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Le prix de la sécurité sanitaire

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Pour gérer le confinement et le déconfinement, les autorités publiques ont rapidement fait appel à la surveillance policière et aux nouvelles technologies. S’agit-il d’un contrôle démesuré de l’État sur sa population ? Le « modèle chinois » peut-il être une source d’inspiration ? Sur ces questions, l’auteur a un avis tranché.

La crise sanitaire engendrée par le coronavirus a très rapidement posé la question du contrôle et de la surveillance. Sous prétexte de comprendre l’épidémie et son évolution, de pouvoir l’objectiver et donc mettre en place des outils capables d’enregistrer la progression d’un virus encore largement inconnu, l’État a étendu son appareil bureaucratique et coercitif à des dimensions de la vie quotidienne qui en étaient jusque-là épargnées. Nos élites sont immédiatement parties du principe que les individues[1.Dans cet article, le féminin fait office d’épicène.] ne pouvaient pas s’autoréguler et qu’elles devaient être monitorées et réglementées, par la répression si nécessaire. C’est la nature du fonctionnement de nos sociétés qui s’est révélée crûment : technophilie aveugle, fascination pour une forme de gestion déshumanisante, conception hiérarchique des rapports politiques et sociaux jusqu’à l’absurde… sans compter une application très inégale des règles et un mépris pour les organisations alternatives (production de masques artisanaux, chaînes de solidarité à l’échelle des quartiers, etc.).

Le pouvoir, dans cette crise, s’est révélé fasciné par lui-même et par sa propension à s’étendre, ignorant superbement la question des libertés et de l’égalité. D’abord à travers ses instruments techno-algorithmiques, engendrant une répartition des tâches imposées entre un État coercitif et des industries innovantes. Ensuite, par des formes de contrôle social non-technologiques ayant restreint de manière radicale les libertés, en se reposant sur une méfiance systémique envers les citoyennes. Enfin, par comparaison, en piochant dans l’imaginaire d’États ouvertement dictatoriaux, comme la Chine, qui développent de nouveaux types de contrôle et de surveillance totaux, dont l’influence sur une partie de nos intelligentsias est inquiétante. Ma conviction est que face à une crise, même sanitaire, la politique – entendue comme la création et la gestion collective d’institutions par les citoyennes – ne saurait être enterrée sous la chape du réalisme. Au contraire, c’est dans ces moments décisifs que les principes démocratiques sont les plus nécessaires.

Sur l’autel de la techno-régulation

La crise avait à peine démarré que beaucoup ont immédiatement vanté la capacité de « la technologie » de nous sortir d’affaire. « La technologie » ne se limite pas, d’après moi, aux moyens techniques à disposition dans notre société, mais intègre plutôt une manière de considérer ces moyens. La conception dominante chez nos élites est que « la technologie » est une source universelle de solutions et qu’elle peut répondre à tous les problèmes sociaux existants, grâce à l’innovation des « premiers de cordée ». Ses promotrices ont souvent fait mine d’oublier les risques que de nouvelles technologies de contrôle et de surveillance peuvent faire courir à une société ou à ses individues. Le débat qui a fait rage dans la presse belge, sur le tracing (traçage) et le tracking (pistage), en est un bon exemple.

Les partis politiques ont tous dû se positionner et le consensus qui s’est dégagé est plutôt favorable aux libertés individuelles, puisque les applications de traçage ne seront pas imposées[2. Lire par exemple B. Demonty, D. Coppi et M. Dubuisson, « Coronavirus : aucun parti politique ne veut rendre le tracing obligatoire », Le Soir, 21 avril 2020.]. Pourtant, dès le mois de mars, les gouvernements européens ont largement utilisé les données fournies par les entreprises de télécommunication pour étudier l’efficacité du confinement. Même si ces données étaient anonymisées, il n’en demeure pas moins que les déplacements individuels étaient bel et bien monitorés à la fois par les autorités politiques et les entreprises. À partir de là, la course s’est enclenchée, en particulier dans le secteur dit de « l’innovation », pour adapter des technologies existantes aux besoins sanitaires ou pour développer de nouvelles technologies spécifiques. Le tout avec la mansuétude des autorités publiques, persuadées que, face à un « retour de la nature », l’être humain doit générer une nouvelle approche technique.

Dans cette perspective, la surveillance n’est plus une attitude liberticide mais un Eldorado. Au-delà du big data, dans lequel les gouvernantes ont pioché, l’imagination des ingénieures et des surveillantes a été généreusement mise à contribution. Puisqu’on peut géolocaliser en masse les citoyennes, pourquoi ne pas utiliser les smartphones, extension quasi cybernétique de l’individue moderne, pour lui faire passer des messages, voir pour l’amender ? Ainsi, le back-tracking pourrait tout à fait servir à envoyer des messages à toute personne se trouvant (trop longtemps) dans une zone interdite, loin de son domicile par exemple ; ou bien il pourrait permettre de contrôler les déplacements transfrontaliers… Si ces options n’ont été que discutées ou évoquées, elles laissent cependant apparaître de nouvelles possibilités technologiques visant à renforcer, encore, la puissance de contrôle de l’État.

Ce scénario peut sembler dystopique. Mais, comme l’a noté Alain Damasio dans plusieurs tribunes et interviews publiées dans les journaux français, le confinement a été un moment profondément dystopique et prévu par la science-fiction. Je le cite : « L’écrivain Serge Lehman a dit un jour que la science-fiction était l’art de réifier la métaphore. On y est : la métaphore est devenue réelle, et on vit à l’intérieur[3.A. Damasio et N. Celnik, « La police n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive », Libération, 31 mars 2020.]. » La surveillance a d’ailleurs pris d’autres formes que cette pêche industrielle aux données. Les drones, dont l’utilisation par les forces de l’ordre est encore expérimentale, ont par exemple été mis à contribution pour faire respecter le confinement. L’utilisation d’intermédiaires robotiques pose pourtant des problèmes considérables : leurs capacités intrusives, leur totale indistinction face aux situations complexes… Et surtout, ils réduisent toujours un peu plus les zones où l’État est aveugle, faisant tendre l’espace public vers une transparence inquiétante, que la généralisation des caméras de surveillance a déjà amorcée.

D’une manière générale, l’industrie de la surveillance – qui est aussi un business florissant – a largement bénéficié de la crise. Des multinationales aux startups, toutes les entreprises innovantes se sont lancées dans une course aux nouvelles applications de sécurité sanitaire. Ainsi, par exemple, d’un drone qui peut détecter les malades avec des caméras thermiques en Australie[4.Lire l’article de L. Theunis, « Des drones « pandémiques » », Le Vif, 23 avril 2020.]. Le coronavirus a été, pour ces entreprises, une opportunité, non seulement de trouver des financements, mais aussi de tester certains matériels en conditions réelles, en profitant de l’urgence et du chaos juridictionnel dû au confinement (ralentissement des tribunaux, autorisation étatique « exceptionnelle » en raison de la crise, etc.).

Le contrôle contre la liberté

Il faut toutefois revenir à la source du contrôle : avant d’être technologique, celui-ci est réglementaire. Le confinement lui-même peut être compris comme un ensemble de limitations des libertés publiques fondamentales. Si l’on prend le problème sous cet angle, cela faisait des décennies que les oligarchies libérales européennes n’avaient pas réduit les libertés à ce point. Il faut peut-être remonter jusqu’aux guerres mondiales du XXe siècle, aux politiques de rationnement ou aux occupations étrangères pour trouver un état approchant : ne pouvoir ni sortir de chez soi, ni se déplacer, ni rencontrer qui on désire, ni manifester, ni revendiquer dans l’espace public… Il faut le marteler : cette situation est profondément liberticide, elle remet en cause les libertés les plus fondamentales… Elle doit rester exceptionnelle et n’a de sens que si elle permet de sauver des vies, notamment celles des plus fragiles.

Le contrôle est la conséquence de ces restrictions et il est donc une émanation directe de l’appareil de pouvoir au sommet de l’État. En Belgique, c’est donc sous l’égide de la particratie – et de la bureaucratie qui est son corollaire – que le confinement sanitaire a été élaboré. C’est à la police et aux services de sécurité que la responsabilité de faire respecter le confinement a été confié ; alors que le personnel médical luttait, parfois avec des bouts de ficelle, dans des hôpitaux sous-financés. Il n’est pas anecdotique que, chez nous, ce soit le Conseil national de sécurité (CNS), un organe créé pour lutter contre les menaces terroristes et sécuritaires, qui ait incarné le pôle de décision des autorités[5. D’aucunes ont d’ailleurs fait remarquer que l’utilisation du CNS ne semblait pas tout à fait conforme au droit et qu’en réalité, le CNS que nous connaissons depuis plusieurs semaines est plutôt un groupement ad hoc. Le fait d’avoir gardé la légitimité de l’organe sécuritaire semble d’autant moins innocent. Lire le 13e numéro du Carnet de crise du Centre de droit public de l’ULB, en ligne, et réalisé par T. Gaudin.]. La question de la sécurité sanitaire a été réduite à une question de sécurité tout court. Avec, pour effrayer les contrevenantes potentielles, des amendes et des peines judiciaires ; bref, le cocktail juridique habituel qui se veut répressif et vertical.

Un autre phénomène inquiétant a été exacerbé par la crise : la fascination d’une partie de l’intelligentsia européenne pour le nouveau modèle chinois, fait du mélange d’une dictature politique et d’une économie capitaliste compétitive. On ne compte plus les articles décrivant l’efficacité de la réponse de Pékin (du moins à partir du moment où l’épidémie a été reconnue officiellement) et, notamment, de son utilisation avant-gardiste des technologies de contrôle pour lutter contre le virus. Il est assez effrayant de constater que de nombreuses journalistes ou analystes pensent pouvoir parler objectivement de la situation chinoise sans mentionner l’oppression du régime et, surtout, l’utilisation orwellienne que fait la Chine des technologies de surveillance[6.L’article le plus surréaliste est sûrement celui repris de l’AFP et publié sur le site de la RTBF : « En Chine, les applis de traçage déjà partout : “Divulguer mes déplacements ne me dérange pas. La vie, c’est le plus important” ». Cet article fait témoigner des spécialistes sur le « ressenti » des Chinois, en omettant complètement l’absence de liberté d’expression en Chine.]. Ou, pire, tentent de justifier le modèle chinois sous couvert d’un relativisme culturel un peu facile[7.Lire par exemple P. Sel, « Chine : Comprendre le système de crédit social », dans la revue Esprit. C’est un exemple de cette euphémisation du système chinois de contrôle social.].

Depuis quelques années, en effet, le régime chinois teste dans plusieurs régions un système de contrôle totalitaire appelé le « crédit social ». Si on manque encore de données et de décryptages scientifiques (le contrôle de l’information par le régime étant précisément une des spécificités de la dictature du Parti communiste chinois), on a déjà une bonne idée de son fonctionnement. Chaque citoyenne dispose d’un compte de points sociaux. Celui-ci démarre avec une note moyenne. Le moindre fait ou geste d’une individue va faire monter ou descendre sa note sociale. Travailler assidûment, s’arrêter au feu rouge, participer à des réunions de propagande du régime font augmenter la note. Commettre une infraction, traverser la rue hors des clous ou critiquer le régime sur Internet la font descendre.

Le contrôle continu du crédit social n’est possible qu’avec une couverture numérique quasi complète : toutes les institutions publiques et semi-privées (employeurs, banques, sociétés de transport, etc.) sont connectées au compte social et lui envoient des notifications. Des caméras à reconnaissance faciale, gérées par des algorithmes, se chargent de l’espace public (il y en aurait plus de 600 millions sur tout le territoire chinois[8.Chiffre cité par Le Canard enchaîné de la semaine du 27 mai 2020. S’il s’agit d’une estimation, il donne une idée de l’ordre de grandeur du matériel de surveillance en Chine.]). Le but ultime du crédit social est d’arriver à un système parfaitement autonome, avec le moins possible d’interventions humaines dans le contrôle effectif des citoyennes, d’où l’utilisation grandissante d’algorithmes dans le processus de notation. Il s’agit d’une des applications les plus approfondies de l’intelligence artificielle dans le domaine politique, et sans doute de ce qui se rapproche le plus aujourd’hui d’un système de contrôle panoptique (c’est-à-dire qui parvient à s’étendre à la totalité du social).

Il faut bien comprendre que la note sociale n’est pas qu’une indication ; elle a des conséquences extrêmement concrètes : si la note d’une individue est trop basse, certains services lui sont tout simplement refusés. Cela va des loisirs jusqu’à l’accès aux soins ou au droit de voyager à l’intérieur ou à l’extérieur d’une région. Au contraire, les individues possédant une note sociale élevée bénéficient d’avantages, du plus anecdotique – comme une place dans une file VIP – au plus essentiel – comme le droit à des soins médicaux de pointe et coûteux. Avec le crédit social, la Chine est en train de mettre en place un système de contrôle qu’elle espère « parfait » et qui automatise et numérise le totalitarisme stalinien le plus violent : il faut aussi penser au sort des Ouïghours ou à celui des dissidents, aux camps de rééducation et aux disparitions arbitraires.

Pour une technologie démocratique

Dès le début de l’épidémie, médias et autorités sont parties du principe que la seule réponse possible était celle, verticale et coercitive, de l’État. Pourtant, il existait une autre voie : celle d’une autogestion de la lutte contre la pandémie. Elle a d’ailleurs été souvent pratiquée informellement : des réseaux horizontaux de solidarité se sont mis en place entre voisines et des brigades de solidarité ont émergé pour aider les plus fragiles, par exemple en faisant des courses collectives ou en récoltant des vivres ; des masques ont été confectionnés à la maison et amenés discrètement dans les hôpitaux, où leur usage était interdit alors que le matériel officiel manquait…

Le problème de la surveillance trouve aussi une solution concrète dans le projet d’un rapport démocratique à la technologie. Il s’agit non seulement de favoriser une éducation beaucoup plus large aux technologies, pour les rendre compréhensibles et donner des outils actifs à leurs utilisatrices, mais aussi de susciter des débats éthiques et politiques beaucoup plus profonds sur le sens moral des technologies. Veut-on vraiment des caméras à reconnaissance faciale, des cartes d’identité biométriques, des drones intelligents capables de repérer une montée de température ? Ne pourrait-on pas en débattre largement, en considérant la technologie comme un objet social, qu’on peut développer, mais qu’on peut aussi écarter, encadrer ou limiter pour protéger les libertés et les individues ? La 5G ne serait pas devenue une source d’imaginaire complotiste si un vrai débat citoyen avait été mené sur la question et si les autorités publiques avaient pris conscience de l’opposition d’une partie des populations à ces technologies « de luxe » dont les effets sont encore mal connus.

Parmi les très nombreux enseignements de la crise du coronavirus, l’exemple de la Chine – celui d’un modèle de contrôle absolu, tendant vers l’omniscience algorithmique[9.C’est-à-dire d’un système possédant une capacité de prédiction effective des faits et gestes de sa population grâce à un système algorithmique.], certes inatteignable mais néanmoins effrayante – doit agir comme un repoussoir, et non apparaître comme le nouvel Eldorado d’un progressisme sans liberté, un fantasme de cocon numérique dépolitisé, purement fonctionnel et compatible avec la croissance. Le totalitarisme est en germe dans toutes les sociétés modernes. Il est l’aboutissement d’un double développement, politique et technologique, duquel toute émancipation a été extraite. Il ne nous reste qu’à lui opposer un projet démocratique, à la fois politique et technologique, égalitaire et autogestionnaire. L’alternative entre socialisme ou barbarie n’a jamais semblé aussi actuelle.

(Cet article est paru initialement dans le numéro 112 de Politique, en juillet 2020 ; l’image en vignette et dans l’article est sous CC-BY-SA 2.0 ; la photographie montre des caméras de surveillance dans le district financier de New York en 2009, elle a été prise par Jonathan McIntosh.)