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Le boxeur de Soweto

Sur un ring, il n’y a pas d’échappatoire. Il faut faire face, observer son adversaire, esquiver ses coups, le surprendre, faire mal et se faire mal. Mandela avait une gueule de boxeur. Il adorait poser avec Ali, Tyson, Holyfield, Ray Sugar Leonard, les poings serrés comme sur les affiches qui le fascinaient dans sa jeunesse, avant qu’il ne fréquente la salle Saint-Joseph, à Orlando East, township de Soweto, Johannesburg. Des heures d’entraînement quatre jours par semaine, pendant des années. Cette salle de boxe a été sa meilleure école politique, elle a d’abord été une école de vie et d’intelligence : entre les douze cordes du ring, Mandela a compris que le combat contre l’apartheid passait par la connaissance des autres, et même par le respect auquel toute personne a droit, fût-elle la moins respectueuse du monde. Cette prise de conscience a fait sa victoire, quarante ans plus tard, elle lui a permis de toujours adapter ses actes aux circonstances, de calculer ses coups en fonction des forces et des faiblesses de ses adversaires, d’endurer sans plier, de regarder chacun de ses geôliers comme un être dont il pouvait apprendre et retenir une leçon de choses : l’ignominie des uns, l’humanité des autres, un peu de leur histoire, de leurs familles, de leurs pensées et de leurs goûts. C’est ainsi qu’il s’intéressa au rugby, qu’il s’imprégna de ce sport qui était une culture, un constituant de l’identité blanche d’Afrique du sud, faite elle-même d’un trouble mélange d’Afrikaners et d’Anglais d’origine. Connaître le rugby, c’était pénétrer les contradictions d’un adversaire qui se croyait invincible. Mandela savait tout du rugby quand il a quitté la prison de Robben Island en 1990, comme il savait tout des Sud-Africains rangés par ordre de couleur sous le régime d’apartheid : Noirs, Blancs, Métis et Indiens. Enfin libre, il a pu passer à la pratique, entreprendre d’inventer une nouvelle société, et il a mené ce combat comme s’il remontait sur un ring. Qui d’autre aurait pu le gagner ? Tant de héros africains ont échoué face à de moindres défis… Tout aurait pu basculer dans le sang et l’horreur en Afrique du sud au début des années 90, il s’en fallait d’un rien, la peur et la rancœur étaient immenses. Le boxeur de Soweto avait gardé ses réflexes, l’otage de Robben Island connaissait l’importance du rugby dans la mythologie des Blancs. Loin de mépriser le sport, il allait s’en emparer pour en tirer force et argument. Elu président en 94, il a décidé de transformer chaque événement sportif dans son pays en événement politique : Coupe du monde de rugby en 95, Coupe d’Afrique des nations de football en 96, Coupe du monde de cricket en 2003, Coupe du monde de football en 2010. En 95 et 96, les équipes sud-africaines ont gagné le tournoi, la première très blanche, la seconde très noire, chacune confondant son triomphe avec celui de Mandela. Mais c’est incontestablement la victoire des Springboks en 1995, la seule de leur histoire, qui a fixé le destin de l’Afrique du sud. Les Blancs se méfiaient majoritairement du nouveau président, ils le croyaient acquis à l’unique cause des Noirs, qui pensaient au fond la même chose, que Mandela était « leur » président. Il a tenu à les détromper tous : en surgissant le jour de la finale vêtu du maillot des Boks dans l’Ellis Park Stadium de Johannesburg, il a retourné d’un coup la foule des Blancs, dressés comme un seul homme, faisant allégeance à celui qui avait incarné la fin de leur toute-puissance. En soulevant la Coupe du monde, bras dessus bras dessous avec le capitaine Pienaar, il a inventé la nation arc-en-ciel, unie pour la première fois dans une même exaltation. Ces moments de communion sont rarissimes dans l’histoire des peuples, mais c’est bien leur rareté qui en fait le prix : ils sont inscrits dans les mémoires, au-delà même des générations. Après eux, rien n’est plus comme avant. Quels que soient les désenchantements (pour les rêveurs) et les problèmes qui restent à résoudre (pour les pragmatiques), il n’est plus possible de penser tout à fait comme avant, de tout recommencer comme si rien ne s’était jamais passé. Ce samedi 24 juin 1995, Mandela a gagné par KO.