Retour aux articles →

La sécurité sociale en 2020 : « Pour que les corps se redressent »

5556297832_b3520d22bf_b
5556297832_b3520d22bf_b
Parties prenantes du projet d’accord de solidarité sociale en 1944, les organisations syndicales restent des acteurs majeurs de la sécurité sociale belge, participant à sa gestion autant qu’à sa défense. Un représentant syndical socialiste discute des enjeux actuels de cette institution nationale et des obstacles qui se dresse sur son chemin. (Cet entretien a été réalisé pour notre numéro de mars 2020, avant que Jean-François Tamellini ne devienne secrétaire général de la FGTB wallonne.)

En janvier 2020, le syndicat socialiste est parti seul en campagne pour défendre la sécurité sociale. Centraliser la mobilisation de ses affiliés sur cette thématique, n’est-ce pas un risque pour une organisation syndicale ? Ou serait-ce le dernier front sur lequel les organisations syndicales sont capables de mobiliser ?

J.-F. Tamellini : En tous les cas, si on perd le combat sur la sécurité sociale, on met la clef sous le paillasson parce que c’est clair que c’est le cœur du projet de société qu’on défend : cette assurance solidaire, cet instrument de redistribution des richesses, qui est le plus puissant après les services publics. Si la digue vraiment se rompt, les syndicats feront du corporatisme en secteurs, et probablement en entreprises, et donc on n’aura plus ce levier au niveau fédéral (et je continue à plaider pour une sécurité sociale fédérale). Or on a besoin de ce champ géographique plus large pour renforcer le rapport de force. Pour la solidarité intergénérationnelle, on a besoin d’un champ large, et la solidarité interrégionale joue. Contrairement à ce que certains disent systématiquement que les transferts vont toujours d’un côté ou de l’autre. La sécu est le bel exemple que cette solidarité interrégionale n’est pas vaine ni inventée.

Nous prenons un risque évidemment parce que si nous perdons ce combat, on a un grave souci, ça remet en cause notre vision de transformation sociétale d’une société plus juste et plus solidaire mais je suis convaincu qu’on a un devoir de pédagogie pour expliquer les choses. Est-ce qu’on se rend compte que quand on a mis en place la sécu, on a vu « les corps se redresser physiquement[1.Expression inspirée par le documentaire français La sociale de Gilles Perret qui raconte l’histoire de la sécurité sociale en France.] » ? Aujourd’hui, on voit les corps se recroqueviller sur eux-mêmes : les troubles musculo-squelettiques et burn out explosent, et ça, on ne peut pas l’accepter.

75 ans après sa naissance, quel est d’après vous l’enjeu majeur actuel de la sécurité sociale ?

J.-F. Tamellini : Les gens sont de moins en moins conscientisés, les réseaux sociaux ne jouent pas un rôle d’émancipation ; ils se focalisent sur les choses superficielles plutôt que de revenir sur les fondamentaux. Or la sécurité sociale appartient aux travailleurs. Et c’est à nous d’expliquer d’abord, avec des exemples concrets, et de convaincre ensuite que, contrairement au bourrage de crâne actuel, le problème ne vient pas des dépenses mais des recettes. Pour le comprendre, il suffit de prendre trois mesures du gouvernement précédent : le tax shift, le passage de 33 % de cotisations patronales à 25 %, les mesures « premier emploi[2.Si un employeur engageait un premier emploi en 2016 et 2020, il ne payait plus jamais de cotisation sociale pour cet emploi.] ». Ces trois seules mesures représentent 15 milliards de trou dans les caisses de la sécu ! Une fois qu’on a ciblé le problème, démontré chiffres à l’appui à la population que le problème n’est pas dans les dépenses mais dans les recettes, alors on vient avec nos propositions : il faut élargir l’assiette des cotisations et peut-être d’autres recettes que les cotisations.

L’enjeu principal, c’est le mécanisme de financement de la sécurité sociale. Sur les années de gouvernement Michel, la part des cotisations sociales a diminué, volontairement, de 76 % à 70 % dans le financement de la sécurité sociale. Et le financement alternatif, qui vient compenser les réductions de cotisations patronales – c’était le deal –, ne suit plus aujourd’hui tellement il y a de réductions. L’enjeu majeur à très court terme, c’est la dotation d’équilibre à laquelle le gouvernement Michel Ier a touché. La dotation d’équilibre revient à considérer que la sécu ne puisse jamais être en déficit, quoi qu’il arrive, elle doit être à l’équilibre. En 2017, le gouvernement a annoncé qu’à partir de 2021, la dotation d’équilibre sera revue, ce qui implique deux cas de figure. Soit on stoppe la dotation d’équilibre et la sécurité sociale sera concrètement en déficit de 3,5 milliards en 2021 et de 6,4 milliards en 2024 selon les estimations. Face à un tel déficit, on va privatiser des pans entiers des soins de santé pour soulager les dépenses publiques et on sent bien que les partis anticipent déjà cette option. Soit, deuxième possibilité, on va dire aux syndicats : « vous voulez maintenir la dotation d’équilibre ? Pour ça, on va vous responsabiliser et vous allez choisir dans quelle branche de la sécu il faut couper ». Un choix impossible évidemment.

Nos mobilisations répondent « Moi, je ne mettrai jamais autour d’une table pour choisir quel allocataire social il faut faire crever en premier ». Donc cet enjeu de la dotation d’équilibre est essentiel : la mesure va seulement commencer à produire ses effets. Voilà pourquoi le timing des mobilisations pour relancer cette campagne massive de défense de la sécurité sociale, c’est maintenant car les négociateurs fédéraux, dans leurs discussions postélectorales, ont tous discuté de l’équation sécurité sociale/dotation d’équilibre et de leur capacité d’influencer la politique d’un côté ou de l’autre en ayant 2021 en vue.

Quelle est la place des enjeux climatiques et environnementaux dans ces mobilisations et dans la défense de la sécurité sociale ?

J.-F. Tamellini : On négocie pour l’instant l’actualisation du pacte social de 44 au Conseil central de l’économie (CCE). À l’époque, on a trouvé un deal pour répartir les ressources économiques et sociales. Aujourd’hui, 75 ans plus tard, on ne peut plus se baser uniquement sur ces deux piliers, il y a l’économique, le social et l’environnement. On est en train d’essayer d’avancer sur cette formule au CCE, entre interlocuteurs sociaux, pour créer une base. On était parti sur le concept de « développement économique, inclusif et durable » qui incluait les trois piliers. « Durable » c’est notre vision de l’environnemental : en disant qu’il faut avoir des investissements publics, qui orientent la production vers des filières durables qui permettent d’assurer une orientation économique et une transition sociale pour répondre aux impératifs environnementaux. C’est donner un signal : la politique, c’est une chose mais il y a la concertation sociale qui doit aussi être capable de propositions car on considère que le cadre environnemental est essentiel tant pour les entreprises que pour les travailleurs. On avait avancé loin dans les discussions mais la FEB a fait marche arrière et demande que soit réintégré le concept de « croissance économique » qu’on avait réussi à sortir au profit d’un « développement économique, inclusif et durable ». La FEB sent que les libéraux remontent en puissance et veut attendre que le futur gouvernement neutralise la concertation sociale comme pendant les 5 dernières années.

Dans ce double travail de conscientisation et de mobilisation, quels sont les alliés des organisations syndicales ?

J.-F. Tamellini : On est dans un processus de discussion intense en interne sur le type d’actions à mener. On observe : Extinction rebellion, les gilets jaunes, les sardines… Nous devons rester moteurs sur des combats essentiels comme la sécu. Les jeunes nous l’ont dit clairement : « on vient avec vous parce qu’on est conscients que c’est pour nous, nos pensions, notre santé, mais alors vous serez avec nous pour le combat sur l’environnement et les enjeux climatiques ». On est partie prenante. Il y a d’autres acteurs associatifs qui sont sur d’autres créneaux, on est en discussion avec les gilets jaunes. On est conscient qu’on a besoin d’un champ bien plus large que le champ syndical pour convaincre et ensuite pour mener les actions. Car le rapport de force sera essentiel dans ces combats et il ne se réduira pas à des blocages, même le droit de grève, c’est notre arme absolue et nous le défendrons jusqu’au bout.

Mais on est conscient qu’on doit élargir notre palette et, pour ça, on doit construire des alliances, des ponts, en trouvant les communs dénominateurs et en se donnant tous des coups de main. Et ça se construit sur le terrain, ce n’est pas de l’idéalisme. Si on veut réussir ce genre de plateformes, on ne peut pas y chercher un alibi pour être moins incisif dans ses propres combats. Chacun a ses fondements et ses fondamentaux, on doit garder nos identités mais trouver les terrains communs pour défendre les objectifs ensemble.

Sur le plan européen, comment ce type d’alliances peut-il se constituer, sachant que la coordination européenne entre syndicats est déjà difficile à mettre en place, compte tenu des différentes sensibilités nationales ?

J.-F. Tamellini : Je constate deux phénomènes dans plusieurs pays européens. D’une part, il y a une montée du fascisme et d’autre part, la concertation sociale ne fonctionne plus, et pas seulement en Belgique. Le fait qu’on retire aux syndicats la possibilité de négocier certaines choses – et donc d’apporter des solutions sociales aux travailleurs – renforce les mouvements de repli sur soi de la population et le sentiment qu’il n’y a pas de perspective. Est-ce qu’on va devoir en arriver à une situation d’inégalités telle que le fascisme reprendrait la place qu’on ne pensait jamais qu’il pourrait récupérer et exploser par là même nos libertés et la démocratie ? La conjonction des deux phénomènes nous amène dans une situation où je crains que ce soit par une crise majeure – et quand je parle de crise majeure, je vise le fascisme – que les fronts de résistance des forces progressistes vont se resserrer, alors même qu’ils n’auront plus le pouvoir de le faire car la première chose que le pouvoir fasciste fera, c’est de supprimer toute possibilité de contestation. Il faut qu’on évite absolument d’en arriver là et pour cela, il faut pouvoir recréer des perspectives avec des mouvements aussi au niveau européen : un socle social maximal au niveau européen en fonction des réalités du coût de la vie dans les pays. Exactement l’inverse de l’allocation universelle, qui revient à généraliser la misère et donc recréer, renforcer les conditions d’insurrection. Une sécurité sociale qui soit une assurance solidaire, et non un filet de sécurité, c’est la réponse au niveau européen qui permet de recréer des perspectives et s’assurer que personne ne reste sur le carreau, s’assurer que les corps se redressent… n

Propos recueillis par Vaïa Demertzis

(Texte initialement publié dans le numéro 111 de Politique, en mars 2020 ; image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-SA 2.0 ; photographie d’un tag lors d’une manifestation syndicale à Bruxelles le 24 mars 2011.)