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Le Pacte d’excellence en débat : un effondrement piloté rationnellement

© Krzysztof Pacholak
Depuis notre dernier débat sur le Pacte pour un enseignement d’excellence (n° 101, septembre 2017), les premières mesures sont entrées en vigueur. Deux acteurs de terrain, aux avis divergents, en évaluent la portée.  Dans ce texte, les réformes actuelles de l’enseignement sont analysées sous l’angle des  postulats et effets d’un imaginaire néolibéral. Aujourd’hui, l’école, source de tant d’espoirs, est-elle encore en capacité de participer à l’émancipation des jeunes citoyens ?
Un article paru dans le numéro 115 de la revue (avril 2021). Il est complété par un deuxième article : Jeter le bébé avec l’eau du bain ?
On le sait, depuis quatre ans, le système scolaire de la Belgique francophone, sous l’égide du « Pacte pour un enseignement d’excellence », est en pleine réforme, dans un enchaînement incessant de décrets, projets de décret et avant-projets de décret de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Beaucoup, à gauche, ont déjà dénoncé le tour managérial d’une telle réforme, en particulier la mise en œuvre des « plans de pilotage » donnant lieu à un « contrat  d’objectifs » pour chaque établissement. Mais l’heure ne serait plus vraiment à la contestation, puisque les consultations, enquêtes, rencontres et concertations, avec des centaines d’acteurs représentant le monde éducatif, ont bel et bien eu lieu en amont du « Pacte » (de 2015 à 2018). Aussi, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, on s’est dit, dans les établissements, qu’il serait possible pour chacun de tirer son épingle du jeu et que ce « plan de pilotage » était peut-être, après tout, une chance, l’occasion d’un authentique diagnostic de son école, en vue d’objectifs consciencieusement fixés. Et n’est-il pas finalement porteur d’en appeler à l’analyse des acteurs eux-mêmes ?
Nous ne le pensons pas : croire que l’on peut tirer son épingle du jeu revient, en réalité, à se piquer au jeu, c’est-à-dire s’épuiser à jouer malgré la perte. Les règles du jeu, en effet, sont celles qui jalonnent l’imaginaire dominant, la doctrine néolibérale, dont l’obsession reste le démantèlement des espaces de socialisation par la mise sous pression des services publics (santé, poste, mobilité, justice, police… et enseignement). En quelques années, sous l’impulsion du « Pacte », le lexique néolibéral a, de fait, colonisé le champ scolaire : « gouvernance », « plan d’accompagnement », « responsabilisation », « indicateurs », « projets collaboratifs », « leadership partagé »« évaluation des résultats », « enquête qualité », autant d’éléments de langage qui déterminent, désormais, littéralement, le discours et les pratiques scolaires. Certes, l’envahissement du discours par le lexique néolibéral n’est pas neuf : en 1997, le décret « Missions » instituait « l’approche par compétences », où se rencontraient utilitarisme et pédagogie par objectifs [1. N. Hirtt, « L’approche par compétences : une mystification pédagogique », Aped, 1er octobre 2009, www.skolo.org.]. Mais le recours au cabinet de consultance  international McKinsey, en 2015, pour piloter les travaux du « Pacte », donnait lieu à des enjeux d’une nouvelle ampleur. Car selon McKinsey, « le niveau de performance d’un système » implique « le développement des compétences d’enseignement des professeurs et des compétences de management des chefs d’établissement [2. McKinsey & Company, « Les clés de l’amélioration des systèmes scolaires », décembre 2010, p. 4, www.eduveille.hypotheses.org. »]. C’est dire que l’on passait du développement des compétences par les élèves à la mesure  de performance de toute l’organisation scolaire. Appliqués en particulier au champ de l’enseignement, quels sont alors les postulats de la doctrine néolibérale et les effets de son imaginaire ?

1. Si un individu échoue, c’est qu’il n’avait pas les moyens (ou ne s’était pas donné les moyens) de réussir

Il faut souligner le caractère parfaitement tautologique d’une telle proposition. Elle revient en effet à dire qu’un sujet échoue parce qu’il est voué, par définition, à échouer (puisqu’il n’avait pas les moyens de réussir). En d’autres termes, un tel imaginaire se coupe du vivant ; aveugle au devenir des personnes, il reste insensible à ce qu’il y a de surprenant dans la dynamique humaine qui a, elle-même, en tant que dynamique, toujours lieu au contact de l’inédit. L’imaginaire néolibéral, au contraire, ne raisonne qu’en termes de « capital humain », c’est-à-dire en présumant un potentiel donné à l’avance et dont les investissements seront eux-mêmes motivés par une mise : le capital de départ.
De fait, si le « capital humain » réunit les compétences, les expériences et les savoirs d’un individu, il postule chez celui-ci une mystérieuse « source d’engagement » qui expliquerait la motivation et la mobilisation de l’accumulation du capital. Les tenants du capital appellent cette mystérieuse source, à laquelle répondrait le potentiel,  la « motivation intrinsèque ». L’individu du « capital humain » est ainsi doté (tel un dieu) d’auto-motivation : il serait à lui-même son propre moteur. Aussi un tel individu n’est-il pas réellement confronté à la vie : il rencontre tout au plus des obstacles ou des situations-problèmes, qui sont l’occasion pour lui d’ajuster ou de réajuster ses compétences, au travers d’une boucle de rétroaction, le résidu néolibéral de la conscience. Par la promotion notamment de l’Evidence Based Education (EBE), la raison instrumentale (éloignée d’une pratique qui n’est certainement pas celle d’un laboratoire) est censée garantir à l’usager, au moyen de données probantes, les outils nécessaires à la résolution des problèmes auxquels il est soumis. « L’EBE, développé aux Pays-Bas et dans les pays anglo-saxons, mais quasi inexistant en FWB, vise la mise à disposition des élèves et des équipes éducatives des outils, méthodes, dispositifs (à l’échelle d’une discipline précise ou de l’école dans son ensemble) ‘‘confirmés’’ ou testés dans le cadre de recherches scientifiques basées sur une évaluation des effets des interventions [3. Fédération Wallonie-Bruxelles, Pacte pour un enseignement d’excellence, Avis n° 3 du Groupe Central, 7 mars 2017, p. 16, www.enseignement.be/pactedexcellence.] »
Cet imaginaire ne laisse donc aucune place à ce qui constitue précisément l’art d’enseigner : éveiller chez l’autre (et d’une certaine manière chez soi-même aussi) ce qui n’existait pas préalablement à la relation ou à la rencontre avec autrui.

2. Le néolibéralisme ne dénie pas seulement l’anthropologie, il dénie toute sociologie

Si l’imaginaire néolibéral dominant refuse de voir que l’éveil des consciences – dont se soucie l’éducation – ne se soumet pas au déploiement de capacités individuelles dont la cause est préconçue, il réfute également le poids des institutions dans lesquelles tout individu, malgré lui, est toujours déjà pris – institutions dont il s’agit précisément,  pour beaucoup d’entre elles, de se déprendre, du moins en partie, par l’éveil des consciences. L’imaginaire du « capital humain » est bien une pure abstraction : d’une part, il se réclame d’un mystérieux potentiel humain dont chaque étape de l’actualisation pourrait faire l’objet d’un bilan prévisionnel, comme si le vivant déterminait à ce point un continuum ; d’autre part, il agite en trompe-l’œil les apparences d’un « potentiel » ou d’une « motivation intrinsèque » des individus, qui dissimulent, en réalité, à l’endroit de chacun, une construction sociale, économique et culturelle des inégalités. Mais cette fiction produit des effets, puisqu’elle culpabilise l’individu qui échoue, en pointant ce qui a toutes les apparences d’une mauvaise volonté.

Dans ces conditions, si le « Pacte » se targue de vouloir combattre les inégalités sociales, nous ne pouvons pas comprendre comment il y arriverait réellement, lui qui entend « réinvestir le capital humain [4. « Voilà un Pacte qui va enfin, avec la réforme de la formation continuée et initiale et de nouveaux soutiens et encadrement pédagogiques et numériques, réinvestir dans le capital humain de ceux qui exercent une des professions les plus indispensables et les plus belles de notre société : enseigner, éduquer, faire grandir, transmettre des valeurs. » Cf. la « carte blanche » de Joëlle Milquet, « Le Pacte d’excellence : la première urgence francophone et une chance historique », Le Soir, 11 février 2017.] », du côté enseignant comme du côté élève. D’autant que le « Pacte » envisage la mixité sociale comme une conséquence attendue [5. « Les réformes structurelles relatives au tronc commun en particulier évoquées dans l’axe stratégique 1 (voir infra), et les objectifs visant une école plus inclusive évoquées dans le présent axe stratégique renforceront inévitablement la mixité dans notre système scolaire. » Fédération Wallonie-Bruxelles, op. cit., p. 284.] du dispositif, alors que cette mixité constitue, avant toute chose, une condition nécessaire au bon fonctionnement de l’école [6. C. Gorré, « Champions aux tests Pisa : le cas de l’Estonie », Aped, 2 juillet 2020, www.skolo.org.].

3. Pour l’abstraction néolibérale, c’est un contrat qui fonde toute relation et non l’inverse

Dans un monde globalisé par le capitalisme, le souci marchand est celui de pouvoir trouver, encore et toujours, de nouvelles parts de marché. En détruisant les espaces de socialisation par le démantèlement des institutions et services publics, le néolibéralisme répond à l’inquiétude capitaliste. Cette atomisation passe ainsi par une hyper-contractualisation des rapports. Le néolibéralisme à la fois produit et entretient une inflation contractuelle, puisque plus les liens sont fragilisés, plus on réclamera illusoirement des contrats pour pallier l’incertitude, qui a pour effet pervers de signer, dans le même temps, la perte de la force contractuelle. C’est que tout contrat repose sur une part de reconnaissance humaine qui n’entre pas dans – et dépasse toujours – les termes du contrat. Or l’inflation contractuelle constitue une négation de cette confiance foncière. L’inflation contractuelle se retourne donc en une dévaluation des contrats, qui ne reposent plus sur grand-chose, sinon une  contrainte excessive.
C’est dire que si le lien entre le pouvoir régulateur/subsidiant de l’enseignement et le pouvoir organisateur de l’école est désormais contractuel, un changement de nature s’opère. Tel ou tel établissement  n’est plus investi par le ministère d’une mission, laquelle a la confiance pour élément : à l’horizon des écoles grondera dorénavant la menace d’une cessation qu’implique explicitement tout contrat. Récemment [7.« École : le décret qui permettra d’évaluer les professeurs », Le Soir, 25 septembre 2020.], les syndicats d’enseignants se sont  ainsi inquiétés de la tournure que prenait le « plan de pilotage », à travers « l’avant-projet de décret mettant en place un mécanisme d’évaluation des personnels de l’enseignement [8. Cette première version de l’avant-projet de décret, qu’a pu consulter Le Soir, reprend scrupuleusement, sur la question, l’avis n° 3 du Groupe central du Pacte pour  un enseignement d’excellence. Cf. Fédération Wallonie-Bruxelles, op. cit, p. 181-186.] ». Il y est en effet question de PAI (« plan d’accompagnement individuel ») [9. À distinguer du « plan individuel d’apprentissage » (PIA) de l’élève, obligatoire dans l’enseignement spécialisé pour accompagner la scolarité de l’élève.] qui, dans le cas où le membre du personnel aurait, aux yeux de sa direction, fait montre de « mauvaise volonté » à atteindre ses objectifs, enclencherait une procédure chargeant le pouvoir organisateur de mettre, éventuellement et à terme, fin à la relation de travail.
Cette fragilisation des liens trouvera cependant des intéressés : les acteurs privés qui pourront intervenir à titre de « partenaires » de « l’organisation apprenante ». Ne nous méprenons pas. Nous ne voulons pas signifier qu’un établissement, au cours de sa mission, ne devrait pas connaître quelque « contrôle » de la part du pouvoir régulateur/subsidiant. La confiance, à son tour, ne peut pas être hyperbolique et doit donc  être « encadrée ». Mais là où les liens de confiance disparaissent, ce ne peut être qu’à la faveur d’une explosion des dispositifs disciplinaires et de contrôle. D’une manière générale, il faut bien saisir que la diminution néolibérale de la puissance publique, au profit des marchés, a pour envers, non pas une libéralisation, mais une augmentation de la tendance
institutionnelle à surveiller et punir. Le rétrécissement, la condensation, l’implosion de l’État néolibéral produit, tel un trou noir, une amplification de la violence institutionnelle. C’est une faute de raisonnement que de ne pas considérer la bureaucratisation – éclatant avec la prolifération des nouvelles technologies – comme un élément consubstantiel au néo-libéralisme.

4. La logique néolibérale est une gouvernance par les nombres, telle qu’un résultat chiffré ne se donne pas seulement à titre de constat, mais commande tout un dispositif à titre de norme

Le « Pacte » s’est noué sous l’impulsion de résultats chiffrés. Au regard de l’OCDE et ses tests Pisa, l’enseignement belge francophone, pourtant l’un des mieux financés de l’OCDE, présentait de très mauvaises performances. Le diagnostic, établi dans le langage de la performance, détenait alors, par avance,  la solution au problème. Il fallait rationaliser le système de telle sorte que le retour sur investissement de l’éducation puisse être  mesuré par une baisse significative du taux de redoublement, grâce à la comptabilisation d’une production suffisante de compétences, adaptées aux évolutions du marché de l’emploi, aux besoins de la société du XXIe siècle et nécessaires à l’accès aux fruits de la croissance. Rationalisation signifie ici efficience, c’est- à-dire l’assurance d’un rendement maximal : un minimum de coûts pour un maximum d’effets. L’efficience répond ainsi à une obsession néolibérale : la rigueur, c’est-à-dire, non pas une réduction inévitable des dépenses mais au moins une quantification de leur utilité.
D’où la flambée des éléments de langage comme « valorisation de l’autonomie », « souplesse des fonctions », « travail collaboratif », « projet », « transversalité », « responsabilisation ». Ils forment le lexique même de l’efficience car ils ne coûtent rien et s’enchaînent dans un processus inflatoire du discours donnant l’impression, par la sensation de bousculer l’« ancien monde », que l’on est enfin devenu « acteur » de son métier. (Il suffit de prendre aujourd’hui n’importe quel discours officiel pour s’apercevoir combien cette rhétorique boursoufflée de l’efficience contrefait la langue.) En réalité, ce sentiment de fluidité est commandé par la logique de rentabilité qui, du fait de son caractère intrinsèquement envahissant, vampirise le réel : elle absorbe les esprits et sa communication interminable semble avoir le dernier mot. De cette manière, la question du sens et du devenir de la réussite (le  réel) ne se pose plus, puisqu’elle devient synonyme de performance, une performance que traduisent des résultats corrélés à des indicateurs. Et la question du « comment réussir » est alors, elle aussi, d’ores et déjà réglée : l’objectif des enseignants n’est plus d’enseigner (au moyen, quand il le faut, d’évaluations) mais d’accompagner  leurs élèves en vue des évaluations, où paraît la pertinence de quelque savoir ou savoir-faire. Le ministère de l’Éducation s’en défend : « Le contrat d’objectifs n’impose pas aux établissements une obligation de résultats, mais bien une obligation de moyens [10. M. Glineur, « Pilotage et contrat d’objectifs », Prof, n° 40, 7 février 2018, www.enseignement.be.]». Notons d’abord qu’en bonne logique de l’efficience, la recherche des moyens, sous couvert de « l’autonomie renforcée », est à la charge de l’établissement. Ensuite, comme on ne voit pas très bien  ce que seraient des moyens privés d’efficacité, leur évaluation portera nécessairement, d’une manière  ou d’une autre, sur les résultats. Enfin, si le « Pacte » se targue d’excellence pour les élèves, ne nous leurrons pas : dans un tel dispositif, « l’agilité » réflexive exigée par le programme, par le biais de l’accumulation « des savoirs et des compétences du XXIe siècle [11.« Axe stratégique 1 : Enseigner les savoirs et compétences de la société du XXIe siècle et favoriser le plaisir d’apprendre, grâce à un enseignement maternel renforcé, à un tronc commun polytechnique et  pluridisciplinaire et à un cadre d’apprentissage révisé et reprécisé ». Fédération Wallonie-Bruxelles, op. cit., p. 23.] », ne signifie rien d’autre que la capacité à s’adapter sans répit à un monde qui bouge.

5. La fabrique du consentement passe par l’imaginaire des « parties prenantes »

Une vision désormais classique pour le néolibéralisme consiste à concevoir toute organisation comme  un nœud de contrats. Afin d’améliorer l’accomplissement des objectifs de l’organisation, on lie chaque individu ou groupe d’individus, que l’on suppose affecté par le besoin de réussite de l’entreprise, à la stratégie de l’organisation elle-même. C’est ainsi que le « plan de pilotage », visant l’élaboration de « contrats d’objectifs », a incité (i.e. obligé) chaque établissement et ses différents « acteurs » à identifier, sur base d’indicateurs, les problèmes spécifiques de leur école et à concevoir, en fonction du diagnostic, les moyens propres pour accroitre significativement les résultats de leurs élèves. Le nœud du problème réside alors dans la bonne gestion des « parties prenantes ». Celle-ci doit passer notamment par une clarification des demandes et des attentes de chacun et donc par la fluidité du  circuit de l’information étendu à toute l’organisation.
Inutile de préciser que dans un milieu où pullulent les technologies de l’information, les émetteurs et les récepteurs se retrouvent rapidement noyés dans un déluge de communiqués. Il faudra dès lors rationaliser davantage. Mais une tension plus essentielle affecte a priori la doctrine des « parties prenantes ». Comment concilier à la fois la prise en compte des demandes et des attentes de chacun des acteurs, sachant qu’elles peuvent apparaître divergentes, voire contradictoires, avec l’obligation d’efficacité pour l’organisation ? Encore une fois, le secret de l’efficience réside dans le pouvoir des éléments de langage qui donneront l’impression « d’autonomie », de « leadership partagé »  et de « responsabilisation ». Le dispositif néolibéral entretient ainsi, à dessein, le déni du champ sociologique, en assignant ses acteurs à la stricte mais incontournable « bonne volonté ». Chaque « acteur » devient « responsable » de la situation. Or la responsabilité s’avère d’autant plus engagée qu’elle est capable de rendre des comptes. L’« acteur » ne devrait donc pas voir d’inconvénient à ce qu’il soit logiquement évalué, au regard d’indicateurs chiffrés qui en assurent l’« objectivité ».
Dans les faits, « l’organisation apprenante » tiendra donc sa cohérence et son efficacité de la pression exercée indirectement par le pouvoir régulateur/subsidiant sur les membres du personnel, pression transitant par la pression du pouvoir organisateur sur une direction, conductrice elle-même de quadrillage. C’est de la sorte que les membres du personnel – exposés à la menace diffuse d’une cessation de contrat, administrée de manière comptable et donc indiscutable – intérioriseront les normes programmatiques d’efficacité. C’est de la sorte que les enseignants travailleront à faire du chiffre. Le procédé est d’autant plus pervers qu’en cas de mauvais résultats, il imputera l’échec, par souci de rendement, aux seuls enseignants, et non aux élèves, comme si ceux-ci, dont on est censé promouvoir l’autonomie, n’étaient en définitive qu’à moitié responsables (comptables de leur réussite uniquement).  Dans ce système sous pression, nous ne voyons pas non plus comment les rapports entre établissements n’exacerberont pas davantage l’état de quasi-marché scolaire de la situation belge, puisque chacun sera in- cité – à condition d’en avoir les moyens – à jouer « au bon élève » face au pouvoir régulateur.

6. Pour les néolibéraux, un bon travailleur reste un prolétaire

« Le Pacte, écrit la ministre de l’Éducation, a particulièrement mis en avant que la vision statique du métier,  où l’on acquiert une fois pour toutes des connaissances et compétences valables durant toute la carrière, était dépassée. Les implications de cette transformation ont été pointées : l’importance de la formation continue, du souci de saisir les enjeux de l’enseignement dans un esprit de recherche durant toute la carrière, l’impact sur le statut et sur la charge qui sont susceptibles de se modifier au fil de la carrière[12. C. Désir, « Formation professionnelle continue », 1er octobre 2020, desir.cfwb.be.]… ». La rhétorique de l’inéluctabilité du changement pour s’adapter à un monde qui bouge, le néolibéralisme la répétera ad nauseam parce qu’elle procède directement de cette volonté de façonner la réalité, en la coulant dans une gestion continuelle de flux tendus. Ainsi s’agit-il de fluidifier toujours plus les échanges de la communauté scolaire en la rendant elle-même toujours plus perméable aux besoins du XXIe siècle, afin que l’éducation se justifie « objectivement » en méritant ses investissements.
Les systèmes d’éducation « doivent fournir aux individus les connaissances, les  compétences et les outils nécessaires pour rester compétitifs et engagés[13. Gurria, « Message du secrétaire général », OCDE, Travaux de l’OCDE sur l’éducation et les compétences, 2017, www.oecd.org/fr/education/edubrochure-fre.pdf.] », nous assène à longueur de temps l’OCDE. C’est pourquoi tout acquis est fondamentalement suspect, puisqu’il entrave la liquidation en cours. Au nom de l’activité – c’est-à-dire, en réalité, de l’activité absolutisée en hyperactivité – le néolibéralisme traquera toute forme de repos qu’il aura beau jeu de taxer d’immobilisme, en prenant la pose du progressisme.  En d’autres termes, assigner aux enseignants « l’esprit de recherche » permanent, auquel les injonctions d’une « formation continue » les destinent, obéit au mécanisme de prolétarisation des travailleurs qui, privés de leur expérience ou de l’acquisition d’un savoir-faire que l’institution ne leur reconnaît plus comme essentielle, se livrent à la logique de « l’employabilité ». Celle-ci réclame, sans répit, des réponses conformes aux exigences immédiates d’un environnement incertain, ignorant la possibilité d’un « statut » pour le travailleur-employable.
De cette façon, l’injonction à la formation continue configure les psychés en les soumettant à l’évidence  et à la nécessité de processus disruptifs, qui déterminent la pénétration même des marchés de l’éducation dans le champ scolaire. L’innovation disruptive, celle qui bouscule l’institution et donne ainsi l’impression de « progrès », emporte avec elle la puissance d’un marché qui, de manière parfaitement tautologique, somme les acteurs de se former aux « outils » écoulés, s’ils veulent pouvoir se prendre en charge. Le marché de l’innovation s’élève alors au carré par l’extension endogène du marché de la formation et du coaching en particulier. Le résultat, c’est la production d’« acteurs » dépassés, puisque toute innovation, par définition, les dépasse et les place toujours déjà en retard par rapport à elle. D’où ce cercle vicieux : la fatigue du travail-leur-employable surchargé et déphasé par rapport à
son environnement professionnel, motive l’offre d’un surcroît d’outils renforçant la « flexibilité », assimilée à l’occasion d’une formation. La sortie du cercle, l’éjection, se produira en burnout, vécu comme un échec, couvert par l’infamie de la honte.


Émancipation ou consentement ?

Encore une fois, il faut souligner l’un des paradoxes cruciaux de la doxa néolibérale, qui se déploie plus que jamais, de manière officielle, grâce au « Pacte », dans le champ scolaire. Il s’agit d’un imaginaire au sens d’une conception abstraite, se propageant en un enchaînement et une surenchère d’éléments de langage, fabriqués par une ingénierie symbolique,  autour de maîtres-signifiants comme « autonomie », « responsabilisation » et « mouvement ». Cependant, cet imaginaire, du fait même de son abstraction, produit des effets. La force des éléments  de langage qui agissent comme des incitants, réside dans le simulacre d’un prêt-à-l’emploi pour la psyché. Y adhérer – et l’adhésion se fait quasi mécaniquement, étant donné l’absence de recul – procure déjà, en soi, une sensation de mouvement. Ainsi, par exemple, le besoin d’éduquer les élèves à la « culture numérique » par le numérique, peut-il s’imposer comme une évidence, sans que ne se réfléchisse jamais la question de savoir exactement ce que signifie l’expression « culture numérique ».
Mais d’autre part, l’inconsistance de ces simulacres n’implose pas dans la mesure où leur néant va jouer  comme un appel d’air pour toute l’infrastructure et le marché des nouvelles technologies, qui, sous couvert « d’autonomie », de « responsabilisation » et de « flexibilité », vont garantir à « l’organisation apprenante » le contrôle et la discipline indispensables à son efficience. Bref, ce croisement entre des techniques rhétoriques mobilisant les technologies pour célébrer la « bonne volonté » et des technologies mobilisant la rhétorique pour asseoir le consentement, forme une servitude volontaire d’un genre particulier. Par conséquent, comment ne pas prendre  conscience de toute l’ampleur de la catastrophe  programmée ? Dès le moment où ce que nous appelons « la parenthèse scolaire » – c’est-à-dire l’espace-temps par quoi s’émancipent les esprits – accueille, en son sein et en son « nom », cela même qu’elle est censée suspendre et mettre en cause en vue de l’avenir, il y a de quoi devenir fou. Et nul  complot ici, mais la coalescence d’éléments, de matériaux, de protagonistes et d’intérêts qui se cristallisent dans des cohésions institutionnelles et des habitus.
À tous ceux, désespérés, qui nous répondront que le « Pacte », de toute façon, est en marche, nous répondrons, à notre tour, qu’on a peut-être oublié qu’un champ politique où il est toujours  possible, par principe, de défaire ce qui a été fait, porte un nom rebattu mais à l’origine infatigable : démocratie.
(Image de la vignette et dans l’article sous copyright CC BY-NC-ND 2.0  ; photo prise par Krzysztof Pacholak le 04 août 2011.)