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L’accessibilité numérique, enjeu majeur

La révolution numérique en cours bouleverse profondément l’organisation et le fonctionnement de notre société, à tous les niveaux : économique, social, politique, individuel… Elle a ceci de particulier qu’elle progresse de manière exponentielle. Elle est à la fois porteuse d’opportunités et de menaces. Au cœur de cette révolution, la transformation digitale n’est pas sans conséquences sur l’accès aux services essentiels et aux droits des personnes incapables de suivre le rythme imposé.
Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

Aujourd’hui, Internet a envahi notre quotidien et conditionne bon nombre de nos activités : recherche d’informations, contacts sociaux, accès à différents services publics et privés, travail et formation, éducation, mobilité, soins de santé… Dans le dernier Rapport bisannuel « Solidarité et pauvreté »[1. Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (SLPPE), Rapport bisannuel 2020-2021 « Solidarité et pauvreté », décembre 2021. (En ligne.)] du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (ci-après le Service) – publié en décembre 2021 et basé sur un processus de concertation d’un an et demi réunissant des associations dans lesquelles les personnes en situation de pauvreté se rassemblent, avec d’autres acteurs de la lutte contre la pauvreté –, des participants ont souligné combien la crise du covid-19 avait amplifié et accéléré la digitalisation de la société.

Dans ses travaux précédents, le Service pointait déjà des situations dans lesquelles la digitalisation pouvait compliquer l’accès à certains services pour les personnes en situation de pauvreté. Dans le secteur de l’énergie, par exemple, la souscription d’un contrat numérique offre souvent des avantages financiers dont ces personnes peuvent être exclues. La perte de contact humain, pour la transmission des données des compteurs, constitue une difficulté supplémentaire pour les personnes les plus vulnérables.

Cette digitalisation accrue touche également d’autres domaines, comme la mobilité, avec la disparition progressive des guichets des sociétés de transport et leur remplacement par des bornes digitales, ou encore les services bancaires et les soins de santé. La fracture numérique, préexistante à la crise sanitaire, s’est aggravée à la suite des mesures prises par les autorités[2. SLPPE, « Note interfédérale sur l’impact de la crise du covid-19 dans les situations de pauvreté et de précarité », avril 2021. (En ligne.)], avec le recours massif au télétravail, à l’enseignement à distance, aux outils numériques pour les soins et les services, aux paiements électroniques…

Pendant le confinement, les personnes ne disposant pas d’un accès internet à domicile ont été privées de certaines formes de contacts et de solidarité. Elles ont également été plus fortement touchées par l’absence de continuité de certains services publics durant la pandémie. Une majorité de services et administrations ont fermé leurs guichets, n’étant plus accessibles que par le biais de leur site internet ou sur rendez-vous, à prendre en ligne la plupart du temps.

Cela a considérablement compliqué l’accès aux services essentiels et aux droits sociaux, augmentant ainsi le risque de non-recours, par lequel une personne ne bénéficie pas des droits auxquels elle peut prétendre. Avec les mesures sanitaires, les éléments de dossier sont par exemple devenus plus difficiles à collecter pour les bénéficiaires, contraints de s’adapter à une situation qu’ils ne maîtrisent pas, ou très mal.

Une fracture numérique à trois niveaux

Au cours de ces dernières années, l’accès au matériel informatique et à Internet n’a cessé de progresser dans notre pays. Selon l’Office belge de la statistique, Statbel, entre 2006 et 2017, le pourcentage de ménages comptant au moins une personne âgée entre 16 et 74 ans et disposant d’un ou plusieurs ordinateurs est passé de 57 % à 85 %[3. Enquête TIC 2016-2017 auprès des ménages. Cf. fiche « Peut-on vraiment parler de fracture numérique ? ». (En ligne.)]. En 2020, 91 % des ménages disposaient de l’Internet à domicile, contre 54 % en 2006[4. Enquête TIC 2020 auprès des ménages et des individus. Ibidem.]. La fracture numérique n’en demeure pas moins importante entre les personnes peu instruites et disposant de bas revenus, et celles ayant un niveau d’instruction et des revenus élevés. Elle se traduit par des inégalités à trois niveaux : l’accès à Internet, l’accès au matériel ICT (hardware et software) et les compétences numériques.

Si nous sommes de plus en plus nombreux à naviguer sur Internet (95 % de la population en 2021),
cela ne signifie pas que nous sommes tous égaux face à la digitalisation, loin de là. Parmi les ménages avec les revenus les plus faibles, 1 sur 4 ne disposait pas d’une connexion internet (contre seulement 1 sur 100 pour les ménages les plus aisés). Le fossé a même tendance à se creuser à mesure que les technologies progressent. Les connexions mobiles à haut débit gagnent du terrain et sont le plus souvent liées à l’utilisation d’une tablette ou d’un smartphone, plus onéreux, comme le faisaient remarquer les participants à la concertation qui a mené au Rapport bisannuel « Solidarité et pauvreté » : « Il y a de plus en plus une obligation d’avoir un smartphone mais c’est un objet qui coûte cher et que tout le monde ne sait pas utiliser ».

En 2021, les ménages avec un revenu faible étaient deux fois moins nombreux que les ménages avec un revenu élevé à disposer de ce type de connexion. De plus, les besoins évoluent (applications plus gourmandes, appels vidéo…) et exigent des débits de plus en plus rapides, ce que les abonnements bon marché ne permettent généralement pas. Parmi les raisons qui expliquent l’absence de connexion internet à domicile, 1 ménage sur 5 évoque le coût du matériel (22 %) ou les frais de connexion (21 %). Pour 3 ménages sur 10 (31 %), c’est le manque de compétences numériques qui constitue le frein principal. Ici aussi, de grandes inégalités persistent : seulement 8 % des personnes plus faiblement instruites ont un niveau de compétences numériques avancé, contre 44 % pour les plus instruites.

Cet illettrisme numérique, ou illectronisme, a un impact sur l’accès aux services essentiels en ligne. Par manque de compétences, un certain nombre de personnes renoncent à utiliser Internet pour remplir et transmettre des formulaires aux pouvoirs publics. Elles éprouvent de grandes difficultés à accéder à des informations en ligne concernant la santé, à utiliser un service bancaire en ligne ou à entrer en contact avec une administration. Sans compter le manque de soutien et l’allongement des délais d’attente liés aux processus digitaux qui peuvent avoir un impact direct sur les revenus. Selon le baromètre de l’inclusion numérique 2020 publié par la Fondation Roi Baudouin, « 85 % des Belges utilisent Internet tous les jours et notamment les services en ligne (e-banking, ecommerce…). Toutefois, 57 % des internautes peu diplômés et 56 % de ceux ayant de faibles revenus n’ont jamais effectué de démarches administratives en ligne, alors qu’ils étaient censés le faire [5. Fondation Roi Baudouin, « Quatre Belges sur dix à risque d’exclusion numérique », communiqué de presse, 6 juillet 2021. (Voir ci-dessous.)] ».

Œuvrer à une digitalisation inclusive

Tous les citoyens ne sont donc pas armés de la même façon pour répondre aux défis de la digitalisation galopante de la société. Des mesures concrètes sont nécessaires si l’on veut éviter que les personnes les plus vulnérables ne restent au bord de l’autoroute numérique et ne se voient privées de certains droits. Inscrire le droit à l’Internet dans la Constitution pourrait y contribuer, en renforçant de ce fait la protection des droits sociaux. Dans ses différents travaux, le Service a mis en lumière l’absence de continuité des services publics pour les personnes privées d’accès à l’Internet et insiste sur la nécessité de lutter contre la fracture numérique. L’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains (IFDH) reprend ces éléments dans son avis relatif aux propositions de révision de l’article 23 de la Constitution en vue de consacrer le droit à l’Internet et la neutralité des réseaux internet[6. Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains, « Propositions de révision de l’article 23 de la Constitution en vue de consacrer le droit à l’internet et la neutralité des réseaux internet », Avis n° 4/2022 du18 février 2022. (En ligne.)]. L’IFDH soutient ainsi qu’« une consécration explicite du droit d’accès à l’Internet dans la Constitution est susceptible de renforcer la protection, la jouissance et l’exercice d’autres droits humains, en ce compris les droits économiques, sociaux et culturels ».

Par ailleurs, dans un avis récent[7. SLPPE, Avis du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale concernant l’avant-projet de loi portant réforme des tarifs sociaux relatifs aux services de communications électroniques, mars 2022. (En ligne.)], le Service recommande l’instauration d’un tarif social pour les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM), avec un octroi automatique par le biais des données BIM disponibles auprès de la Banque carrefour de la sécurité sociale. Cette mesure permettrait de toucher de manière automatique différents groupes de population à faibles revenus.

Outre l’élaboration d’une politique de digitalisation inclusive, dans laquelle la numérisation n’est pas considérée comme une fin, mais comme un moyen, il faut aussi veiller à fournir des alternatives à l’accès numérique aux services publics, en maintenant un nombre suffisant de guichets et de dispositifs de soutien. Parallèlement, une communication adaptée aux groupes cibles est essentielle pour lutter contre le non-recours. Cela passe par exemple par une communication papier ainsi que par des initiatives proactives à l’égard de certains groupes avec l’implication des associations et des autorités locales.

Enfin, les autorités ont un rôle important à jouer en faisant en sorte de rendre accessible le matériel nécessaire et en encourageant le développement des compétences requises. Des leviers existent, au niveau européen notamment, grâce aux moyens financiers octroyés pour la relance belge. Il est essentiel qu’une partie de ces moyens soient utilisée pour combattre les inégalités, y compris en termes d’accessibilité numérique.

Risque d’exclusion numérique : un risque sous-estimé

Depuis 2018, la Fondation Roi Baudouin finance la recherche autour de la notion d’inclusion numérique, notamment à travers un Baromètre de l’inclusion numérique[8. Fondation Roi Baudouin, Baromètre de l’inclusion numérique, 2020. (En ligne.)] dont les conclusions jettent une lumière crue sur les inégalités en Belgique. Il pointe d’abord une difficulté d’accès aux technologies elles-mêmes. « 29 % des ménages avec des faibles revenus (moins de 1 200 euros) ne disposent pas de connexion internet à domicile, contre 1 % des ménages avec des hauts revenus (plus de 3 000 euros)[2. Fondation Roi Baudouin, « Quatre Belges sur dix à risque d’exclusion numérique », Communiqué de presse, 6 juillet 2021. (En ligne.) Toutes les citations proviennent de cette source.].» Cette proportion est plus élevée que chez nos voisins. Mais ces travaux mettent aussi en avant le manque de « compétence », 40 % des Belges risquant une forme d’exclusion numérique, soit par manque de maîtrise (32 %), soit par non-usage d’Internet (8 %). La corrélation entre de faibles revenus et le risque d’exclusion est particulièrement importante. Et c’est encore plus flagrant en ce qui concerne l’accès aux services essentiels (administratifs, bancaires, etc.) : dans les catégories à bas revenu et à faible diplomation, la moitié des individus n’ont pas effectué des démarches en ligne, « alors qu’ils étaient censés le faire ». Même si l’angle économique est prépondérant, les risques d’exclusions sont aussi forts chez « les personnes âgées, mais aussi les jeunes (en particulier ceux issus de milieux fragilisés), les personnes en difficulté avec l’écrit, les personnes vivant seules, les femmes et mêmes les personnes avec de plus hauts revenus ». Il s’agit en tout cas d’un problème général, qui touche la société dans son ensemble. Même s’il ne constitue qu’un aperçu, le Baromètre permet d’objectiver la « fracture numérique » qu’on évoque souvent et de souligner la nécessité d’une politique spécifique à cet égard.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; photographie d’une petite fille qui utilise la borne numérique d’information sur les collections du Musée national d’art moderne en France, prise par Jean-Pierre Dalbéra en janvier 2014.)