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L’alibi européen

C’est au nom de l’idéal européen et du sens des responsabilités que les forces politiques belges, du Nord et du Sud, de droite et de gauche, s’apprêtent à s’enfoncer dans une logique d’austérité que certains récusent par ailleurs à grands coups de déclarations. Cherchez l’erreur…

Apogée de la logique néolibérale qui a présidé aux dernières décennies de la construction européenne, le Pacte budgétaire apparaît dans un contexte qui voit s’effondrer les uns après les autres ses prémisses théoriques et ses pères fondateurs. Il inscrit au plus haut niveau de la hiérarchie des normes – tout en enjoignant à sa constitutionnalisation – le désendettement comme horizon indépassable des politiques publiques. Alors que l’urgence sociale et environnementale appelle à des investissements massifs en termes de reconversion économique et de redéploiement des mécanismes de sécurité sociale, ce texte institutionnalise le business as usual dans une période qui n’a rien d’usual, alors que le business se fait de plus en plus rare.

Les derniers exercices budgétaires démontrent pourtant à quel point, dans les faits, les coupes sombres sont privilégiées au rééquilibrage de la fiscalité.

L’absence de débat public autour d’un texte majeur qui constitue de facto une septième réforme de l’État ne peut que laisser perplexe. À peine pourra-t‑on se consoler en constatant qu’il ne s’agit pas là d’une exception belge : l’apathie démocratique traverse les frontières des 25 pays signataires. Il n’en reste pas moins frappant de comparer cette discrétion avec l’écho médiatique assourdissant accordé aux gesticulations des uns et autres pour tout conclave budgétaire, alors que ce traité garantit, ad vitam, la victoire des partisans des coupes dans les dépenses. Autre source vraisemblable de cette absence de débats : la technicité trompeuse qui sert la cause de la résignation. Elle s’alimente de la schizophrénie des écologistes et des socialistes qui ont rejeté tout ou partie du six-pack et du two-pack .voir article de Grégory Mauzé sur ce .site.. au niveau européen, mais s’apprêtent à voter leur transposition au niveau belge en une norme juridique supérieure. Cette schizophrénie serait dédoublée dans le chef des écologistes : alors qu’ils voteront contre ce texte au niveau fédéral, ils apporteront leurs suffrages aux décrets et ordonnances d’assentiment présenté par les gouvernements dont ils font partie.

Un traité neutre ?

Cette attitude ne peut qu’étonner lorsque l’on se souvient avec quelle virulence l’idée d’une « règle d’or » budgétaire avancée en août 2012 par le couple Merkel–Sarkozy avait été rejetée par la plupart des partis situés à gauche de l’échiquier politique. Force est de constater que les lignes ont bougé. Du côté socialiste, le sens des responsabilités a étouffé dans l’œuf tout débat. Des hommes d’État ne peuvent rejeter une norme relevant de l’ordre européen, quand bien même celle-ci rendrait encore plus illusoire la construction d’une autre Europe. Ce même sens des responsabilités fait des socialistes des partisans zélés de la rigueur qui n’a de différence avec l’austérité que le nom. D’aucuns ont été jusqu’à soutenir que le traité est neutre quant aux voies – réduction des dépenses ou augmentation des recettes – qui doivent être empruntées pour parvenir à l’équilibre budgétaire. Les derniers exercices budgétaires démontrent pourtant à quel point, dans les faits, les coupes sombres sont privilégiées au rééquilibrage de la fiscalité. Du côté écologiste, on a invoqué des arguments quasiment malthusiens pour faire passer la pilule du traité : la dette serait intrinsèquement néfaste et l’accumulation des déficits s’apparenterait à un crime contre les générations futures. Il est vrai que la justice intergénérationnelle commande de ne pas transmettre à nos descendants une dette générée pour assouvir des besoins du court terme. Mais la justice intergénérationnelle légitime tout autant de répartir dans le temps, par l’emprunt, la charge d’investissements publics (isolation des bâtiments, production d’énergies renouvelables ou développement des transports publics) qui ne produiront leurs effets qu’à plus long terme. L’argument tenant à la décroissance ou à l’anti-productivisme semble également avoir fait mouche. L’austérité n’est pourtant pas un renoncement à la croissance sans fin du PIB. Au contraire, cette dynamique s’accompagne d’une volonté de donner un souffle nouveau à la croissance en améliorant la compétitivité des États, essentiellement par l’alignement vers le bas des salaires et des conditions de travail. À gauche, le chiasme est aveuglant entre les discours généreux et bien intentionnés sur la nécessité de relâcher l’austérité, ou au moins d’y intégrer des considérations sociales ou environnementales, et sa décision de voter, les yeux entièrement fermés et le nez à peine pincé, un texte qui rend concrètement impossible la traduction politique affective de ces bonnes intentions. Sans doute le « syndrome du bon élève », renforcé par un tropisme européen, a-t-il joué un rôle dans cette défaite. Au-delà de ce syndrome, la crise a renforcé les antagonismes et stéréotypes en sein d’une Union qui porte de plus en plus mal son nom. Le traité est justifié comme compensation de la solidarité entre États membres, récemment institutionnalisée par le Mécanisme européen de stabilité. Le lien entre les deux instruments tient sur le raisonnement selon lequel il ne peut y avoir d’assistance sans conditionnalité. Séparer les bons élèves des mauvais, comme les cigales des fourmis, empêche toutefois d’analyser les responsabilités et les conséquences inégalitaires majeures de la crise.

Aucune considération politique de court terme, de tactique ou de stratégie, ne saurait justifier le vote d’un texte aussi fondamentalement contraire aux valeurs communes des diverses composantes de la gauche.

Du côté des responsabilités, force est de constater que chaque emprunteur imprudent des pays déficitaires (dits aussi de la périphérie : Grèce, Espagne, Portugal, Italie, Irlande, Chypre), trouvait dans les pays du centre un prêteur, tout aussi imprudent, parfaitement enclin à lui prêter des sommes jugées désormais excessives. Du côté des conséquences, contrairement à ce qu’on laisse accroire aux citoyens allemands, ils ne jouent en aucun cas le rôle de généreux donateurs : ils sont les profiteurs principaux de la crise. Valeur refuge, leurs bons d’État connaissent des taux historiquement bas qui ont épargné aux citoyens allemands des dizaines de milliards d’euros d’intérêt. On peut d’ailleurs s’étonner qu’avec des taux de 1,5% sur leurs obligations d’État à dix ans, le gouvernement allemand s’avère incapable de trouver des projets à financer dont le rendement social économique et environnemental soit supérieur à ce taux (lui-même inférieur à l’inflation). À vrai dire, il ne se trouve plus personne en dehors de la citadelle de la DG ECFIN de la Commission européenne pour défendre les politiques d’austérité actuellement en vigueur.

« Troïka pour tous »

Dans les pays sous assistance financière du FMI ou de la Troïka, qui constituent en quelque sorte l’avant-garde et les cobayes du TSCG, c’est non seulement une austérité aveugle qui s’est imposée d’un point de vue strictement budgétaire, mais également un démantèlement quasi complet de toutes les institutions de la démocratie sociale. L’autonomie des partenaires sociaux dans l’élaboration de conventions collectives intersectorielles a été réduite à peau de chagrin, au nom d’une décentralisation des mécanismes de négociations. Même si l’encadrement juridique du marché de l’emploi constitue une des cibles principales de l’austérité, c’est bien l’ensemble des secteurs sociaux et médicaux qui sont dans le viseur de la Commission et de son omnipotente DG ECGIN. Et ce, au point qu’un très récent article du prestigieux journal médical, The Lancet, s’inquiète des conséquences sanitaires des politiques d’austérité[1.M. Karanikolos, P. Mladovsky et alii., “Financial crisis, austerity, and health in Europe”, The Lancet, mars 2013.]. Il est vrai que le traité a surtout pour effet de faire remonter dans la hiérarchie des normes des directives et règlements déjà en vigueur mais cet effet est fondamental : il rend leur modification particulièrement irréaliste à court terme, quand bien même un consensus social particulièrement large se dégagerait en faveur de cette solution. Le six-pack liait les mains des gouvernements avec de la ficelle. Le Pacte budgétaire les enferme dans une camisole de force. C’est d’ailleurs ce qui a amené le chercheur Lukas Oberndorfer à qualifier le traité de « troïka pour tous ». On pourrait ajouter « pour toujours ». Mais au-delà de l’ineptie économique à la base du traité, ce sont ces conséquences démocratiques qui peuvent préoccuper à juste titre. L’élaboration du budget par les élus est consubstantielle à la démocratie parlementaire. Dès la Magna Carta de 1215 et le Bill of Rights de 1689, le contrôle financier de l’activité gouvernementale a été érigé comme garantie contre l’arbitraire, comme élément essentiel de l’équilibre des pouvoirs. Ce principe s’est trouvé au cœur des révolutions américaine et française, de même que les révolutionnaires belges ont rejeté les dérives du monarque hollandais en proclamant un double principe de légalité et d’annualité des budgets. Ceux-ci sont reconnus par – presque – tous et sont loin d’être l’apanage d’une gauche révolutionnaire en quête de radicalité ou de quelques souverainistes endeuillés. Dans sa contribution à paraître au prochain Bilan social de l’Union européenne édité par l’Observatoire social européen, Paul De Grauwe, professeur à la London School of Economics et qui fut sénateur VLD, évoque le basculement de « risques financiers » à des « risques sociaux et politiques ». D’après lui, le plus grand danger qui guette la zone euro et l’UE en général n’est en effet plus d’ordre financier ou budgétaire. De manière bien plus inquiétante, il réside désormais dans les conséquences sociales et politiques des mesures d’austérité appliquées dans des pays amenés à être de plus en plus nombreux. Le ressentiment, la révolte, le sacrifice générationnel sont bien plus propices à réduire à néant le projet européen qu’une quelconque faillite financière. C’est donc au nom de l’idéal européen, de la démocratie que proclame le deuxième article du traité qui la fonde, que les forces progressistes doivent s’opposer à ce traité, dans les discours peut-être, dans les parlements sûrement. Aucune considération politique de court terme, de tactique ou de stratégie, ne saurait justifier le vote d’un texte aussi fondamentalement contraire aux valeurs communes des diverses composantes de la gauche, aussi contraignant et aussi peu susceptible de connaître des modifications à court terme. L’architecture baroque de l’État belge donne aux parlements de chacune des entités fédérées la possibilité d’empêcher la ratification de ce traité « mixte ». Chaque entité a donc son destin en main, et ne pourra prendre prétexte des divergences communautaires pour soutenir ce texte. C’est l’étiquette même de « coalition de centre-gauche » qui se jouera lors du vote des normes d’assentiment des parlements à dominante « olivier ». Si les socialistes et les écologistes devaient soutenir ce texte, ils ne seraient alors plus que les vagues héritiers d’une gauche qui a vécu.