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Le choix du capital

Idée reçue : la droite n’aime pas les étrangers, et encore moins les migrants, tandis que la gauche, c’est le contraire. Idée fausse : en matière migratoire aussi, les intérêts bien compris du capital le pousse vers la dérégulation, pas vers le contrôle. Mais pour les électeurs de droite, c’est différent.

La crise de l’asile qui a connu son paroxysme à l’été 2015 aura permis d’étaler au grand jour le fossé qui sépare, sur cette question, le patronat et ses relais politiques traditionnels. En Flandre, l’allégeance mainte fois proclamée de la N-VA aux employeurs du nord du pays semble avoir pris du plomb dans l’aile. Alors que la première érigeait la surenchère xénophobe au rang de ligne de conduite face à l’afflux de réfugiés, les fédérations d’entreprises se sont très tôt positionnées en faveur de leur accueil. L’Unizo ajouta même l’injure à la blessure en tenant un point d’information au camp du parc Maximilien, pourtant qualifié de « poste d’activistes d’extrême gauche » par les nationalistes. Déconcertant ? Sans doute, en particulier pour les militants de la cause des réfugiés et sans-papiers, pas forcément habitués à compter le patronat dans le rang de leurs soutiens. Étonnant ? Pas vraiment, ces prises de positions s’inscrivant dans la droite ligne de celles des fédérations d’employeurs européennes. De Berlin à Bruxelles, celles-ci n’ont pas hésité à prôner un infléchissement de la politique restrictive qui prévaut actuellement. Cette mobilisation serait-elle symptomatique d’une cassure morale qui opposerait le patronat à ses relais politiques pétris d’une xénophobie dictée par des enjeux électoralistes ? Répondre à cette question nécessite de revenir sur les fondamentaux qui guident les uns et les autres en terme de la mobilité internationale des travailleurs.

Diviser pour régner

Si l’idée que les migrations internationales se feraient toujours au service des possédants ne résiste pas à l’analyse (voir l’encadré « Les migrations ne sont pas toujours au service du capital » en bas de ce texte), il n’en demeure pas moins que celles-ci ont été activement mobilisées par les employeurs dans le centre de l’économie-monde. D’abord parce que la hausse du nombre de travailleurs en concurrence pour le même poste tend à grossir ce que Karl Marx nommait « l’armée industrielle de réserve » et, donc, à infléchir le rapport de force en faveur du capital. Ensuite parce qu’elles permettent de contourner le mouvement ouvrier. Peu au fait des garanties sociales et salariales progressivement arrachées par les luttes sociales naissantes, les nouveaux arrivants se montraient en effet nettement moins revendicatifs que le prolétariat local. L’importation de maind’oeuvre étrangère constituait ainsi l’occasion de renforcer l’atomisation de la classe ouvrière, et de fait, de freiner son unification[1.M.-Th. Coenen, Les syndicats et les immigrés. Du rejet à l’intégration, EVO-Carhop  FEC, 1999, Bruxelles.]. En imposant des lois sociales assurant une égalité salariale progressive, et en s’adjoignant, non sans peine[2. Voir « Le défi des syndicats » à la suite de cet article.], les nouveaux arrivants, le mouvement syndical est parvenu, dans une certaine mesure, à contrecarrer la stratégie migratoire patronale. Pour autant, la question de la venue ou non de nouveaux travailleurs continuera à susciter d’âpres débats entre employeurs et syndicats. Les premiers souhaiteront répondre aux pénuries en faisant venir de la main-d’œuvre depuis l’étranger, quand les seconds réclameront plutôt une revalorisation des conditions de travail pour pourvoir aux postes vacants. En Belgique, la question fera l’objet de fréquentes passes d’armes qui ponctueront l’histoire de l’exploitation des principaux bassins charbonniers[3.M.-T. Coenen, op.cit.]. Les syndicats se rallieront bon gré mal gré à la venue de contingents de travailleurs issus du pourtour méditerranéen durant les Trente glorieuses, dans un contexte ou la « bataille du charbon » conditionnait la reprise de l’ensemble de l’économie.

Le patronat face à la fermeture des frontières

Si l’apparition d’un chômage durable a profondément réorienté le rapport de force en faveur du capital, elle signera également le glas de l’immigration économique. Pour le patronat, la revendication de politiques migratoires proactives cesse de constituer une priorité en période de récession : l’« armée de réserve » de sans-emplois peut en effet jouer allègrement le rôle, jusqu’alors dévolu à la main-d’œuvre étrangère, de frein à une hausse des salaires trop rapides pour les postes les moins qualifiés. De surcroît, la montée du sentiment xénophobe et la percée de l’extrême droite vont amener les partis de droite et de centre-droit à restreindre les flux migratoires à des fins électoralistes, avec un certain succès. Cette double dynamique va conduire les employeurs et leurs relais politiques à orienter leur utilitarisme migratoire[4.Voir « Permanence de l’utilitarisme » dans ce numéro] vers les secteurs dont les pénuries ne peuvent être comblées sur place, à savoir la main-d’œuvre hautement qualifiée. Au niveau européen, la demande de fluidifier les déplacements de ceux-ci sera rencontrée par la directive européenne instaurant la « carte bleue », entrée en vigueur en 2011. Fidèle aux objectifs de compresser autant que faire se peut les coûts salariaux, les étrangers hautement diplômés sont la plupart du temps soumis à des contraintes administratives qui les condamnent à un niveau de rémunération inférieur eu égard à leur compétence. En période de relance et de diminution du chômage, les pénuries dans les secteurs moins qualifiés refont néanmoins surface, relançant la demande pour une immigration économique. Si celle-ci peut alors connaître un certain écho au sein des partis et des institutions sensibles aux intérêts du big business, elle fait généralement long feu, les postures sécuritaires et anti-immigrées constituant des marqueurs électoraux profondément ancrés. Dès lors, l’appel à l’accueil des réfugiés fuyant le Proche-Orient doit être interprété comme une façon de remettre à l’ordre du jour l’immigration économique. L’arrière- pensée du patronat consiste à profiter du niveau de détresse des nouveaux arrivants, qu’ils soient ou non qualifiés, pour les conduire à accepter des offres de travail au rabais. Toutefois, la Wilkommen Politik de la chancelière allemande Angela Merkel mise à part, les exhortations des employeurs se sont, pour l’heure, révélées d’un succès limité. À ce stade, on pourrait donc penser qu’un antagonisme structurel opposerait les émanations politiques du néolibéralisme à ses avatars du secteur privé sur la question de l’ouverture migratoire. Toutefois, cette opposition apparente présente elle-même un caractère fonctionnel dans la dynamique du capitalisme. D’abord parce que le discours hostile aux immigrés alimente le racisme institutionnalisé, qui comprend lui-même un effet dépréciateur sur les salaires. Comme toute discrimination, le racisme « justifie que soit attribuée une rémunération de loin inférieure à celle que le critère méritocratique pourrait jamais justifier », analyse l’historien et sociologue américain Immanuel Wallerstein[5.I. Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, La Découverte, Paris, 2006.]. L’ethnostratification du marché de l’emploi, encore récemment épinglée par le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, est là pour le rappeler[6.« Plus d’emplois, salaires plus bas : 1 personne d’origine étrangère sur 2 a un emploi faiblement rémunéré », 17 septembre 2015, diversite.be.]. Ensuite parce que la logique de « forteresse assiégée » répond à une fonction parfaitement établie dans la dynamique du capitalisme : assurer la présence durable d’une main-d’œuvre « illégalisée ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les moyens colossaux consacrés à la lutte contre l’immigration clandestine ne visent pas à imperméabiliser complètement les frontières. En réalité, « les infinies dispositions mises en place à l’égard des migrants ne servent peut-être pas tant à les immobiliser qu’à faire de leur migration un état sensible permanent », explique le philosophe Denis Pierret[7.D. Pieret, Les frontières de la mondialisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral, Université de Liège, 21 janvier 2014.]. Batterie de mesures répressives assurant le maintien du migrant dans une « vulnérabilité administrative » le privant de toute protection et de tout droit ; application souple de la loi de façon à conserver un nombre suffisant de travailleurs irréguliers sur le territoire : telles sont les conditions qui permettent aux employeurs de réaliser ce qu’Emmanuel Terray nomme la « délocalisation sur place »[8.E. Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place », dans E. Balibar, M. Chemillier Gendreau, J. Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-papiers, l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999.]. Les entreprises des secteurs non externalisables (hôtellerie, construction, restauration, services à la personne…) peuvent ainsi maximiser leurs profits en compressant les coûts salariaux et en s’affranchissant du droit du travail. Cette stratégie n’est évidemment pas assumée telle quelle par le patronat. Il n’est toutefois pas anodin de constater la remarquable réserve de ces derniers lors des débats sur l’immigration clandestine. Certes, des fédérations ont pu prendre parti pour des régularisations lorsque cellesci offraient des perspectives pour pallier aux pénuries dans l’économie formelle (à l’instar de l’Unizo en 2007)[9.« Débats belges pour une politique migratoire », février 2008, diversite.be.]. De la même façon, les grèves de 2009-2011 des travailleurs sans-papiers dans le secteur de la restauration en France ont reçu le soutien de certaines petites structures d’employeurs[10.L. Van Eeckhout, « Une partie du patronat veut traiter la question des travailleurs sans papiers », Le Monde, 6 avril 2010.]. Mais, de manière générale, la hiérarchie patronale tient surtout à exonérer de leurs responsabilités ceux qui se trouvent au sommet des chaînes de la sous-traitance en cascade qui permettent le travail informel. « Le patronat s’est toujours refusé à rejoindre un front réclamant le respect des droits fondamentaux des sans-papiers sous prétexte qu’il n’était pas de leur rôle de faire de l’humanitaire » note un cadre de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB). Un signe parmi d’autres montrant que les professions de foi humanistes exprimées lors de la crise des réfugiés sont loin de présenter une tendance lourde dans l’attitude des employeurs sur cette question…

La flexibilité face aux contingences

De ce tour d’horizon partiel, qui ne prend évidemment pas en compte la complexité des différentes formes d’entrepreneuriat, se dessine l’image d’un rapport du patronat aux migrations qui n’a guère changé dans le temps. Le modèle idéal d’une main-d’oeuvre étrangère séparée du reste de la classe ouvrière n’a fait que s’adapter aux contingences du moment : l’implication des nouveaux arrivants dans l’organisation syndicale réduisant leur isolement dans un premier temps ; la croissance et l’entretien du sentiment xénophobe au sein de la population hypothéquant certaines préférences migratoires du patronat ensuite. Cette contradiction apparente entre ce dernier et ses relais politiques joue elle-même un rôle dans le processus visant à faire des immigrés un instrument dans la rentabilité du capital. Qu’importe si, en fin de compte, cet état de fait ne relève pas forcément d’une stratégie ourdie en connaissance de cause : le propre d’un système bien rodé n’est-il pas précisément de fonctionner indépendamment de la volonté consciente de ses acteurs ?


Les migrations ne sont pas toujours au service du capital Penser que le patronat chercherait, de tout temps et en tous lieux, à favoriser la mobilité de la main-d’œuvre procède d’une étroitesse de vue et d’un tropisme eurocentré. « Si l’on désire jouer au jeu du travailleur indien ou polonais, opposé à son homologue français ou allemand, et c’est évidemment de cette manière que les économies libérales procèdent, il n’est nullement désirable que les travailleurs migrent », note Érik Rydberg, du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). Ceux-ci sont profitables là où ils résident : ils représentent des “actifs immobilisés”, semblables à des biens immobiliers, des pièces inamovibles dans un jeu dont le but ultime consiste in fine à tirer les salaires vers le bas, et ceci partout dans le monde ».E. Rydberg, Mobilité et restructuration du travail, mai 2006, .gresea.be… Les vagues migratoires auxquels on a assisté lors de l’élargissement à l’Est de l’espace Schengen ont ainsi conduit à des pénuries de main-d’oeuvre dans différents secteurs économiques. Si la multiplication des emplois vacants a indéniablement freiné la croissance, elle a également renforcé le rapport de force en faveur des salariés face aux employeurs. Dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, ceux-ci ont dû revaloriser les salaires dans les secteurs en pénurie : hausse de 21% du salaire moyen dans le secteur de la santé en Estonie ; revalorisation de 12,9% dans le secteur privé en Bulgarie ; relèvement du salaire minimum de 20% en Pologne en 2008, pour ne citer que ces exemples.