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L’antisémitisme : (aussi) un problème belge

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L’ouvrage Un antisémitisme ordinaire, écrit par Yasmina Zian, s’intéresse aux différentes formes que ce racisme a pu prendre dans notre pays. Une plongée dans le passé pour mieux comprendre notre présent.

Contrairement à la France, l’antisémitisme en Belgique au tournant du siècle n’a pas connu d’affaire Dreyfus pour scinder le monde intellectuel et politique en deux… sauf par procuration pour l’intelligentsia francophone. Des figures comme celle d’Edmond Picard, farouche antisémite et théoricien de l’inégalité des races, ont longtemps survécu dans la mémoire collective, même si c’est peut-être en train de changer aujourd’hui. De manière générale, l’antisémitisme belge du début du XXe siècle est trop peu connu, trop peu étudié, et l’étude récente de Yasmina Zian (qui fait partie du Collectif de la revue Politique) vient combler ce manque.

Un antisémitisme ordinaire sous-titré Représentation judéophobes et pratiques policières (1980-1930) s’intéresse en particulier à l’articulation entre des constructions mentales discriminatoires et les institutions de polices qui nourries par elles et les nourrissant, vont impacter la vie des concernées[1.Dans cet article le féminin fait office d’indéfini.]. Comme l’expose l’autrice dans son introduction, le livre est le résultat d’un colossal travail dans les archives de la Police des étrangers et se concentre sur une zone géographique précise : le cœur de Cureghem, dans la commune d’Anderlecht.

De la colporteuse juive à la judéo-bolchévique

Documents à l’appui, Yasmina Zian montre que les représentations antisémites ont fortement évolué en fonction du contexte historique et géopolitique. D’abord arc-boutées sur la figure de la colporteuse, qui rassemble en elle les « vices » de la marchande, de la femme de peu et du « juif errant », elle va ensuite se politiser avec la Première Guerre mondiale. La juive devient alors une traîtresse potentielle à la nation et quand des doutes se présenteront, son statut jouera en général contre elle. Après la guerre et avec la nouvelle menace révolutionnaire représenté par la Russie des soviets, c’est le fantasme judéo-bochévique qui devient à la mode, avec toujours l’idée d’une infiltration dangereuse et facteur du chaos. L’autrice ne manque de montrer que derrière cette étiquette se cachait parfois des étrangères qui n’étaient pas juives, mais qui leur étaient assimilées par facilité ou ignorance. Elle montre également que l’antisémitisme s’articulait à d’autres formes de racismes et de rejet nationaliste, vis-à-vis des Polonaises ou des Italiennes par exemple.

La grande force de l’ouvrage, massif et destiné d’abord aux universitaires, est de multiplier les exemples et les cas individuels. Chaque analyse se voit illustrée par la trajectoire d’une immigrée ou pensée comme telle ; on peut lire les remarques de la Police des étrangers, parfois le dénouement de l’histoire. Si quelques-unes de ces affaires ont fait la une des journaux, la plupart sont des parcours intimes, enfuis dans les paperasses réglementaires et que l’autrice fait revivre pour bien nous montrer que la scène de l’histoire n’est pas peuplée de fantômes mais d’êtres en chair et en os.

Nous assistons, au fur et à mesure de l’étude, à la constitution d’un « habitus xénophobe », un ensemble de comportements et d’habitudes qui vont s’ancrer dans l’institution policière (avec toutes les complexités et discontinuités que cela suppose). Cette construction suit celle des sursauts de l’État-nation belge, particulièrement après la Première Guerre mondiale et l’élan chauvin qu’elle va générer. À côté des bustes et des plaques des morts pour la patrie, il y a des centaines de dénonciations, souvent calomnieuses, visant des étrangères forcément de mèche avec l’occupant allemand. Un bon moyen d’écarter une concurrente ou simplement de venger une petite vexation entre voisines. Notons qu’aux discriminations antisémites et racistes se nouait aussi un traitement lié au statut social ; il arrivait que des notables, juifs ou non, interviennent en faveur d’une individue ou d’une famille en particulier. Et inversement, les colporteuses n’étaient pas seulement suspectes à cause de leur « origine » mais également à cause de leur pauvreté et leur appartenance au plus bas prolétariat.

Police et politique : une affaire d’État

Un antisémitisme ordinaire a aussi le grand mérite de retracer l’histoire de l’institution policière qui vise spécifiquement les étrangères. Il montre sa professionnalisation, ses moyens qui augmentent petit à petit, et l’importance qu’il prend à la suite de la guerre et aux renforcement des politiques de suivi des migrantes. L’autrice s’intéresse aussi beaucoup à son rôle pendant l’occupation allemande entre 1914 et 1918. Son soutien n’est pas seulement celui, obligé, d’une administration « occupée » mais va au-delà, ces cadres profitant de l’occasion pour assembler un fichier unique des étrangères situées en Belgique. Cette demande, qui suppose une collaboration des communes (se révélant inégale), montre l’enthousiasme de l’institution, de sa direction et de certains de ces agents tant qu’ils peuvent conserver une autonomie vis-à-vis du commandement militaire allemand.

Yasmina Zian montre aussi l’évolution des rapports de force au niveau politique. Si la gauche n’est pas exempte d’antisémitisme (le cas de Picard est le plus éclairant), les députés socialistes vont régulièrement tancer l’antisémitisme de la droite chrétienne et des gouvernements catholiques et libéraux. L’autrice n’hésite pas à citer des échanges, parfois salés, à la Chambre où le sujet, s’il n’est pas central, est abordé de plus en plus régulièrement. S’il est difficile de parler, pour l’époque, d’une politique structurellement antisémite, les représentants n’hésitent pas à employer des clichés racistes pour justifier le contrôle de plus en plus important des personnes étrangères. Un angle, qui se situe trop loin du présent travail mais pourrait l’éclairer, serait d’analyser plus profondément l’antisémitisme au sein des différentes formations politiques de cette époque et son rôle dans leurs pratiques parlementaires et gouvernementales.

Enfin, l’ouvrage revient régulièrement sur le rôle du Consistoire qui représente officiellement le culte judaïque en Belgique. Elle évoque les conflits qui ont pu opposer ses dirigeants à d’autres groupes religieux. Surtout, si elle montre qu’il a toujours agi dans l’optique de rendre la vie des juives belges meilleures, certaines de ses stratégies ont pu handicaper les juives étrangères ou les plus pauvres. En revanche, il a conservé une attitude « patriote » pendant l’occupation de 14-18, malgré des tentatives d’instrumentalisation du commandement militaire allemand.

Collaboration et accessibilité

L’étude historique s’arrête au début des années 1930. Il est clair qu’elle ouvre un champ qu’on pourrait prolonger dans les années suivantes et en particulier à la deuxième occupation allemande, entre 1940 et 1945. La montée du rexisme en Wallonie et de la Ligue nationale flamande en Flandre a sans aucun doute impacté le travail de police visant spécifiquement les étrangères et les juives, belges ou non. Le choix d’un terrain d’étude à Bruxelles dans cet ouvrage fait aussi se poser la question du traitement des dossiers en Wallonie mais surtout en Flandre, Anvers étant un nœud de migration juive entre la Belgique, les Pays-Bas et les pays anglo-saxons.

On peut également ajouter, eu égards à la forme d’Un antisémitisme ordinaire, que le livre se prêterait particulièrement bien à une version courte, de cinquante ou cent pages, reprenant ses conclusions principales et agrémentées des cas concrets évoqués plus haut. Son seul défaut est en effet son volume et son air universitaire un peu féroce… Cette histoire, et toutes les histoires qu’elles entrelacent, sont pourtant facilement transmissibles et permettrait de mieux comprendre sur quelle base l’antisémitisme a pu se « moderniser » en Belgique et quel a été le rôle des institutions de police. Autant de pistes qui éclairaient aussi le traitement des étrangères, des migrantes ou des réfugiées de nos jours.

Ce qui ressort, au-delà de l’implacable et patient travail ayant mené aux résultats de cette enquête, c’est le sentiment que l’antisémitisme est une forme de discrimination éminemment sensible au contexte politique qui la voit émerger. Catholique quand les chrétiens dominent la scène politique, allemanophobe pendant et après la Première Guerre mondiale, anti-communiste et anti-soviétique quelques temps après… Peut-être est-ce le cas de toutes les manifestations racistes qui seraient toujours le symptôme de conditions politiques particulières. Des interrogations qui doivent nous accompagner sur l’antisémitisme et les racismes actuels : à la fois sur leurs origines sociales et politiques mais aussi sur les institutions, politiques et policières, qui les mettent en place, les cultivent et les pratiquent.

Sur le livre de Yasmina Zian, Un antisémitisme ordinaire. Représentation judéophobes et pratiques policières (1980-1930), Éditions de l’Université de Bruxelles, 2023, 226 pages.