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Le défi de la transition énergétique

«La transition est porteuse de défis qui dépassent largement les problématiques énergétiques et climatiques. Elle touche l’économie et donc plus largement l’organisation de nos sociétés.»

Cet article a paru dans le n°91 de Politique (septembre 2015).

Ni le réchauffement climatique ni son origine anthropique ne sont plus aujourd’hui contestés. L’usage des combustibles fossiles et les émissions de gaz à effet de serre associées en sont la cause principale. L’objectif évident de leur réduction impose une transition énergétique qui, selon la vision stratégique la plus largement partagée aujourd’hui, consiste à passer à des sources d’énergie peu émettrices en CO2 ainsi qu’à améliorer l’efficacité des usages de l’énergie. Ces deux axes seront discutés successivement pour mettre en évidence leurs difficultés et leurs limites. La transition est porteuse de défis qui dépassent largement les problématiques énergétiques et climatiques. Elle touche l’économie et donc plus largement l’organisation de nos sociétés. La conclusion s’interroge donc sur le débat actuel entre deux visions[1.Dominique Bourg, «Développement durable, » in I. Casillo avec R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu et D. Salles (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, GIS Démocratie et Participation, Paris, 2013] de la nécessaire évolution d’une société confrontée aux enjeux climatiques, visions largement incompatibles même si très partiellement complémentaires.

L’énergie, un enjeu central

La consommation d’énergie primaire au niveau mondial ne fait que croître depuis des décennies[2. World Energy Outlook, International Energy agency, 2013.]. Le seul recul ponctuel observé récemment a eu lieu en 2008 en lien avec la crise économique. Cette croissance s’explique tout à la fois par une augmentation de la population mondiale et par une augmentation de la consommation moyenne par individu. Ces deux effets combinés ont mené à une augmentation de 50% de la consommation mondiale d’énergie primaire ces vingt dernières années, avec une augmentation parallèle des émissions de CO2[3.Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici, Empreinte Carbone : en 20 ans, les Français ont pris du poids!, La Lettre du Carbone, n°2, septembre 2011.] Et la croissance actuelle, de l’ordre de 1,8% par an, ne faiblit pas. La contribution des énergies renouvelables, bien qu’en croissance plus forte (environ 3%) reste modeste. En 2012, elles représentaient 13% de l’approvisionnement mondial, avec la plus large part pour les sources historiques (biomasse et énergie hydraulique). Les « renouvelables modernes » (éolien, photovoltaïque…) ne représentent quant à eux que 1% du total[4.REN21, P. S., Renewables 2014 : Global Status Report, Paris, France, 2014.]. La croissance de la consommation des énergies fossiles reste bien une réalité. Elle nous échappe parfois en raison d’indicateurs nationaux imparfaits, qui omettent l’impact des délocalisations énergétiques. Sachant qu’environ 70% des émissions de gaz à effet de serre proviennent des combustibles fossiles, la transition énergétique est donc un impératif face au défi climatique.

Des énergies non fossiles?

Premier axe de transition énergétique généralement avancé, le développement des énergies renouvelables devient une réalité. Des éoliennes et des panneaux photovoltaïques égaient de plus en plus souvent nos paysages. Chaque cours d’eau se voit pourvu d’installations de production d’électricité. La transition est déjà en marche même si, comme évoquée ci-dessus, la contribution globale des énergies renouvelables modernes reste encore fort modeste.

Ce développement des énergies renouvelables devrait être une occasion de s’interroger sur leur réel potentiel et sur leur capacité tant à se substituer aux énergies fossiles qu’à satisfaire l’augmentation des besoins futurs[5.M. Z. Jacobson & M. A. Delucchi, Providing all global energy with wind, water, and solar power, Part I: Technologies, energy resources, quantities and areas of infrastructure, and materials, Energy Policy, 39(3), 1154-1169, 2011.]. En effet, la plupart des études faites sur le sujet portent sur un potentiel mondial faisant abstraction des réalités locales. Ce potentiel global, même affiné, reste largement surestimé car il néglige plusieurs aspects : disponibilité réelle des surfaces, acceptation citoyenne, coûts du transport de l’énergie, retours énergétiques décroissants, faisabilité industrielle, etc. Ainsi, il faudrait couvrir plusieurs fois le territoire de la Belgique en éolien ou en bioénergie pour arriver à soutenir complètement le mode de vie des habitants. Un examen objectif des potentiels territoriaux réels en énergies renouvelables permettrait d’étayer l’hypothèse, qui relève d’ailleurs déjà en partie du constat, que la substitution complète est une utopie. D’autre part, il faudrait confirmer que les énergies renouvelables font réellement diminuer les émissions de CO2, comme on le prétend souvent un peu rapidement.

Aujourd’hui, il est plus probable qu’elles contribuent surtout à accélérer la croissance économique et que cela se poursuivra tant qu’il n’existera pas de verrou réel sur l’extraction des combustibles fossiles. S’agissant d’un problème macro-économique, la démonstration est cependant difficile à faire. Reste la piste de l’énergie nucléaire, porteuse de nombreuses tares mais ayant un impact climatique très faible. Sur base de l’évolution de ces dernières années, il semble que sa contribution à la transition énergétique mondiale restera modeste.

Une production plus efficace

L’efficacité énergétique est le second volet habituellement mis en avant dans le cadre de la transition énergétique. Elle vise à améliorer l’ensemble des technologies mises en œuvre dans toutes les activités humaines afin de limiter nos besoins en énergie. Les développements dans ce sens n’ont pas attendu les problèmes climatiques. La diminution des consommations est une priorité dans le monde industriel depuis les chocs pétroliers. Elle était d’ailleurs déjà une réalité longtemps auparavant. Cette dynamique s’est étendue plus récemment aux particuliers avec notamment un accent très fort sur l’isolation des logements. Quel que soit le domaine, de nombreux progrès ont donc déjà été accomplis par le passé et les gains futurs seront plus faibles. En effet, il y a des limites physiques à tout processus et les gains décroissent à l’approche de cette limite[6.H. Jeanmart. & L. Possoz, Le rêve de croissance économique confronté à la réalité des limites physiques et technologiques de l’énergie, Conférence pour le développement durable, 31/01 – 01/02/2013.]. On le constate dans l’évolution du rendement du moteur à explosion depuis plus d’un siècle, celle du rendement des éoliennes (technologie aujourd’hui mature) ou dans les industries du verre, du ciment, du secteur électrique… Le niveau technologique est déjà très proche de l’efficacité maximale. Le levier du progrès technologique aura donc un poids fort limité dans la lutte contre le réchauffement climatique.

De l’énergie à l’économie

Ainsi, la substitution énergétique et l’efficacité énergétique ne produiront vraisemblablement pas la diminution escomptée des émissions de CO2. Pour y palier, une autre piste, triviale en apparence, est la simple diminution de nos consommations d’énergie. L’idée est de développer une société peu gourmande en énergie, au moyen d’une économie dématérialisée et circulaire par exemple. Elle permettrait de poursuivre la croissance économique, avec tous ses bienfaits supposés, tout en réduisant l’utilisation d’énergie et donc les émissions de gaz à effet de serre. Cette piste consiste donc à supposer que l’on puisse découpler la consommation d’énergie de l’activité économique. Imaginer qu’il soit possible de maintenir le mode de vie des habitants des pays développés et de poursuivre une croissance économique, garante de paix sociale, tout en consommant nettement moins d’énergie. Or l’activité économique mesurée par le PIB est très fortement liée à la consommation d’énergie. Pour le physicien, la chose est naturelle. L’activité économique consiste à produire des biens et des services. Produire, c’est transformer des inputs en outputs. Et transformer (changer l’état), c’est par définition mettre en œuvre de l’énergie en quantité proportionnelle à l’importance de la transformation[7.Ibidem.].

La production économique est donc proportionnelle à la consommation d’énergie sous réserve qu’elle soit effectuée de manière efficace, ce qui est déjà largement le cas comme évoqué ci-dessus. Cette proportionnalité est vérifiée à l’échelle mondiale depuis plusieurs décennies comme l’indiquent les chiffres du PIB mondial et de la consommation globale d’énergie primaire. Le progrès technologique ne permet que d’infléchir légèrement ce lien sans en changer la nature. Seuls les pays délocalisant leurs industries lourdes et développant une activité alternative de services présentent apparemment un découplage relatif. L’explication en tient cependant à une comptabilité imparfaite de l’énergie, qui ne prend pas en compte les délocalisations énergétiques[8.Steven J. Davis and Ken Caldeira, Consumption-based accounting of CO2 emissions, PNAS, 2010.]. Sans changer la structure de l’économie, diminuer la consommation d’énergie revient donc à diminuer l’activité économique avec toutes les conséquences désagréables associées. Par ailleurs, les gains en efficacité décrits ci-dessus sont systématiquement annihilés par l’effet rebond[9.J. Jenkins, T. Nordhaus and M. Shellenberger, Energy Emergence – Rebound & Backfire – A Review of the literature, Breakthrough Institute, 2011.]. Les économies réalisées par une meilleure isolation de la maison ou un moteur moins gourmand sont transférées vers de nouvelles consommations car il n’est pas courant de voir les revenus des habitants diminuer en parallèle avec les économies d’énergie qu’ils ont réalisées. C’est bien ce report de la consommation qui permet de poursuivre la croissance économique. Le paradigme économique actuel ne permet donc pas de réaliser une transition énergétique réelle.

Un défi sociétal majeur

À partir de cette analyse physique, l’enjeu fondamental du débat de société actuel apparaît alors plus clairement. Il est finalement beaucoup plus idéologique que scientifique dans la mesure où il se base plus sur une croyance en l’infinie capacité de l’être humain que sur l’observation des faits. D’un côté, il y a l’idée que la technologie peut tout et pourra tout résoudre associée à l’idée que l’énergie est une ressource dont on pourrait largement se passer dans une économie du futur. Cette approche mène à des propositions quasi exclusivement techniques de mise en œuvre de la substitution énergétique et de l’efficacité énergétique, déjà évoquées. Cette vision est rassurante en ce qu’elle permettrait de conserver le système économique et les institutions actuelles tout en prétendant pouvoir réduire les inégalités sociales par une convergence vers le haut de la consommation et des revenus. D’un autre côté, on a l’idée qu’il existe des limites physiques dont il faut bien s’accommoder et que l’énergie n’est pas une denrée comme une autre. L’énergie est la «mère » de toutes les denrées. Avec suffisamment d’énergie, n’importe quoi peut être produit.

Sans énergie, rien ne peut être produit. La contrainte sur les ressources énergétiques associée au couplage entre énergie et économie laisse donc entrevoir la fin de la croissance économique pour tous. Dans cette optique, la transition énergétique consisterait pour l’essentiel à adapter les sociétés et les institutions à un monde sans croissance pour tous (production, consommation et revenus), le progrès technologique ne constituant qu’un appoint secondaire même s’il reste bienvenu[10.Joan Martínez-Alier, Unai Pascual, Franck-Dominique Vivien, Edwin Zaccai, Sustainable de-growth: Mapping the context, criticisms and future prospects of an emergent paradigm, Ecological Economics 69, 1741– 1747, 2010.], [11. Tim Jackson, Prosperity without growth: Economics for a finite planet, Routledge, 2011. Traduction française : Prospérité sans croissance, préface de Mary Robinson et Patrick Viveret, De Boeck/Etopia, 2010.]. On relève d’ailleurs avec intérêt quelques récentes prises de position plus volontaristes. Une encyclique papale parle de nécessaire décroissance pour les pays développés. Une cour néerlandaise condamne les Pays-Bas à diminuer leurs émissions de gaz à effet de serre.

Transition et paix sociale

La transition énergétique actuellement présentée par une majorité d’acteurs comme la seule échappatoire au réchauffement climatique est celle d’un progrès technologique qui permettrait la poursuite de la croissance économique, assurant ainsi le main tien de la paix sociale. Elle n’est malheureusement pas cohérente avec les lois de la physique (pas de production sans transformation et donc sans énergie). Elle ne permettra pas les réductions des émissions de CO 2 nécessaires pour limiter le réchauffement climatique. Cette combinaison, utopique selon nous, reste dominante car elle est compatible avec les structures institutionnelles et sociales actuelles.

Au contraire, il est urgent de construire une alternative où la transition énergétique et le progrès technologique viendraient épauler une diminution de nos consommations d’énergie, c’est-à-dire de notre consommation générale (et donc de nos re – venus). Cette alternative exige une réforme en profondeur de nos sociétés et de nos institutions, dépassant le paradigme omniprésent de la croissance économique.