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Le grand remplacement des mots

[Éditorial du numéro 107 de Politique, mars 2019]

Dans un banal entretien qui s’apparente à un exercice classique de climato-scepticisme, un journaliste du Figaro bien mal inspiré demandait à Élisabeth Lévy, directrice de rédaction au magazine Causeur : « N’êtes-vous pas dans le déni au sujet du climat comme d’autres sont dans le déni à propos du défi que représente l’islamisme ou l’immigration ? »[1.NDLR : Notre rédacteur en chef Henri Goldman est en congé politique le temps de la campagne électorale. Pendant ce temps, c’est Erdem Resne, notre nouveau rédacteur en chef adjoint, qui signe les éditoriaux. Membre de longue date du collectif éditorial de Politique – il a notamment participé à la coordination du dernier dossier « Conflits importés et diasporas » (n° 106, décembre 2018) –, il est journaliste de formation et travaille actuellement dans le secteur du logement à Bruxelles.] Climat et immigration, les deux principaux thèmes d’actualité cristallisant les crispations et anathèmes, sont ainsi imbriqués par une pirouette intellectuelle douteuse. La question brille par sa mauvaise foi et appelle une réponse sans la moindre surprise : « Les conséquences de l’immigration massive et de la montée de l’islamisme n’appartiennent pas au futur, même proche : elles sont sous nos yeux. »[2.https://goo.gl/9rj8Ur.] En bref : le climat, ce sera peut-être un problème demain, mais l’immigration en est déjà un aujourd’hui. En une vingtaine de mots et autant d’amalgames, l’attention du lecteur est détournée de son objet, tandis que le migrant – en particulier s’il est musulman – est pointé du doigt. Un exemple, parmi des centaines, qui montre comment la fixation identitaire peut surgir même hors contexte.

Le contexte arrivera une semaine plus tard. À l’heure de boucler ce numéro, le monde apprenait le sinistre attentat islamophobe ayant touché la Nouvelle-Zélande. Le sang des 11 victimes de l’attentat antisémite de Pittsburgh d’octobre 2018 n’était pas encore sec qu’on déplorait 50 morts et des dizaines de blessés dans deux mosquées de Christchurch : un acte terroriste que le suspect Brenton Tarrant a tenté d’expliquer dans un manifeste en faisant référence à la théorie du « grand remplacement », développée par l’écrivain français Renaud Camus et relayée à l’envi par des personnalités influentes telles Éric Zemmour, Alain Finkielkraut ou encore Michel Houellebecq. Selon cette théorie, la culture et la civilisation européennes risqueraient l’extinction en raison d’évolutions démographiques alimentées par l’immigration. Le tueur néo-zélandais présumé explique avoir développé ses attaques après un passage en France et sa référence au grand remplacement est explicite, même si la Nouvelle-Zélande ne compte qu’un faible pourcentage de personnes se déclarant de confession musulmane. Renaud Camus, également connu pour avoir minimisé la Shoah face au « remplacisme global », s’empressera de dénoncer la tuerie de Christchurch, mais les faits prouvent une fois de plus que les mots ne sont pas anodins.
De la synagogue de Pittsburgh à la mosquée de Christchurch, les victimes changent de confession mais le fondement des actes reste identique : l’extrême droite, sous ses habits identitaires ou suprématistes, touche indistinctement toutes les cibles qu’elle essaie de monter les unes contre les autres.

En septembre 2018, la Flandre découvrait stupéfaite l’existence de Schild & Vrienden, mouvement estudiantin ultraconservateur aux accents racistes et sexistes. L’image de son président Dries Van Langenhove, arme à la main, et son appel à « être prêt au combat » face à la menace de l’immigration, restent dans les mémoires.
Après une nouvelle apparition publique remarquée à la « marche contre le pacte de Marrakech » de décembre 2018, la jeune vedette de l’extrême droite flamande devenait tête de liste du Vlaams Belang à la Chambre pour le Brabant flamand.
Si la droite identitaire n’a jamais réussi à asseoir une représentation politique forte en Belgique francophone, les tentatives n’en demeurent pas moins récurrentes : la dernière en date est celle d’Alain Destexhe, qui débarque du MR dont il trouve le discours trop consensuel.
La démarche est présentée comme la tentative de créer « un équivalent francophone de la N-VA ».
Dans les faits, l’élément qui consacre la rupture définitive entre Destexhe et le MR est bel et bien la position de Charles Michel quant au pacte de l’ONU sur les migrations. Dans un contexte où la N-VA – affaiblie par sa participation gouvernementale – et le MR – critiqué pour fermer les yeux sur les dérives de Théo Francken – cherchaient tous deux une voie de sortie honorable, la crise gouvernementale n’a fait qu’alimenter l’hystérie collective autour de l’immigration en occultant tout débat rationnel sur le contenu du pacte de l’ONU, ou encore sur l’efficacité de la politique migratoire menée pendant près de quatre ans par la « suédoise ». Les mois qui suivront et la découverte de quelques cadavres dans les placards du cabinet de Théo Francken, notamment l’attribution de visas humanitaires par des intermédiaires douteux dont l’un est soupçonné de traite des êtres humains, montreront à quel point l’arbitraire régnait dans la gestion des dossiers.

À défaut d’actes terroristes d’ampleur comparable imputables à l’extrême droite, la tendance générale à la hausse dans les plaintes pour islamophobie en Belgique (notamment les agressions à Anderlues et à Anderlecht), sur fond de déchirement quant à la crise migratoire, n’est pas un hasard. La concordance entre les pics d’islamophobie et les pics d’antisémitisme n’en est pas un non plus[3.Voir le rapport 2016 d’Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme), consultable sur www.unia.be/fr.]. Et c’est dans le domaine des médias que les plaintes sont les plus nombreuses. La distance physique qui nous sépare du lieu du drame de Christchurch ne suffit pas à masquer la proximité idéologique entre le manifeste du tueur présumé et les discours haineux qui inondent notre champ lexical au quotidien.
La dénonciation de l’horreur constitue souvent elle-même une forme de déni : « sauvagerie », « barbarie » et autres qualificatifs réduisent les pires actes terroristes à de la folie ou à de vulgaires expressions d’une animalité incontrôlée ; ils font l’impasse sur la trame sémantique qui rend possible l’émergence d’une telle violence. C’est dans le langage qu’il faut chercher le grand remplacement. Les individus, sans distinction, n’en sont que les victimes.