l’identification des adultes à des enfants victimes d’abus sexuels un symptôme révélateur. Côté corps social, en mars 2020, Ursula von der Leyen – présidente de la Commission européenne – félicite la Grèce d’être « le bouclier » de l’Europe. Côté corps de chair et de sang, la médecine semble détenir le monopole du salut mais oublie souvent que la guérison – par-delà la nécessité des soins – n’est jamais qu’auto-guérison, et que le contexte sociétal n’y est pas pour rien.

Irruption et intrusion

De ce point de vue, l’irruption du coronavirus ne sera pas traitée de la même façon si l’on y voit une pandémie à combattre, la « punition de Dieu », ou une entrave à la « libre entreprise » (position où s’inscrivent globalement tant le président brésilien J. Bolsonaro, le Premier ministre britannique B. Johnson, que le président américain D.Trump). Dans ce dernier cas, le vieux slogan libéral « Laisser faire, laisser passer » sera de mise. À défaut, nous serons guidés par « la main invisible du marché », laquelle donnera leur chance aux « meilleurs ». C’est ainsi qu’à la prévention, l’État belge a d’abord préféré le salon du bâtiment (Batibouw, 29 février-7 mars 2020) et son accueil à des milliers d’acheteurs et de contaminés-contaminants potentiels. La ministre de la Santé ne manqua d’ailleurs de se montrer rassurante, et de traiter de « drama queen » un médecin lanceur d’alerte.

Lieu indifférencié de la peur, mais aussi champ privilégié où scruter l’entrelacs des destinées individuelles et des exigences collectives, la crise du coronavirus nous donne à penser. Elle dessine un nouveau visage à la peur. Minuscule grain de sable dans l’engrenage, le covid-19 met en lumière la vulnérabilité et l’inégalité d’une « mondialisation » régie par la circulation sauvage des flux financiers.

Réduit à la gestion d’une part de marché, le projet européen ne fait plus le poids : on n’ose même pas recadrer le Premier ministre hongrois V. Orban ou le président du parti au pouvoir polonais Droit et Justice (PiS), J. Kaczynski. Mais le plus frappant, c’est la facilité avec laquelle les démocraties européennes ont réussi à proclamer l’état d’exception et à mettre en place un contrôle politique et technologique sans précédent. Quelles qu’en soient les intentions, ceci a valeur de test. Le « bouclier » évoqué par l’aimable Ursula von der Leyen finira, certes, par s’engloutir avec le frêle esquif des migrants. Le coronavirus mutera à Lesbos et nous reviendra par les mailles du filet. Faut-il encore s’aviser de ce que le nom du camp de « Moria » signifie, en grec, folie ?

Ou doit-on s’inquiéter de ce que trop de gens n’aient plus rien à perdre ? Aucunement ! Car la technologie en place permet de « tracer » ce qui fait peur. Il s’agit simplement de mieux fermer les portes et de traquer les ennemis de l’intérieur. L’évidence du danger, il est vrai, ne suffit pas toujours à mettre en garde. L’idéologie de la croissance mène droit dans le mur, mais qui oserait arrêter en rase campagne un train lancé à cette allure ? Freiner la prédation collective sous couleur d’optimisation des ressources n’est pas réaliste. À la remise en cause d’un système promis à l’effondrement, préférons l‘effondrement. La guerre sélectionnera les plus forts. À moins que les virus ne fassent le travail ?

Révéler la dégradation éthique et politique

La consistance éthique d’une société se mesure à la place qu’elle donne aux plus démunis. Purement rationnelle dans ses fondements, la solidarité s’avère en fait la clef de voûte des sociétés humaines et de la survie du fragile animal humain. Son étymologie est la même que celle du mot « solidité ». « Nu, je suis sorti du sein maternel, nu j’y retournerai », rappelle le livre de Job, le plus pragmatique des textes bibliques. Mais, en attendant, que faire des corps encombrants parqués dans les maisons de retraite ? Le coronavirus n’a été qu’un révélateur de la dégradation éthique et politique de notre société. Bien qu’étant des plus faciles à protéger, et malgré le dévouement – quelquefois l’héroïsme – du personnel qui les entoure, les résidents des maisons de retraite sont morts comme des chiens. D’après les données du bulletin épidémiologique du 28 juillet 2020 édité par Sciensano, ils représentent 50 % du nombre total des décès en Belgique. À flux tendus, leur sort témoigne de la violence insidieuse du système, et ce n’est en rien « la faute à pas de chance ». En effet, ne pas tenir compte de l’importance attestée de l’effet placebo ou nocebo dans l’ensemble du champ clinique ; assujettir les psychologues cliniciens à des normes nuisibles à la qualité de leur travail ; ne prévoir aucun système de protection pour les habitants des maisons de retraite ; ne tenir aucun compte des probabilités épidémiologiques, ne relève ni d’un manque d’information, ni d’une erreur d’appréciation. Ce n’est pas non plus un inventaire à la Prévert. Il s’agit de positions idéologiques venant confluer en un même point, à partir de sources sans rapport apparent.

Pour l‘actuel gouvernement fédéral et celui qui l’a précédé, il importe de réduire au minimum le coût du « service public ». Pour ce faire, on a déjà délocalisé une partie du système pénitentiaire belge (sic) – mais pas en Chine, malgré le succès des masques. Au niveau techno-médical, il s’agit de s’en tenir aux procédures validées statistiquement, de n’intervenir que sur base d’analyses et d’imageries objectives, sans s’encombrer des dires du malade. Encore moins de ses états d’âme. Transversalement, on voit que c’est au registre, d’une part de la standardisation et de la quantification des procédures (division et coût du travail ; gestion des stocks), et de l’autre de la surveillance des actes médicaux (« bonnes pratiques » evidence based) que se rencontrent, au confluent de la pandémie, les exigences du contrôle tant des usagers (anciennement « patients ») que des prestataires (anciennement « médecins ») et des consommateurs (anciennement, « citoyens »).

Catalyser et accepter

Panique anti-terroriste, phobie anti-virale, études de marché, ami(e)s sur Facebook, même outillage ! Ce qui n’était au départ que gadgets ludiques (réseaux sociaux, smartphones, webcams) ont tissé insensiblement un réseau où chacune et chacun peut se voir épié(e) à moindres frais. Sans compter la paranoïa suréquipée des réseaux d’espionnage patentés. En fait, le coronavirus est l’allié objectif des systèmes de surveillance rapprochée, et de tous ceux qui en font joujou ou profession. Non que le traçage ne soit nécessaire sur le plan épidémiologique mais, tout à coup, il nous fait réaliser ce que nous savions, sans vouloir le savoir : technologiquement, tout est déjà en place – sans le moindre débat. La synergie aveugle du pouvoir financier et de l’emprise technologique règle la marche. La peur sert de catalyseur. Quotidiennement, sous l’œil indifférent des passants, des caméras identifient chaque véhicule. Il s’agit d’une hydre anonyme échappant pour bonne part aux États, comme l’illustre la tentative d’installation sauvage de la 5G en Belgique.

Même l’écrivain G. Orwell n’aurait osé imaginer un tel maillage. Anesthésiés par le virus et par la crainte d’une mort fort déplaisante, au fil de « réunions de crise » et d’injonctions subséquentes, nous sommes – pour notre bien – prêt(e)s à tout accepter. Inutile néanmoins de voir tout en noir. Le bracelet électronique peut prendre des couleurs et des formes ludiques, voire coquines. On finit vite par s’y habituer.

Pour celles et ceux qui croient encore à la vertu des mots, il reste que le signe chinois pour signifier « la crise » est composé de deux idéogrammes : wei, le danger – stylisation d’un homme au bord d’une falaise – et ji, l’opportunité. Un danger, autrement dit, peut devenir une chance. Par-delà ses horreurs intrinsèques, la crise du coronavirus ne cesse de révéler des trésors de solidarité, à partir desquels construire un avenir qui ne soit pas que la restauration du même.

Une précédente version de ce texte, plus longue, a été publiée le 26 avril 2020 sur www.transitionnel.org, sous le titre « Corona-virus, peur, crise, prélude à la chance ? » 

(Illustration de la vignette dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; mosaïque avec un masque de Phobos, dieu de peur ou de la panique datant du quatrième siècle après JC, photo prise par Carole Raddato.)