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Le monde est à nous : la langue des films

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À l’occasion de la projection de courts métrages « Le Monde est à nous », co-organisé par le Centre Vidéo de Bruxelles (CVB) et Archipel 19, le vendredi 13 mai*, interrogeons la capacité du cinéma à parler du réel à travers son langage. Une projection qui soutient aussi le cycle « Vu et Revue » de la revue Politique et du CVB.

Comment filmer le monde ? Question éternelle à réponses multiples. La première, convenue, celle du réalisme, s’épuise très vite. Certes, s’accrocher aux lignes du réel facilite le signe d’égalité qu’on met entre ce qui est projeté et la réalité dans laquelle on vit. Mais dans ce réel, il y a aussi les sensations et les émotions, il y a les pensées et les sentiments… les croyances et les mythologies. Et puis, le cinéma est un art du montage et du croisement des disciplines – par essence son réalisme est toujours factice – on consent, le temps d’un film, à croire à ce qu’on voit, s’il est bien fait en tout cas –, dès que son titre s’affiche on sait qu’on est devant une œuvre, quelque chose d’humain et d’artificiel.

Les films parlent

Les courts-métrages[1. L’auteur de ces lignes a travaillé à partir de copies de travail, et ne pourra donc pas juger définitivement les films, en particulier leur dimension technique. Il n’a également pu visionner que quatre films sur cinq.] présentés à l’occasion de la projection « Le monde est à nous » embrassent pleinement cette question de la transposition de la réalité sur pellicule. Et, chacun à leur manière, ils montrent à quel point le cinéma est une activité collective, didactique et surtout inventive. Co-écrits et co-réalisés [2. Sans doute avec l’aide d’animateurs issus des différentes associations les co-produisant : CVB, Concertation ASBL Action culturelle bruxelloise, Centre culturel de Jette, Archipel 19, Maison de la création et Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek. « Le monde est à nous » est également mené en partenariat avec Des Blocs asbl & Projet de cohésion sociale.] par des jeunes bruxelloises [3. Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.], les courts explorent le quotidien de Molenbeek, Jette, Laeken, Berchem et Schaerbeek, dans des approches plus ou moins fictionnelles. Ce qui frappe immédiatement, c’est l’appropriation de la caméra par les équipes de réalisation, si on peut sentir quelques faiblesses dans l’écriture ou le jeu, la composition et l’approche visuelle de chaque court-métrage est surprenante de maîtrise et de recomposition des codes.

Deux films sortent en particulier du lot, Vendetta (10’) et Amour impossible (5’). Le premier, reprend l’histoire assez classique de la vengeance, en lui tordant tout de même le bras : c’est un trio de jeunes femmes, battes et pistolets aux poings, qui mènent l’action. Cependant, c’est surtout la réalisation qui impressionne : plans zénithaux, alternances entre plans serrés et flash-backs, maîtrise de l’espace… le film développe une grammaire visuelle, propre au thriller ou au film d’action, particulièrement fluide et efficace. Amour impossible aborde une approche absolument différente et qui éclate déjà dans la texture de l’image, beaucoup plus granuleuse et proche d’une vision documentaire. Ici, c’est justement la sensation d’ancrage, faite de prises de vue dans les artères bruxelloises ou d’un beau plan en profondeur du canal, qui sert une intrigue à la fois éculée et si probable : deux jeunes s’aiment, l’une est musulmane, l’autre chrétien, comment se retrouver et dépasser les craintes réciproques ?

Mentionnons encore, dans une veine là aussi qui n’a rien à voir, La quête des trees (10’) beaucoup plus décomplexé et surréaliste. À l’histoire dystopique d’un Bruxelles où tous les arbres ont disparu et où la pollution est devenue omniprésente, se greffe une composition plus foutraque mais aussi d’une totale liberté – entre masques à gaz, État totalitaire et dinosaure sur fond de flamme ! Peut-être moins égal que ces prédécesseurs, le court à quelque chose des fanfilms ou des films « de garage » qu’on réalise adolescents, avec un caméscope ou un smartphone, sans moyen, mais en débordant d’imagination. Modèle à l’opposé complet du formatage industriel, même s’il récupère ses codes pour recomposer une expression plus libérée et jouissive du tout est possible !

Si les différents courts-métrages se réapproprient la langue cinématographique, ils ont aussi pour grande qualité de parler comme celles qui les ont fait : dans un français argotique, souvent assaisonné d’expressions étrangères, une langue vivante, que n’importe quelle bruxelloise (en l’occurrence) connaît bien pour la rencontrer au quotidien. Une langue qu’on n’entend, sinon, presque jamais, et que notre société tend même à combattre et à « normaliser ». Ces films nous parlent, non avec la langue académique attendue, mais avec celle du réel, qui ne semble jamais forcé ou artificiel – sans aucun doute parce qu’ils ont été écrits, collectivement, par celles qui la parle.

Transmettre n’est pas décrire

Si donc les courts-métrages parlent, dans le langage des films et dans celui des gens, la diversité de leurs approches du réel et du quotidien démontre que filmer le monde ne veut pas dire rendre compte, de manière purement descriptive, de celui-ci. Chacune de leurs approches révèle au contraire une voie différente pour transmettre à la spectatrice un « sentiment du réel » – par le dynamisme d’un montage (Vendetta), le sensible du déjà-connu (Amour impossible) ou encore la générosité drolatique (La quête des trees). La notion même de réalisme explose au profit de celles des genres, de manières de former et de suivre le récit.

Amour impossible a beau jouer sur le cachet du documentaire – son histoire peut d’ailleurs tout à fait être vraie au sens strict –, il le fait aussi en utilisant un élément purement artificiel, le grain d’une pellicule dévoilant son caractère recomposé, construit. Pourtant, ce grain le rend plus « crédible » que la définition très nette de Vendetta. Et dans ce dernier , si la caméra épouse l’œil et prétend faire voir dans l’illusion de la transparence, c’est son découpage, vif, et la liberté inhumaine de sa caméra dans l’espace qui vend la mèche… Pourtant le montage est lui-même vecteur d’engagement, son rythme emporte la spectatrice et lui fait croire à l’histoire qu’elle regarde.

Ces différents régimes de crédulité, qu’ils invoquent la réalité, se réclament de la fiction ou tracent entre les deux un chemin de nuances, ont tous en commun la création d’une œuvre et donc d’un lien sensible entre le monde, les créatrices et les spectatrices. « Le monde est à nous », titre qui chapeaute les cinq courts-métrages dit tout : comment, à travers le médium du film, s’emparer du monde, s’en ré-emparer serait même plus juste. Celles qui les ont écrits et réalisés ne se sont pas seulement faites passeuses d’une réalité partagée, leurs imaginaires se sont aussi réaffirmés à travers l’exercice et leur regard sur le monde a pu être changé. On a tendance à oublier, industrie hollywoodienne aidant, que les films parlent dans les deux sens : aux spectatrices bien sûr, mais aussi à celles qui sont derrière les scripts et les caméras.

Les cinq films présentés poussent au bout la logique d’un cinéma comme outil d’expression accessible et collectif – hors du système marchand. Dans cette optique la langue cinématographique ne sert pas seulement, verticalement, à transmettre histoires, sensations et valeurs, mais bien à coconstruire une réflexion sur le monde, dans une démarche éducative en amont et en aval. Le résultat obtenu est à la fois grisant artistiquement, parce qu’il bouscule des habitudes trop ancrées, et impressionnant comme processus d’échange et d’apprentissage. Les films parlent mais on peut aussi parler en faisant des films.

On se prend à rêver que ces courts-métrages seront projetés, comme cela pouvait être le cas au siècle dernier, dans les cinémas, en « première partie » des longs habituels ; qu’ils puissent faire rire, rêver, passionner des spectatrices en leur murmurant : oui, le quotidien est matière à film, oui le monde est divers et riche ; oui, on peut toujours réinventer le cinéma, lui insuffler une prime fraîcheur encore et encore. Et oui les films peuvent aussi être le résultat de processus collectifs et éducationnels. S’ils sont, en règle générale, à la fois des œuvres esthétiques et des biens marchands qu’il s’agit de rentabiliser, ils peuvent être, la preuve en est, sortis du marché et de ses logiques commerciales. Cela permet de les faire et de les partager par celles qui, autrement, n’auraient été considérées que comme des consommatrices… alors que se cachait en elles toutes, l’âme de réalisatrices.

* 18h au Centre culturel « Archipel 19 » de Berchem-Sainte-Agathe, 15 place de l’Église, 1082 Bruxelles.

(Les images de la vignette et dans l’article demeure sous copyright d’Archipel 19 et du CVB et sont utilisées à titre d’illustration.)