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La sécu va bien, qu’on se le dise !

«Le bel avenir de la sécurité sociale » : découvrant le titre de notre activité, plusieurs personnes nous ont demandé ce qu’il convenait de lui adjoindre, point d’interrogation ou point d’exclamation ? Au terme des travaux, la réponse est claire : c’est bien le point d’exclamation ! Pierre Reman et Patrick Feltesse nous ont montré combien les quatre forces qui sont celles de notre protection sociale – sa fonction, ses acteurs, ses valeurs et sa légitimité – ont, quoi qu’on en dise parfois, amélioré sensiblement la situation sociale sur le plan global, malgré un environnement économique et sociopolitique particulièrement hostile. Un problème subsiste toutefois, et il est de taille : celui des inégalités ; il se décline entre les hommes et les femmes, à l’égard des jeunes peu qualifiés, et au sein du groupe des pensionnés. Lutter contre toutes ces inégalités est le grand défi mobilisateur. Paul Palsterman a rappelé que la sécurité sociale est basée sur un principe de solidarité, c’est-à-dire des transferts. Vouloir les remettre en cause ne peut conduire qu’à démanteler tout le système et, à terme, limiter les prestations. Casser les transferts, c’est donc casser la solidarité : on est bien face d’abord à un projet idéologique, néolibéral, dont la conséquence serait nécessairement, s’il aboutissait, le recul social pour l’ensemble du monde du travail, dans le Nord autant que dans le Sud du pays. En comparant les différents systèmes à l’œuvre dans les pays européens, Gabrielle Clotuche a mis en évidence les avantages du modèle bismarckien, basé sur la cotisation sociale et les assurances collectives obligatoires. À l’inverse, elle a montré comment les services nationaux établis dans la ligne du modèle de Beveridge conduisent, par exemple en matière de santé, à l’émergence d’un secteur purement privé qui crée une médecine à deux vitesses et développe les inégalités. Bernard Friot a rendu un vibrant hommage à la cotisation sociale. Elle a fait ses preuves dans la protection sociale : il en appelle à ce qu’elle devienne l’outil majeur du développement humain, y compris sur le plan économique, en tant que salaire socialisé. Luc Denayer nous a rappelé les défis auxquels nous sommes confrontés, en particulier celui du vieillissement et la nécessité de mettre en place les mesures politiques indispensables pour faire face à un tel enjeu. Cécile De Wandeler nous a ramenés à la question fondamentale des inégalités, en remettant en cause le mythe d’une égalité entre les hommes et les femmes qui serait en marche et progressivement atteinte par une sorte d’évolution naturelle. Prenons garde, nous dit-elle, au discours sur la nécessaire « modernisation » de la sécurité sociale qui cache des projets de réforme néolibérale. Si nous voulons faire progresser l’égalité, nous devons faire aboutir l’individualisation des droits et des prestations. Edgar Szoc a quant à lui replacé la question de la protection sociale dans le contexte du défi environnemental, en montrant que l’inégalité face aux nuisances environnementales coïncide avec l’inégalité sociale. Une politique de services collectifs, et même de planification, est plus que jamais nécessaire pour mettre un terme à l’immense gaspillage et à la destruction environnementale que représente la concurrence. Les contributions consacrées aux activités de care nous donnent l’occasion de cerner davantage l’importance croissante de ce secteur dans nos sociétés, et de saisir les implications que représentent les évolutions démographiques et des modes de vie dans l’organisation de ces activités. Enfin, Christine Mahy et Philippe Defeyt proposent l’une et l’autre des pistes de réflexion et d’action dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et pour faire émerger une société dans laquelle l’égalité est une valeur centrale ; ils montrent qu’un développement harmonieux et durable de la société passe par de la volonté politique et des responsabilités collectives.

L’égalité, notre combat de toujours

Au terme de nos travaux, nous sommes renforcés dans notre conviction : la sécurité sociale fait partie intégrante de la solution aux crises qui se succèdent depuis 30 ans et que nous vivons de façon particulièrement aiguë depuis 2008. Notre sécurité sociale a un bel avenir ! Mais il y a une condition : la continuation de notre combat contre l’inégalité. Ou, sans doute mieux formulé, notre combat pour l’égalité. Car nous sommes des femmes et des hommes du « oui », c’est-à-dire, comme nous le disait Bernard Friot, toujours joyeux et infatigables ! Nous avons à relever un défi fondamental : redonner du sens à l’action collective, reconstruire une culture de la solidarité et de la fraternité. Nous devons, avec les gens, avec toutes celles et ceux qui n’y sont pour rien dans le déclenchement des crises, mais en sont les victimes, construire quelque chose de nouveau, basé sur ce qu’Alain Touraine appelle une « morale de la conviction, renforcée par la passion de la vie et de la liberté, capable de détruire dans son élan toutes les barrières qui s’opposent à la création d’une nouvelle société » A. Touraine, Après la crise, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2010, p. 179. C’est animé par cette morale de la conviction, ou dirais-je plutôt cette éthique de la conviction, que je voudrais évoquer quelques pistes, qu’on pourrait résumer en cinq mots, comme le propose un excellent numéro hors série du mensuel Alternatives économiques, au titre si simple et si clair : « Et si on changeait tout ? » Dans l’éditorial de ce numéro, Philippe Frémeaux écrit : « Face aux défis écologiques, face aux inégalités qui menacent la cohésion de nos sociétés et la paix du monde, il n’est plus possible de distinguer ce qui doit relever du court terme et du long terme dans les réformes à conduire. Il est désormais nécessaire d’agir sans attendre, pour transformer nos modes de production et de consommation, et rendre nos modes de vie soutenables pour nous et pour nos enfants. » J’ajoute : cela doit se faire par la mobilisation sociale et l’action politique, car les choix ne peuvent être simplement des choix individuels, basés sur la seule responsabilisation des citoyens. Un tel scénario aurait pour effet de simplement permettre aux riches et aux bobos de se donner bonne conscience, en achetant bio, en plaçant des panneaux photovoltaïques sur le toit de leur villa (financés par la collectivité grâce aux déductions fiscales et autres primes à la production d’énergie alternative), et en payant une cotisation annuelle à Médecins sans frontières. Tandis que le reste de la population serait maintenu dans l’aliénation et l’exclusion culturelle et financière.

Cela doit se faire par la mobilisation sociale et l’action politique, car les choix ne peuvent être simplement des choix individuels, basés sur la seule responsabilisation des citoyens.

Réformer, radicalement

La Belgique est un pays prospère, nous sommes des citoyens privilégiés. Nous sommes quatre fois plus riches qu’il y a cinquante ans. Le patrimoine global des Belges est aujourd’hui supérieur à ce qu’il était avant le déclenchement de la crise financière (735 milliards d’euros en 2010) ! L’élévation continue du niveau de vie ne relève en rien du mérite individuel, elle a tout à voir avec l’œuvre collective. C’est en effet grâce à l’action menée par le mouvement ouvrier et les organisations sociales pendant des décennies, et le soutien volontariste d’une partie de la classe politique, que nous avons construit une société dans laquelle les droits fondamentaux des êtres humains sont rencontrés pour la majorité de la population, et dans laquelle la sécurité d’existence est assurée au plus grand nombre, par, tout à la fois, une protection sociale solidaire, un système fiscal développé, des services publics de qualité. Problème : cette prospérité est plus inégalement répartie qu’elle ne l’a jamais été. Notre sécurité sociale n’empêche pas qu’une large part de nos concitoyens soit maintenue dans la pauvreté. Notre fiscalité ne parvient plus à réduire les inégalités et est de plus en plus contestée et détournée. Nos services publics ne jouent pas de manière satisfaisante leur rôle de service à la collectivité. Ainsi près de 20% de la population vit-elle dans la pauvreté ou la précarité. Quelque 70 000 familles se trouvent sur une liste d’attente pour pouvoir bénéficier d’un logement social. Un très grand nombre de gens ne partent jamais en vacances. Tout cela dans une société où des dirigeants d’entreprises s’octroient des rémunérations tellement hallucinantes qu’on se demande ce qu’ils peuvent bien en faire ! Il nous faut l’ambition de mettre en œuvre des réformes radicales. En matière fiscale, nos systèmes sont devenus nettement moins progressifs pour les plus hauts revenus. Ils sont même régressifs : à mesure qu’on monte dans l’échelle des revenus, le taux effectif d’imposition diminue, notamment en raison de nombreuses niches fiscales. Il faut mettre en place un système à la fois plus juste et plus simple, plus transparent, débarrassé de toute sa complexité de niches fiscales, d’ingénierie, de possibilités de fraude, permettant à ceux qui en ont les (gros) moyens de se bâtir des fortunes colossales et aux entreprises les plus puissantes d’échapper à l’impôt (l’impôt de la CLT, la société d’Albert Frère, s’est élevé à 2 880,87 euros en 2005 pour un bénéfice de 1,48 milliard d’euros, soit un taux d’imposition de 0,0002% ! Avec les intérêts notionnels, le système des revenus définitivement taxés et autres joyeusetés, des entreprises, comme Inbev, Solvay ou Belgacom font des bénéfices gigantesques tout en échappant complètement à l’impôt). Top 50 des entreprises belges : bénéfice total de 42,7 milliards d’euros, sur lequel elles payent à peine 0,2 milliard d’impôts. Soit un taux d’imposition de 0,57%. Si elles avaient payé le taux normal de 33,99%, ce sont 14,3 milliards qui seraient rentrés dans les caisses du budget de l’État. Cette mécanique a un double effet : d’une part, permettre aux plus riches de ne pas contribuer proportionnellement à l’effort collectif, d’autre part faire perdre à l’impôt sa légitimité aux yeux de tout un chacun, en particulier, c’est un comble, aux yeux de ceux qui devraient être les premiers bénéficiaires de ce système de solidarité. En d’autres termes : les revenus stagnent et les patrimoines prospèrent. Il faut opérer la transition d’une fiscalité essentiellement centrée sur les revenus du travail vers une fiscalité sur les patrimoines. Cela peut se faire rapidement, ici et maintenant, sans attendre que les autres pays européens ou le monde entier en fassent autant ! D’abord en globalisant la base taxable, en intégrant le capital, d’une part sous la forme d’une cotisation sociale généralisée, d’autre part en instaurant une fiscalité réellement progressive touchant davantage les gros patrimoines, mobiliers et immobiliers. Aussi en réinstaurant une imposition plus équitable des sociétés, qui empêche que celles qui en ont les moyens puissent utiliser les nombreux trucs et ficelles qui leur permettent de payer les contributions ridicules qui sont les leurs aujourd’hui. Ce n’est qu’avec une telle réforme fiscale que nous pourrons réconcilier les citoyens avec l’impôt et réduire significativement les inégalités dans notre pays. Sur le plan de la protection sociale, des pensions, des revenus de remplacement, il est incontestable que si la Belgique s’en sort plutôt mieux que les pays qui l’entourent, c’est précisément parce que nous avons un système plutôt performant de sécurité sociale, et que ce système est maintenu et même quelque peu renforcé et amélioré, par exemple par les mesures d’adaptation des allocations au bien-être et de relèvement des minima sociaux. Notre sécurité sociale est non seulement un outil performant pour la cohésion sociale, mais aussi pour le développement économique. D’une certaine façon, elle est un instrument révolutionnaire, à contre-courant du libéralisme ambiant, que la crise a relégitimé.

Sortir du cadre

Notre ambition doit cependant aussi nous conduire à sortir du cadre, c’est-à-dire poser les questions fondamentales sur notre mode de vie. Pas de façon individuelle, en culpabilisant celles et ceux qui mangent mal ou qui vivent dans des passoires énergétiques ! Mais en menant le combat politique, et en proposant les solutions collectives qui permettent d’assurer la transition vers une société juste et écologique. La catastrophe nucléaire vécue par le peuple japonais montre à suffisance que notre dépendance à l’énergie nous pousse à prendre des risques insensés mettant en péril la survie même de l’humanité. Notre modèle occidental de production et de consommation est réellement insoutenable, basé sur une exploitation qui va vers l’épuisement des richesses de la planète toute entière, et ne pouvant se pérenniser qu’en maintenant les pays pauvres dans la misère. Le pic pétrolier est à nos portes, et il en est de même de la plupart des autres ressources naturelles. Des terres et des mers font également l’objet de l’accaparement par des entreprises multinationales de pays riches et de certains pays émergents : hausse des prix agricoles aidant, on assiste ces dernières années à une véritable ruée sur les terres des pays en voie de développement. Les pêcheurs sénégalais deviennent quant à eux des sans-papiers dans les pays européens, ayant perdu leur emploi en raison de la pêche industrielle opérée dans leurs eaux par les multinationales occidentales. Nous devons nous interroger sur la religion de la croissance que nous nous sommes laissés imposer depuis plusieurs dizaines d’années, qui ne conduit pas la majorité d’entre nous au bonheur.

Ceux qui essaient de nous faire croire que c’est par la compétitivité et la croissance qu’on aboutira au plein-emploi nous mentent. Les recettes prônées actuellement par les institutions européennes relèvent de la supercherie.

Au cœur de cette religion, on trouve le dogme de la compétitivité, sacralisé en 2000 en Europe par la stratégie de Lisbonne. Comme l’écrit Henri Houben, en matière économique, « la compétition est sans fin et impitoyable. Son but, dans le chef des entreprises, est l’élimination définitive du rival. Les mécanismes de marché, la nécessité de posséder des capitaux de plus en plus importants, le besoin d’avoir une maîtrise constante et croissante des technologies ainsi que des processus de production entraînent inexorablement la disparition des moins solides jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un » Henri Houben dans les pages Forum de La Libre Belgique, 1er avril 2011. C’est cette option économique qui permet aujourd’hui à l’Allemagne de prétendre être le modèle à suivre. Une Allemagne où les conditions de travail se sont fortement dégradées au cours des 10 dernières années. Où le pourcentage des contrats atypiques est passé de 19,5% en 1992 à 35% en 2009. Où le nombre de personnes en situation de pauvreté a augmenté de 26% durant les cinq dernières années B. Dupuis, « Europe : la coordination des politiques économiques se renforce et vire plus à droite », Démocratie, 1er février 2011. C’est ce que donne une politique de relance par la compétitivité, qui ne peut fonctionner qu’au détriment des travailleurs du pays concerné et de ceux des pays importateurs, qui devront demain subir les mêmes flexibilités et dérégulations. Voilà pour le modèle allemand, basé sur la compétitivité des travailleurs. Il en existe d’autres. L’Irlande par exemple, qui a construit sa croissance en se faisant paradis fiscal pour les entreprises. Ou la Grèce, qui a réduit l’impôt des sociétés de 40 à 24% au cours de la dernière décennie. Dans les deux cas, des gouverne- ments se sont privés de ressources et ont creusé leur déficit. Cela les conduit aujourd’hui à des plans d’assainissement drastiques qui démantèlent la protection sociale et privatisent les services publics. Si tous les pays européens font la même chose, la faillite est au bout du chemin puisque 80% des échanges commerciaux sont intra-européens.

Émanciper, individuellement et collectivement

Ceux qui essaient de nous faire croire que c’est par la compétitivité et la croissance qu’on aboutira au plein-emploi nous mentent. Les recettes prônées actuellement par les institutions européennes relèvent de la supercherie. Car ce ne sont pas ces 2% de croissance qui vont permettre de créer l’emploi net susceptible de faire reculer de manière décisive le chômage structurel que connaissent nos sociétés. Il faut donc en finir avec ce dogme de la croissance. En en questionnant le contenu : quelle croissance voulons-nous ? Surtout, comment en répartir équitablement les fruits ? Nous voulons une croissance mieux maîtrisée, qui ne détruit pas la Terre, et mieux répartie, qui bénéficie au bien-être de tous, ici et partout dans le monde. C’est pourquoi nous sommes pour la croissance et la création de nouveaux emplois dans les services non marchands, dans l’économie sociale et solidaire, dans le développement local par les circuits courts. Nous sommes aussi pour une meilleure répartition de l’emploi disponible de manière à ce que chacun y ait accès. Au contraire du fameux slogan sarkoziste « Travailler plus pour gagner plus », nous devons travailler moins ! Pas pour gagner moins ou pour se la couler douce, mais tout simplement pour vivre mieux. Accroître le temps libéré est aussi nécessaire pour arriver à plus d’égalité dans la répartition des rôles sociaux entre les hommes et les femmes, et pour développer la participation citoyenne et culturelle du monde populaire. Il s’agit de questions démocratiques fondamentales : le droit pour tous, et particulièrement les jeunes, d’accéder à un emploi et à un revenu ; l’égalité entre les hommes et les femmes, qui doit mettre un terme à la précarité de l’emploi comme seule perspective offerte à un grand nombre de femmes ; le droit à une participation effective à la société pour les personnes du monde populaire aujourd’hui exclues. Le mouvement ouvrier a depuis toujours visé l’émancipation, individuelle et collective, du monde du travail, par la démocratie sociale et culturelle. Le concept apparaît peut-être aujourd’hui comme un peu daté, et pourtant il est sans doute plus nécessaire que jamais. C’est le combat de la gauche, que le MOC entend plus que jamais mener, avec tous ceux, militants, associations, mouvements, partis, qui partagent ce projet d’égalité auquel nous devons redonner vigueur. Pour conclure, je voudrais emprunter à Michel Molitor une réflexion qu’il a proposée à l’occasion des 50 ans d’Entraide et Fraternité, le 2 avril 2011 : « Sans doute la multiplicité et la complexité des problèmes du monde est-elle de nature à créer le découragement, mais ce n’est pas une raison pour rester sur le seuil de la porte, encore moins pour s’enfermer à double tour dans le confort illusoire de l’aveuglement. J’ai un ami, disait-il, spécialisé dans l’invention de proverbes arabes. Sur ceci, il dirait : ce n’est pas garder la tête froide que de l’enterrer dans le sable. Courber le dos et attendre que passe la tempête n’a pas de sens. Elle ne passera pas et il nous faut nous engager au cœur du monde tel qu’il existe, avec ses drames, mais aussi avec ses réseaux de solidarité, avec la conviction qu’une terre plus juste est possible. La conviction de la nécessité et de la justesse des combats que nous menons sont autant de garanties que le futur que nous appelons de nos vœux devienne un futur possible ». Nous avons ces convictions, mais nous n’avons pas de certitudes. Nous sommes habités par le doute, et c’est fort bien. Il doit être pour nous chemin de réflexion, de recherche, nous conduisant à notre conviction : nous pouvons construire un monde où chacun pourra mener une vie tout simplement humaine.