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Le selfie ou comment devenir son propre « paparazzo »

Extension du domaine de l’autoportrait, « embrayeur de conversation », nouveau narcissisme, renoncement de la photographie : il y a mille et une façons d’évoquer le selfie. Depuis que cette manière de s’autophotographier avec un smartphone, combinée avec une diffusion instantanée sur les réseaux sociaux, a fait son apparition (en 2007), des historiens de l’art, des sociologues, des psys se sont penchés sur ce qui est en tous cas pour tous un phénomène sociétal qui a modifié l’image de soi et la manière de la communiquer. Des millions de selfies circulent en permanence. La manière incertaine de cadrer (le plus souvent en contre-plongée), la déformation des visages, les différentes manipulations possibles, l’amateurisme affirmé de la prise de vue constituent un ensemble de défauts qui deviennent, aux yeux de certains commentateurs, la « signature du genre »[1.A. Gunthert, « La consécration du Selfie, une histoire
culturelle », Études Photographiques/32, Printemps 2015.] ». L’arrière-plan est aussi essentiel puisque le plus souvent le photographe/photographié veut signifier qu’il « y était » (à un spectacle, un fait divers, un restaurant, une manifestation publique ou même politique).
En ce sens, d’une certaine manière, le selfie peut être considéré comme un autoportrait en interaction avec le monde, fut-il, souvent mais pas toujours, celui des futilités. Ou, peut-être, encore la meilleure façon de devenir son propre « paparazzo ».

Manifestation d’un néo-narcissisme principalement chez des adolescents qui forment les gros bataillons de la pratique « selfique » ? Les psys s’affrontent sur la question. Certains y voient plutôt « des outils constitutifs du processus de mise en relation avec les autres[2.S. Korff-Sausse, « Selfies : narcissisme ou autoportrait ? », Adolescence, 2016/3.] ». Et il est vrai que, si l’image de soi est devenue essentielle dans le monde contemporain, le narcissisme traditionnel entraîne une perte de contact avec la réalité et avec l’autre, alors que les auteurs/autrices de selfies s’exposent et ont besoin des autres pour s’estimer, et même du plus grand nombre possible « d’autres ». On ne suivra pas pour autant l’historien du visuel André Gunthert, grand défenseur du selfie quand il affirme « qu’il est devenu l’étendard du puissant mouvement d’autonomisation des pratiques culturelles encouragé par la transition numérique. Sa capacité à se définir par son esthétique et ses conditions de production l’inscrit dans la généalogie des grands genres des formes visuelles[3.A. Gunthert, ibidem.] ». Diable !

On peut parier que cette définition n’entraînera pas l’approbation du psychiatre et photographe Philippe Woitchick qui, accompagné des textes de Dominique Loreau et Eddy Devolder, publie le très beau livre d’art Je n’aime pas les selfies.

« Percevoir et s’attarder sur les portraits en majorité d’artistes, percevoir l’âme dans et par les regards des photographiés et du
photographe », voilà comment les auteurs définissent leur propos. Le regard réciproque, avec sa distance et son intériorité, c’est sans doute ce qui manque cruellement au selfie qui lui préfère l’automatisme et l’instantanéité. Dans un texte qui côtoie les photos de Woitchik, la cinéaste et écrivaine – les deux qualités comptent ici plus qu’ailleurs –, Dominique Loreau dit l’essentiel :
« Captures furtives instinctives sans dispositif préétabli où est l’unité le regard ? Peut-être dans l’infatigable bouillonnement intérieur du photographe sa perméabilité son attention discrète son ouverture presque absente […]
Dans chaque photo affleure la rencontre avec quelqu’un qui s’est abandonné au photographe quelqu’un dont il saisit de manière intuitive et spontanée quelque chose d’essentiel et d’intérieur une vérité singulière presque tragique et lointaine
Tout le contraire des selfies
[4.L’absence de ponctuation dans les citations de Dominique Loreau est due à l’autrice.] »