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Le fil rouge de Liebman. À propos de l’ouvrage « Les socialistes belges 1885-1914 »

Dans cette recension analytique du livre Les socialistes belges 1885-1914 de Marcel Liebman, Hugues Le Paige revient sur l’histoire du Parti Ouvrier belge et sur les stratégies qu’il a adopté. Il montre surtout l’actualité des écrits de Marcel Liebman.

« J’ai appris […] à apprécier davantage ce militant réflexif, cet homme qui par son aspect râblé et la barbe qui hérissait le plus souvent son visage me faisait penser à un sanglier. Nous n’étions pas toujours d’accord sur le conflit du Proche-Orient ou sur le rôle historique de Lénine. La belle affaire ! Le débat ne se passait pas seulement entre nous, il passait à l’intérieur de nous-mêmes. »

Pierre Vidal-Naquet[1.Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) était un historien français, grand spécialiste de la Grèce antique, mais aussi un intellectuel engagé qui a marqué le XXe siècle. À la mort de Marcel Liebman, il a publié cet « Hommage à un ami disparu » paru pour la première fois dans la Revue d’études palestiniennes, n° 30 (Hiver 1989).]

Marcel Liebman (1929-1986)[2. Pour plus de détails sur la biographie et l’ensemble de l’œuvre de Marcel Liebman, consulter le site de l’Institut Marcel Liebman.] enseignant, politologue et historien, militant et activiste a connu un cheminement politique et idéologique à l’encontre des évolutions traditionnelles : il est passé de la droite conservatrice de ses jeunes années à une gauche imprégnée d’un marxisme critique dont il devint, à l’âge adulte et jusqu’à la fin de sa vie, un des principaux représentants en Belgique.

Né à Bruxelles dans une famille de la petite bourgeoisie juive traditionnelle, c’est après ses études à l’ULB et lors d’un séjour à Londres, où Marcel Liebman étudie les relations internationales à la London School of Economics, qu’il s’intéresse au marxisme et à l’histoire du socialisme. Sa rencontre avec le marxiste britannique Ralph Miliband, fondateur notamment de la New Left Review, sera déterminante dans sa transformation intellectuelle et politique. Les deux hommes resteront profondément liés tout au long de leur vie.

Dès lors, Liebman va développer dans ses écrits comme dans son enseignement une analyse critique et démystificatrice tant de la social-démocratie que du communisme. En 1963, il présente une thèse de doctorat à l’ULB sur le thème Origine et signification idéologiques de la scission communiste dans le Parti ouvrier belge (1921) . Il devient professeur d’histoire des doctrines politiques et de sociologie politique à l’Université libre de Bruxelles et à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), où il va marquer des générations d’étudiant·e·s par son non-conformisme tant intellectuel que pédagogique. En mai 1968, il fait partie des rares enseignants qui se retrouvent aux côtés de la contestation étudiante. Mais le non-conformiste se devait aussi de « contester la contestation » qu’il ne trouvait pas assez « politique ».

Il est un autre aspect fondamental de l’engagement de Marcel Liebman : la cause palestinienne. Avec son ami Naïm Khader, représentant de l’Organisation de libération de la Palestine assassiné à Bruxelles en 1981, il fut un des précurseurs du dialogue israélo-palestinien. Il sera notamment secrétaire général de l’Association belgo-palestinienne. Une action reconnue internationalement, qui lui vaudra une mise au ban particulièrement agressive de la part des notables de la communauté juive. Dans une vie courte (57 ans seulement), Liebman a été actif dans à peu près tous les combats pour l’égalité et la solidarité internationaliste.

Il y a au moins trois chemins pour entrer dans l’œuvre proprement historique de Marcel Liebman. On peut distinguer ses ouvrages sur la révolution russe, Lénine et le léninisme, les écrits sur le Proche-Orient et la question palestinienne, auxquels on ajoutera son récit autobiographique Né Juif. Une famille juive pendant la guerre – et, enfin, ce que l’on peut considérer comme son œuvre majeure[3.Chacun, en fonction de ses propres intérêts, pourra naturellement déplacer le curseur et privilégier telle ou telle partie de sa production historique.] par l’originalité et le caractère novateur de sa contribution à l’histoire de la social-démocratie belge : Les socialistes belges 1885-1914 – La révolte et l’organisation, paru en 1979[4.Aux Éditions Vie Ouvrière (Bruxelles) dans la collection « Histoire du Mouvement ouvrier » dirigée par Jean Neuville.] et réédité en 2017 dans une publication comprenant également Les socialistes belges 1914-1918 – Le Parti ouvrier belge (POB) face à la guerre[5.M. Liebman, Les Socialistes belges 1885-1914. Suivi de Les socialistes belges 1914-1918, Histoire du mouvement ouvrier en Belgique, Couleur livres, Mons, 2017, 339 p. Les éditions Samsa ont récemment édité un recueil de textes de Marcel Liebman (M. Liebman, Destin de la social-démocratie, Éditions Samsa, Histoire, Bruxelles, 2018, 277 p.) qui comprend un extrait de sa thèse, des analyses de fond et des interventions de circonstance publiées dans différentes revues et hebdomadaires belges et étrangers.], premier chapitre d’un ouvrage que l’auteur préparait avant sa disparition en 1986. Dans sa préface[6.M. Liebman, op.cit., p. 7-10.], le professeur d’histoire contemporaine (de la VUB) Guy Vanthemsche souligne avec des mots justes « l’étonnante verdeur » de cet ouvrage qui, dit-il, « a bel et bien marqué l’historiographie du mouvement ouvrier belge ». Certes, M. Liebman n’avait pas eu accès aux archives du POB qui avaient erronément été portées disparues en 1940 et qui sont réapparues en 1990[7.Et qui nourriront des recherches et des publications ultérieures.]. Il avait utilisé la presse socialiste, des comptes-rendus de congrès et les écrits des acteurs de l’époque, mais ses Socialistes belges[8.On se permettra de synthétiser le titre de l’œuvre de cette manière.] demeurent, pour reprendre le qualificatif du préfacier, un « classique » indispensable à la compréhension de l’histoire du mouvement ouvrier belge. On ajoutera qu’il est aussi essentiel pour cerner les fondements politiques et idéologiques qui caractérisent l’histoire contemporaine des socialistes belges, y compris en 2020…

Un phrasé liebmanien

Incises et nuances, radicalité et subtilité, paradoxe et contradiction : il y a un « phrasé liebmanien » qui incarne la pensée de l’homme, du chercheur, de l’historien qui ne sépare jamais l’analyse de l’engagement. Tel est le verbe de Marcel Liebman, exprimant un jugement d’une sévérité extrême à l’égard de la social-démocratie et de ses reniements, sans que cela l’empêche de lui reconnaître des mérites, du moins quant à son rôle historique.

Un phrasé donc. Liebman commente les critiques très dures exprimées en 1911 à l’égard de la direction du POB par Henri de Man et Louis de Brouckère, dans leur texte Le mouvement ouvrier en Belgique[9.Paru dans De Neue Zeit, la revue du Parti social-démocrate allemand et qui par ailleurs ne sera jamais publié dans la presse socialiste belge. Sans doute, à l’époque, le seul texte critique et argumenté sur le cours politique du POB.]. Les deux hommes, qui incarnent alors l’aile gauche et marxisante du POB, s’en prennent vivement aux coopératives qui – déjà – imposent leur ligne pragmatique et économiste au POB. Ils concluent leur philippique par ces mots : « Une organisation prolétarienne, qui se développe à l’intérieur d’une société capitaliste et qui n’est pas soutenue par une puissante action de classe en perpétuel renouvellement, vit dans la tendance permanente d’un retour à l’idéal bourgeois.[10.M. Liebman, Les socialistes belges 1885-1914, op. cit., p. 209.] » H. De Man et L. de Brouckère évoquent à ce propos le « crétinisme coopératif »[11.Marx critiquait, lui, le « crétinisme parlementaire ».] du POB. Marcel Liebman est naturellement du côté de cette critique virulente. Il le dit : « Ces critiques peuvent être fondées », mais il ajoute tout aussitôt – et il faut le lire dans la longueur du développement : « Elles rendent trop peu compte pourtant de la nature de ces coopératives, du rôle contradictoire qu’elles jouent dans la longue marche de la classe ouvrière vers plus de bien-être et vers son émancipation. La coopérative, ce n’est pas seulement la base matérielle d’un mouvement dont elle renforce le réformisme. C’est aussi le lieu de rassemblement, le point de rencontre – de rencontre physique – des travailleurs une fois qu’ils quittent l’usine ou la mine […]. Les coopératives avec leurs “Maisons du Peuple”, c’est le lieu vivant, la matérialisation, l’incrustation de la nouvelle société prolétarienne : marginale et exploitée, en système capitaliste, écrasée encore, mais déjà en éveil et dont le coude à coude, l’attablement, sous l’égide pour ainsi dire du socialisme, entretient l’espoir de la liberté future, du pouvoir à conquérir.[12. Ibid., p. 210.] » En quelque sorte les « grandeurs et misères » de la coopérative… mais aussi une vision « préfigurative » du parti propre à la conception gramscienne de l’organisation politique. D’une manière plus synthétique et plus radicale, Liebman s’exprime sur cette contradiction à propos d’un jugement définitif de Georges Sorel, philosophe et sociologue, un temps théoricien du syndicalisme révolutionnaire. Dans Réflexions sur la violence[13.G. Sorel, Réflexions sur la violence, Marcel Rivière, Paris, 1930, p. 229 (cité par Liebman).], son œuvre phare, Sorel tance « un socialisme où l’épicerie (est) érigée en sacerdoce ». « Rectifions la formule, dit aussitôt Liebman, un socialisme d’épiciers et de lutteurs.[14.Dans la version papier du numéro 111 le mot « et » est souligné par l’auteur du présent article. (NDLR)]» Face à la faiblesse politique et syndicale du POB, il précise que les coopératives – ces épiceries dont parle Sorel – constituent la véritable épine dorsale de l’organisation socialiste en Belgique. Déjà, encore et toujours, la nuance où l’acte d’accusation qu’il partage largement ne se conçoit pas sans l’argumentation de la défense, dont l’absence serait inconcevable si l’on veut faire les comptes avec les contradictions du réel.

Double langage : le fil rouge

Avant d’entrer dans ces débats, Liebman nous dresse la lente et difficile naissance, en 1885, du POB, ce parti qui devra dépasser une condition ouvrière dont le dénuement désespéré se confronte à l’extrême violence d’un capitalisme considéré comme un modèle par ses pairs européens. Entre résignation et révolte, la classe ouvrière belge doit faire face à une répression brutale qui fera des dizaines de morts au fil des grèves qui marquent la fin du XIXe siècle. Sans organisation ni stratégie, ces grèves sauvages (au sens strict du terme) éclatent sous la nécessité impérieuse de la colère. Et, note Liebman, « il y a des cas où les grévistes ne demandent littéralement rien[15.M. Liebman reprend l’expression de L. Delsinne, Le Mouvement syndical en Belgique, Castaigne, Bruxelles, 1936, p. 39.] ». Petit à petit, le rassemblement de groupes ouvriers peu ou prou organisés va aboutir à la structuration de l’action et à la constitution du POB (avril 1885). Dans les débats souvent tumultueux qui vont présider à cette genèse, un acte de naissance va, en quelque sorte, marquer l’histoire de la social-démocratie jusqu’à la fin de ses jours. Liebman écrit : « Le rassemblement des socialistes est-il à peine esquissé que déjà leur discours conjugue des orientations nettement réformistes avec des accents martiaux, sans aucun rapport ni avec la stratégie véritable ni avec la tactique qui en découle.[16.M. Liebman, op.cit., p. 48.] »

Voilà un des fils rouges de l’analyse de Liebman : ce double langage entre discours radical et pratique modérée va scander son histoire des socialistes. Dès le départ, dans le débat qui oppose ceux qui souhaitent l’affirmation du caractère de classe et socialiste du nouveau parti et ceux qui plaident pour une collaboration au sein d’une même organisation avec des milieux bourgeois, l’ambiguïté s’installe. « Le véritable débat est à peine esquissé ; l’analyse théorique reste totalement absente […]. Sur le tout jeune visage du POB, on distingue ainsi dès sa naissance, les traits qui le marqueront tout au long de sa première croissance, pendant sa jeunesse et jusqu’à sa pleine maturité.[17.M. Liebman, op.cit., p. 57.] »

Dans un texte paru en 1986 – sept ans après la publication des Socialistes belges et quelques mois avant sa mort – ­Liebman persiste et signe avec encore plus de vigueur. « Paradoxe, ou plutôt contradiction : ce parti dirigé par des modérés, pour développer sa stratégie modérée, graduelle, foncièrement réformiste, n’a d’autre ressource que de montrer les dents et de se radicaliser.[18.M. Liebman, Destin de la social-démocratie belge, op.cit. p. 236. Texte paru dans les Cahiers Marxistes, janvier-février 1986 sous le titre « Réformisme d’hier et social-démocratie d’aujourd’hui ».] » Cette contradiction va éclater de manière éclairante lors des trois grandes grèves générales que le POB va mener en 1892, 1903 et 1912. Trois grèves générales en 20 ans, sur un objectif fondamentalement politique – le suffrage universel – et menées par des dirigeants « modérés » : voilà de quoi faire pâlir d’envie un parti révolutionnaire. Et, d’ailleurs, Rosa Luxemburg invitera alors la classe ouvrière « à parler belge », même si plus tard la révolutionnaire allemande sera très critique sur le comportement des dirigeants du POB, et notamment sur leur subordination aux libéraux, à la fois alliés et freins dans la conquête de la réforme politique majeure.

Mais il faut un instant revenir quelques années auparavant. En 1886, dans un contexte terrifiant de crise économique, sociale et morale, alors que les maigres salaires diminuent autant que le chômage progresse, éclatent les émeutes les plus violentes de l’histoire du mouvement ouvrier belge. À Liège et à Charleroi – à Roux – la révolte ouvrière explose, une révolte anarchiste où les saccages se mêlent à la fête. La troupe tire : 24 morts, des dizaines de blessés et ensuite des centaines de condamnations. Le jeune POB – il a un an d’existence – se doit de répondre à cette révolte qui l’effraie sans doute autant qu’elle terrorise la bourgeoisie. Et Liebman de nous inviter à lire ce qu’écrivent deux des chefs historiques du POB, Jules Destrée et Emile Vandervelde, à propos de la révolte hennuyère, de cette « guerre » entre ceux qui avaient et ceux qui n’avaient pas. Les mots des deux dirigeants sont sidérants : « Pendant la journée du samedi (27 mars) les pillards s’étaient transformés en mendiants qui rançonnaient le pays sans pitié… Et, à la suite des ouvriers sans travail, surgirent de leurs trous obscurs les bêtes immondes, vagabonds, malfaiteurs, repris de justice que l’on retrouve en toute perturbation sociale.[19.M. Liebman, Les socialistes belges, op. cit., p. 71.] » Les bêtes immondes… disent ces dirigeants du POB.

« Comment ne pas supposer, commente Liebman, que, dans la politique que le POB adoptera désormais à l’égard des commotions populaires et quelle que soit la pitié ou la sympathie qu’éprouveront ses leaders pour les souffrances prolétariennes, on trouvera trace de l’attitude révélée par deux de ses figures de proue envers les révoltés de 1886. La grève générale sera organisée ; l’émancipation de la classe ouvrière sincèrement souhaitée. […] Mais dans la lutte sociale et politique qui s’engage et dans les grèves, même générales, le Parti ouvrier veillera à ce que les cadres qu’il assigne à l’action soient strictement respectés.[20.Op. cit., p. 72.] » De fait, le POB, saisi d’effroi par la révolte prolétarienne, y voit tout au contraire une confirmation de ses options réformistes et anti-anarchistes. Et si le parti exige un certain nombre de réformes sociales et dénonce la répression, il assure « nous devons continuer notre œuvre sans recourir à la violence ». De ce point de vue, paradoxalement, 1886 confirme la ligne du POB. Désormais, tous les efforts du parti – et il n’en sera pas avare – seront consacrés à la revendication majeure, l’octroi du suffrage universel, par l’utilisation de l’arme suprême : la grève générale.

La grève générale : une arme… pour négocier

On ne reviendra pas ici en détail sur le déroulement des trois grandes grèves générales qui seront, selon les cas, des demi-victoires ou des demi-défaites et qui feront progresser l’évolution législative vers le suffrage universel. Étant entendu que celui-ci sera octroyé après la guerre 14-18… pour les hommes, les femmes devant attendre 1948 pour obtenir ce droit fondamental. Par contre, ce qui est déterminant dans l’analyse de Liebman, et qui rejoint son « fil rouge » du double langage, c’est la manière dont le POB organise et contrôle les grèves générales.

L’usage de la grève générale[21. Longtemps jugée dangereuse par les marxistes, car « déviante » vers l’action directe et anarchisante au détriment du politique.], selon le POB, des « menaces éloquentes » et des « assurances apaisantes », résume-t-il. Pour les dirigeants du parti, elle est avant tout une menace, une arme brandie pour des négociations directes ou secrètes avec la droite catholique ou ses intermédiaires libéraux. Le problème est que, pour que la menace soit crédible, il faut mobiliser le peuple, dont on ne peut pas toujours contenir les ardeurs – une fois encore, la contradiction entre discours radical et pratique modérée. La gestion des grèves générales combine les mobilisations ardentes et les retraites urgentes, parfois à 24 heures de distance et sans que le changement de stratégie soit véritablement expliqué aux grévistes. L’analyse de ces pratiques détermine la nature profonde de la social-démocratie, qui utilise la menace de la grève générale comme une arme de dissuasion. Il y a un fossé énorme entre l’acte lui-même et les intentions que lui donnent ses initiateurs. « Le meilleur moyen d’imposer une politique modérée est de tenir parfois un langage intransigeant[22.Op. cit., p. 105.] », conclut l’historien des Socialistes ­belges.

Mais quand, le 11 avril 1893, pressé par ses militants, le POB lance l’appel à la grève générale pour le suffrage universel, c’est une première historique. Plus tard, E. Vandervelde précisera que son parti réclamait « moins le suffrage universel par amour du socialisme que dans l’intérêt de la paix sociale[23.Op. cit., p. 93.] ». En attendant, des dizaines de milliers de travailleurs partent en grève – 250 000 dit Le Peuple – et malgré la volonté de canalisation du POB, on frise l’émeute. La répression est toujours aussi sanglante : il y a des morts et de centaines de blessés. Il règne à certains endroits une atmosphère révolutionnaire qui effraie les dirigeants du POB. Ils vont précipiter la fin de la grève et accepter un compromis imposé par leurs alliés libéraux et leurs adversaires catholiques. Ce ne sera pas encore le suffrage universel, mais le vote plural. Une demi-victoire (ou une demi-défaite…) qui produira ses fruits. Aux premières élections au suffrage universel ainsi corrigé par le vote plural (1894), 28 députés socialistes sont élus (pour 104 catholiques et 20 libéraux) et, pour la première fois aussi, des travailleurs vont siéger à la Chambre des représentants. « Les élections, pour une fois, écrit Liebman, sont le signe tangible d’une victoire ouvrière : pas seulement le triomphe d’un parti, mais celui d’une classe.[24.Ibid., p. 126.] » Si, comme toujours, l’auteur a analysé le comportement des dirigeants du POB d’un œil acéré et critique, comme toujours aussi il tempère aussitôt son jugement : « En 1893, le POB a réalisé un grand exploit. Il sort considérablement renforcé d’une épreuve extraordinairement difficile. De la grève générale, expression même de la révolte ouvrière dans ce qu’elle a de plus profond et de moins calculé, il a fait un outil politique.[25.Ibid., p. 122.] »

Avec les libéraux

Après le double langage et la « domestication » de la grève générale, un troisième élément compose le triptyque qui sert de cadre à l’analyse de Liebman, et découle des deux premiers : l’alliance avec les libéraux, qui conforte la logique de la social-démocratie belge et qui va poser à terme la question du « ministérialisme ». En 1893, lors d’un congrès agité du POB, Émile Vandervelde, le « patron », avait lâché cet aveu : « Nous qui avions des affections dans la bourgeoisie, devrions chercher à adoucir la lutte des classes. » Dans cet esprit, les libéraux sont un partenaire naturel. D’autant que la domination de la droite catholique et conservatrice sur l’ensemble de la société, et en particulier l’enseignement, nourrit un anticléricalisme commun aux bleus et aux rouges. Parfois jusqu’à se tromper d’ennemi et, en tous les cas, à écarter un peu plus les travailleurs catholiques de la gauche, sinon à les jeter un peu plus dans le giron de l’Église. « Le rapprochement et l’alliance de la “gauche libérale” et de la gauche socialiste » s’inscrit dans la carte politique de l’époque, écrit Lieb­man, qui poursuit : « D’autant que la solidarité des libres-penseurs est des plus actives, complétée, renforcée et institutionnalisée par les loges franc-maçonniques : selon le témoignage de Louis de Brouckère, “presque tous nos militants actifs et éminents en sont devenus membres”.[26.Ibid., p. 135.] » Une tradition qui aura et a encore la vie dure… Cette alliance ne fait pas l’unanimité au sein du POB, surtout chez les plus radicaux. Les controverses seront continuelles. « Car, ajoute Liebman, la grande question qui, dans les dernières années du siècle, divise les rangs du Parti, c’est bien l’entente avec les libéraux. » En 1899, les socialistes vont même aider les libéraux à se renforcer en défendant l’instauration du scrutin proportionnel intégral. Ce qui se traduira immédiatement aux élections de juin 1900. Dès lors une coalition libérale-socialiste peut devenir une alternative aux éternels gouvernements catholiques.

Les liens entre les partenaires potentiels se renforcent encore et la question de la participation socialiste au gouvernement, celle du « ministérialisme », – déjà largement débattue au sein de l’Internationale socialiste – va dominer les débats. Mais Liebman note aussi – et ce n’est pas le moins important pour l’avenir – : « La présence d’un partenaire politique situé sur sa droite permet au Parti d’envisager avec plus de confiance la poursuite de sa politique légaliste.[27.Ibid., p. 139.] » La subordination aux libéraux, c’est aussi le reproche cinglant que Rosa Luxemburg adresse aux dirigeants du POB après l’échec de la 2e grève générale en faveur du suffrage universel, celle d’avril 1902. Cette grève, amorcée par des mouvements spontanés proches de l’émeute, sera finalement endossée par un POB qui ne l’a pas vraiment voulue et qui, cette fois, ne semble pas savoir comment la « domestiquer » ni même élaborer une simple tactique dans l’action. L’indécision des dirigeants socialistes et les pressions des libéraux qui imposent leurs conditions restrictives aux premiers (notamment sur le droit de vote des femmes) précipitent l’échec du mouvement.

La grève « domptée »

Avant de s’engager dans sa 3e grève générale (1913) qui, elle, sera « domptée », le POB s’engage dans le débat sur le « ministérialisme ». Le Parti ouvrier, note Lieb­man, « passe par une phase exceptionnelle : […] son indifférence à l’égard des idées et du débat politique fait place à une effervescence qui fait tache d’huile et gagne le Conseil général[28. Ibid., p. 169.]». Louis de Brouckère résume la position de la gauche du parti : « Il ne peut y avoir dans le cadre d’une société bourgeoise des “socialistes”, prisonniers des capitalistes et obligés de les servir contre les travailleurs.[29.Ibid., p. 167. ] » La droite (Louis Bertrand, Édouard Anseele) et le centre (E. Vandervelde) plaident pour une coalition avec les libéraux selon différentes modalités. En répétant que « la participation à un gouvernement avec les libéraux est une question de tactique et non de principe », Vandervelde évacue le débat et emporte la décision. La défaite socialiste aux élections de 1912, qui est aussi celle de sa stratégie réformiste, reporte la participation au pouvoir à d’autres temps[30. Il faudra attendre 1914 et l’Union sacrée et ensuite, à partir de 1918, les gouvernements d’union et de réconciliation nationale pour voir des ministres socialistes et que le « socialisme de gouvernement » s’installe définitivement… jusqu’à nos jours. Voir à ce sujet le premier chapitre des Socialistes belges 1914-1918.]. Cet échec redonne la priorité à la question du suffrage universel et à une nouvelle grève générale, réclamée à cor et à cri par les militants.

Cette fois, le POB met au point une minutieuse préparation qui va lui permettre de contrôler et même de « dompter» la grève générale. Les grévistes seront encadrés et « occupés » à diverses activités culturelles ou récréatives. Toute trace de colère et de spontanéité est bridée au profit d’une organisation pacifique et disciplinée, que le POB entend « formidable et irrésistible ». Une fois encore, il s’agit avant tout pour les dirigeants socialistes de brandir la menace de cette grève pour négocier. Une fois de plus, aussi, sans résultat probant. « Si l’épisode de 1913 n’a pas permis la conquête du suffrage universel, analyse Liebman, il aura eu aux yeux de l’état-major du POB un mérite aussi important : retirer à la grève générale ce qui la rend si dangereuse – sa fougue – et lui conserver ce qui la rend précieuse – un pouvoir de pression, de négociation, de dissuasion. Certes la masse des grévistes de 1913 n’a pas suscité la crainte d’une bourgeoisie surprise par son calme inhabituel. Mais ce sont les chefs socialistes qui, en 1913, lui en ont imposé, démontrant leur capacité à rassembler des foules, à les faire manœuvrer, aussi bien pour l’attaque que pour la retraite.[31.M. Liebman, Op. cit., p. 196.] »

Et Liebman de conclure ce chapitre essentiel : « Dans cette mesure seulement – mais elle considérable – la grève générale de 1913 est une victoire retentissante pour le Parti ouvrier dans les modes d’organisation qu’il s’est choisis.[32.Loc. cit.] »

Un historien socialiste

Avec ces mots se clôt la partie centrale de l’ouvrage de Marcel Liebman. Il lui reste certes à revenir sur la « nature d’un mouvement », sa « forte dose d’apolitisme», son pragmatisme (« c’est le réformisme, la conscience en moins ») et son refus du débat théorique, mais aussi sur son économisme et ses rendez-vous manqués (les Flamands, les colonisés, les femmes). On laissera le lecteur en prendre connaissance pour, ici, consacrer encore quelques lignes à la critique du réformisme et le point de vue de « l’historien socialiste » qui interroge en conclusion deux questions : « quel parti pour la classe ouvrière ? » et « quelle place pour les intellectuels dans ce parti ? » Autant de questions fondamentales qui n’ont rien perdu de leur actualité, mais dont les racines se plongent dans l’analyse originaire que Liebman fait de ces trois grèves générales fondatrices de l’identité de la social-démocratie belge.

Même si, dans la mémoire des militants de l’époque ou dans l’imaginaire des générations suivantes, le POB d’avant 1914 était le parti de la lutte des classes, « en réalité, corrige Liebman, le Parti ouvrier belge, dans son ensemble, par ses perspectives, par ses aspirations et par sa pratique a toujours été réformiste.[33.Voir aussi « Héritage réformiste » (Contradictions, 1975) dans Destin de la social-démocratie belge, op. cit., p. 209.] » Ici, l’historien se fait politique, car il récuse de faire « de la phase réformiste et de la phase révolutionnaire deux moments différents de la conquête socialiste » et il ajoute : « il existe une autre conception de la lutte où la dynamique sociale est envisagée comme un tout et où ses composantes – “réformisme” et “révolution”– sont saisies dans leur imbrication.[34.M. Liebman, Les socialistes belges, op.cit., p. 265.] » Sortant du champ de l’histoire proprement dite, Liebman plaide alors pour « un réformisme révolutionnaire[35.Il y reviendra dans un de ses derniers articles cosignés avec son ami Ralph Miliband dans The Socialist Register, 1985-1986. Voir encore Destin de la social-démocratie, p. 249. On pense aussi, ici, à André Gorz de Réforme et révolution (1969) ou aux réformes de structure anticapitalistes de la FGTB (1954-1956), popularisées durant la grande grève 1960-1961 et que Liebman évoque dans différents articles.], étant entendu, dit-il, que la révolution, pour sa part, n’a jamais dédaigné les réformes et les a souvent permises ». Un plaidoyer qui nécessiterait bien d’autres développements, mais qui rejoint sa conclusion : « Soyons clairs : cette histoire, je ne l’ai pas écrite en historien. Je l’ai écrite en historien socialiste […]. Cette histoire (qui naturellement répond à la contrainte de la réalité historique) est inséparable de l’idée que je me fais du Parti ouvrier.[36. Ibid., p. 288.] » Pour conclure, Marcel Liebman passe au « je » et trace, aussi critique qu’il soit, le profil de l’indispensable instrument « parti » qu’il fréquentera pourtant personnellement avec parcimonie[37.Le PSB, jusqu’à l’exclusion de son aile gauche en 1964, et ensuite l’UGS (Union de la gauche socialiste), dans une relation conflictuelle avec la tendance trotskyste qui contrôlait l’organisation. Mais la « tentation » du parti a toujours existé chez Marcel Liebman. Je peux, ici, apporter un témoignage personnel. Après l’échec de nos entreprises éditoriales (revue Mai de 1968 à 1973 et Hebdo 74 à 77), j’ai eu avec Marcel Liebman de très nombreuses et longues discussions sur l’éventualité d’une adhésion commune au PCB. Ces discussions faisaient suite à nos débats avec Rosine Lewin et Pierre Joye, qui souhaitaient « ouvrir » le parti communiste dans la foulée de l’eurocommunisme. Débats sans suite, mais révélateurs.].

Liebman veut répondre à « l’inlassable interpellation : vous autres intellectuels vous excellez à critiquer, mais que proposez-vous ? » Il rétorque : « la critique est difficile et la contestation aussi. C’est pour cela que les contestataires, infiniment moins nombreux que les conformistes, ne courent pas les rues.[38.Op. cit., p. 289.] » C’est donc à partir de la critique qu’il répond sur sa conception du parti. À partir de la critique et de la nuance, évidemment ! Avec cette « correction » préalable : « Si l’histoire du Parti ouvrier belge m’a appris quelque chose, c’est que, contrairement aux préjugés des “radicaux”, l’œuvre réformiste socialiste (c’est-à-dire articulée dans une politique fondamentalement anticapitaliste) est extrêmement ardue. » Et de railler l’extrême gauche qui lui témoigne un mépris qui tient « à un mélange d’ignorance et d’arrogance qui passent trop souvent pour une preuve d’intelligence et d’audace [39.Ibid., p. 298-299.] ». C’est le rapport entre les masses et le parti qui détermine la nature de ce dernier. À propos de Lénine et de la Révolution soviétique[40.Auxquels il a consacré quatre ouvrages.], Liebman évoque « cette exceptionnelle articulation entre la poussée populaire et l’encadrement que lui a apportés un parti bolchévique lui-même d’ailleurs bousculé, méfiant, inquiet, mais finalement consentant ». Il ajoute aussitôt : « Surtout pas une recette et même pas un modèle. Une référence historique somme toute de l’entreprise révolutionnaire : quasi miracle qui concilie et unit l’élan démocratique surgi des profondeurs sociales avec les vertus d’efficacité qui, grâce à une organisation, en interdit le vain épuisement.[41.Liebman n’en défend pas pour autant le parti d’« avant-garde » d’inspiration léniniste, dont il fait l’analyse critique notamment dans l’article cosigné avec Ralph Miliband en 1986. Voir Destin de la social-démocratie, op. cit., p. 264-268.] Le Parti ouvrier belge n’a jamais tenté pareille synthèse.[42.M. Liebman, Les socialistes belges, op.cit., p. 290-291.] » La place manque pour évoquer la question de la démocratie dans le parti ouvrier et la société qu’il entend construire. Liebman en soulignera, comme il se doit dans sa démarche, la réalité et les limites[43.Ibid., p. 293-297.].

Reste le « chant/champ » liebmanien, par excellence, celui que les hommages et les amis n’omettent jamais de citer à propos de la place difficile des intellectuels au sein du POB, mais aussi plus largement au sein des partis ouvriers. « Le péril qui guette les “intellectuels en chambre” est réel. Je ne le sais que trop. Leur activité, même politique, risque perpétuellement de s’épuiser dans une confrontation entre leurs spéculations et leurs livres. Les bibliothèques ne sont pas les lieux privilégiés de la lutte des classes. Engagé dans un Parti ouvrier, le danger que court cependant l’intellectuel n’est pas de “trop réfléchir” et moins encore de “trop critiquer”. Il est de démissionner de sa fonction à cause de la pression qu’on exerce sur lui. Ils sont légion les intellectuels auxquels on a fait passer le goût de la théorie, de la réflexion et surtout de la critique en usant à leur égard de tous les chantages : chantage à l’unité face à l’ennemi de classe, chantage à la solidarité avec les déshérités et j’en passe et de pires.[44.Ibid., p. 300.] »

Le pire des socialismes ?

Fidèle à cette vocation critique et à sa démarche dialectique, Liebman répond à cette question qui conclut les Socialistes belges  : « Le pire des socialismes ? La formule est méchante et injuste. […] Il s’en faut de beaucoup […], mais – ajoute-t-il, encore une fois, comme le leitmotiv de son analyse – on est frappé par les contradictions que révèle son histoire. Mon livre en est […] somme toute l’énumération. » Après avoir rappelé à la fois les sacrifices souvent héroïques des militants, la somme des conquêtes matérielles et sociales, l’organisation d’une classe sortie de sa léthargie, il ajoute le « mais » qui le caractérise : « Mais si le socialisme conserve son objectif, envers et contre tout – toutes les répressions et toutes les séductions – qui est l’émancipation des travailleurs, s’il maintient son but qui est la suppression des injustices et des exploitations de classe, le chemin parcouru aura été modeste. […] Dans ce sens, l’histoire du Parti ouvrier belge aura été la préhistoire du mouvement socialiste en Belgique.[45.Op. cit., p. 301.] » Et de ce point de vue, l’œuvre de Marcel Liebman demeure un outil indispensable, y compris pour la compréhension de la social-démocratie contemporaine et de ce qu’elle est devenue.

Dans Destin de la social-démocratie, Liebman dresse le bilan de ce « socialisme de gouvernement » de l’entre-deux-guerres jusqu’à la moitié des années 1980, ce socialisme définitivement marqué par la participation à tout prix. Son jugement sera de plus en plus sévère. Il n’a connu que le début de la conversion de la social-démocratie au social-libéralisme, mais déjà en 1966 il écrit : « Le réformisme a cessé d’être un véritable élément conflictuel, il tend même à faire partie du régime bourgeois […]. On peut aller plus loin et affirmer que la social-démocratie a cessé d’être réformiste. Ce qui revient à dire que la social-démocratie a disparu.[46.« The Social Register », 1966 dans Destin de la social-démocratie, op.cit., p. 165.] »

C’est bien face à ce constat qu’il plaidera dans son article « Au-delà de la social-démocratie » pour ce « réformisme révolutionnaire » dont il trace les contours en 1986 et qui devrait associer l’héritage socialiste (anticapitaliste), l’écologie et les groupes minoritaires et féministes. Marcel Lieb­man est mort trop tôt pour développer cette alternative qui correspondait bien à sa conception de la lutte politique. Mais ses Socialistes demeurent à la fois une leçon d’histoire et une leçon de choses politique dont nous lui sommes toujours redevables.