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La photographie contre l’enfermement

© Picasa 2.7
Dans cette chronique, Hugues Le Paige revient sur l’exposition The World within présentée au Hangar – Photo Art Center jusqu’au 24 avril 2021. Une occasion de question le rôle de la photographie face à l’enfermement.

Ce texte de la “chronique image” a paru dans notre n°115 (avril 2021).

« L’homme est à la fois enfermé dans l’espace qui l’environne, enfermé dans la durée et la succession des générations et enfermé dans son propre corps. Alors il a inventé l’appareil photographique qui lui permet d’aller et venir dans l’espace et dans le temps (…). Toute photographie est d’abord un acte de résistance contre les limites imposées par l’espace, le corps et le temps à l’immensité de nos désirs et de nos espoirs. Photographier, c’est toujours lutter contre cet enfermement irrémédiable.[1.Serge Tisseron, Enfermer pour développer, juillet 2011, https://sergetisseron.com/ecrits/enfermer-pour-developper. Serge Tisseron a notamment créé en 2008 l’Institut pour l’histoire et la mémoire des catastrophes (IHMEC) en lien avec le ministère français de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie (MEDDE), puis le site memoiresdescatastrophes.org, pour mettre « la mémoire de chacun au service de la résilience de tous ».] »

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, n’a pas écrit ces lignes depuis que nos vies sont rythmées par les contraintes du confinement et des autres mesures qui, d’une manière ou d’une autre, nous enferment et nous isolent pour nous protéger[2.D’autres préfèreront dans doute l’interprétation foucaldienne de Surveiller et punir (Michel Foucault, 1975) qui, elle non plus, n’est pas sans écho : « La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. »]. Ce texte intitulé Enfermer pour développer date de 2011. Il résume parfaitement le rapport de l’homme avec la photographie et l’enfermement. Un rapport qui tient du paradoxe car, pour exister, la photo qui libère notre imaginaire – celle qui nous ramène à l’autre, qui nous conduit au-dehors ou nous interroge sur nous-même –, cette photo doit d’abord être « capturée » dans la boîte noire de l’appareil. Le photographe, comme le cinéaste, sont des fabricants d’images qui jouent constamment sur une double dimension : celle du cadre qu’il impose et celle du « hors-cadre » qu’il suggère et qui est, par excellence, le champ d’interprétation du spectateur. Dans la représentation du confinement, cette double dimension est plus que jamais essentielle, qu’elle soit complice ou antagoniste.

Sans doute n’a-t-on jamais autant photographié depuis que nous sommes confinés (ou, au moins, limités dans nos déplacements et nos échanges). Professionnels – dans les galeries encore ouvertes et sur leurs sites –, amateurs – sur les réseaux sociaux – s’expriment à profusion. Des concours ont fleuri un peu partout. The World within (« Le monde de l’intérieur »), l’exposition présentée par le Hangar – Photo Art Center[3.Dans le cadre de la cinquième édition du PhotoBrussels Festival au Hangar (18 Place du Châtelain, 1050 Bruxelles) et dans 35 lieux de la capitale, jusqu’au 24 avril 2021.] à Bruxelles est emblématique de la place vitale que la création peut occuper dans ce monde du confinement. Et elle est inversement proportionnelle au peu d’intérêt — proche du mépris — que lui ont généralement accordé les pouvoirs publics.

420 artistes confinés en Europe ont répondu au « Call for European Photographers » lancé pendant le confinement (mars-juin 2020). L’exposition présente les œuvres des 27 lauréats. Photographes et vidéastes présentent leur vision « de l’intérieur », mais aussi leurs « échappées belles », réelles ou imaginaires. De l’exploration de ses limites au voyage dans son propre corps, grâce à la photographie, la position de confiné se décline dans l’émotion et la révolte, l’humour et l’amour, la mélancolie et la fuite.

Et comme s’il avait anticipé nos sentiments d’aujourd’hui, Serge Tisseron pouvait justement nous dire dans son texte d’il y a 10 ans : « Oui, la photographie “enferme”, mais elle ne le fait qu’avec le désir de pouvoir, plus tard, “développer”, c’est-à-dire assimiler l’ensemble des expériences initialement associées à une situation. La photographie n’est pas une façon de redoubler et de “sceller” l’enfermement psychique d’un événement. C’est au contraire une façon de tenter de s’y opposer. Elle n’enferme pas. Elle contient et préserve. »

(Chronique initialement parue dans le numéro 115 de Politique, paru en avril 2021 ; image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; photographie d’une chambre privée en Chine, prise en 2007 par Liu Tao.)