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Le service minimum dans les prisons belges : une pomme de discorde

Une grève de 32 heures a été organisée les 8 et 9 février 2018 dans le monde carcéral belge pour réclamer le respect des engagements budgétaires du gouvernement en vue d’améliorer les conditions de travail des agents pénitentiaires. Incidemment, cette revendication implique, du moins peut-on le supposer, une amélioration des conditions de vie des détenus, alors même que cette action de grève a, dans l’immédiat, des répercussions néfastes sur lesdites conditions de détention. Quels sont les termes de ce paradoxe ? Et quelles sont les positions des parties en présence ?

[Sollicitées par Politique, les organisations syndicales du secteur n’ont pas souhaité réagir à ce texte.]

Printemps 2016. La grève en front commun CSC-Services publics–CGSP-Amio dans les prisons francophones et bruxelloises a atteint sa cinquième semaine. La presse s’est fait l’écho des revendications syndicales des agents pénitentiaires ayant trait aux conditions de travail tout autant que des plaintes déposées par des avocats pour conditions de détention rendues inhumaines par la grève. Dans les deux cas, l’autorité publique est au centre du conflit, dans sa double fonction d’employeur – pour ce qui concerne les revendications syndicales – et de garant de l’État de droit – en ce qui concerne les actions en référé introduites contre l’État belge. C’est pourtant l’instauration d’un service minimum dans les prisons belges qui a immanquablement fini par cristalliser les débats et devenir une récurrente pomme de discorde, opposant les défenseurs du droit à l’action collective des agents pénitentiaires aux protecteurs des droits fondamentaux des détenus.

Le secteur des prisons souffre de problèmes structurels qui suscitent régulièrement des mouvements de protestation au sein du personnel de l’administration pénitentiaire : manque de moyens (humains, financiers, informatiques), vétusté de certaines infrastructures, surpopulation carcérale, arriéré judiciaire (ce qui allonge la durée des détentions préventives notamment)… Depuis 2012, les conflits sociaux se sont multipliés dans les prisons belges pour dénoncer ces conditions de travail et réclamer plus de moyens budgétaires et humains dans les établissements pénitentiaires, à l’opposé des politiques d’austérité et des réformes des fins de carrière menées par les gouvernements fédéraux successifs[1.P. Mary, « La politique pénitentiaire », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2137, 2012 ; V. Demertzis, J. Faniel, « La conflictualité sociale dans le monde de la justice », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2012. II. Secteur public et questions européennes », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2174-2175, 2013, p. 33-48 ; V. Demertzis, J. Faniel, « Belgique. Agents pénitentiaires, avocats et magistrats
en grève contre l’austérité dans la justice », Chronique internationale de l’Ires, n° 145, mars 2014, p. 45-56 ; V. Demertzis, « SNCB, prisons et Belgocontrol : le débat sur le service minimum », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2014 », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2246-2247, 2015, p. 86-95 ; V. Demertzis, C. Leterme, J. Vandewattyne, « Droit de grève sous pression, en Belgique et au niveau
international », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2015 », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2291-2292, 2016, p. 33-44 ; A. Bingen, V. Demertzis, « La grève dans les prisons wallonnes et bruxelloises au printemps 2016 », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2016 », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2341-2342, 2017, p. 30-44.].

Droits de l’homme versus droit de grève ?

En mars 2016, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe publiait un énième rapport critique sur l’état des prisons belges en 2013, pointant particulièrement le délabrement de la plupart des prisons visitées, la surpopulation endémique et le sous-effectif chronique[2.Rapport au gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le CPT du 24 septembre au 4 octobre 2013, disponible sur www.coe.int. Les autorités belges, seules habilitées à autoriser la sortie du rapport, sont responsables de l’important retard de publication.]. Malgré la construction – critiquée – de nouvelles structures (Leuze-en-Hainaut et Marche-en-Famenne ou le projet de « méga-prison » de Haren), la qualité des infrastructures pénitentiaires belges et son impact sur les conditions de détention et de travail sont un sujet récurrent de condamnations nationales et internationales. La surpopulation carcérale – et son corollaire, la sécurité des travailleurs et des détenus – est également mise en cause par les acteurs du monde de la justice autant que par les instances européennes de protection des droits de l’homme. Quant au sous-effectif chronique dénoncé de longue date par les organisations syndicales, il porte fortement préjudice tant aux conditions d’encadrement des détenus qu’à la qualité des services qui leur sont fournis et suscite, à ce titre, les inquiétudes des acteurs internationaux de la défense des droits fondamentaux. Le problème se transforme en cercle vicieux : le taux d’encadrement, déjà insuffisant à la base, favorise un fort taux d’absentéisme parmi les agents pénitentiaires.

Dans un contexte aussi marqué, les mouvements de grève des agents pénitentiaires ont des répercussions directes sur la vie quotidienne des détenus : coupures dans la distribution des repas, restrictions à l’usage des douches, suppression des promenades du préau, suspension des droits de visite (famille et conseil)… Ils touchent également les droits à la défense dans un pays où près de 40% de la surpopulation carcérale relèvent de la détention préventive, pour laquelle une enquête est en cours et les liens avec l’avocat indispensables. C’est sur cette base, et la situation déjà marquée dans les prisons belges, que le CPT considère que les grèves dans les prisons peuvent conduire au traitement inhumain ou dégradant de nombreux détenus ou à la dégradation de situations déjà considérées comme intolérables, en vertu de l’article 10, §2, de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Le droit de grève des agents de l’État – et donc des agents pénitentiaires – est reconnu par des instruments juridiques internationaux (Pacte des droits sociaux et économiques des Nations unies, Charte sociale européenne révisée, conventions de l’Organisation internationale du travail). Néanmoins, les acteurs européens des droits de l’homme considèrent que, contrairement à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, le droit de grève n’est pas absolu. Dans ce débat, c’est donc bien face au caractère absolu des droits de l’homme que le droit à l’action collective des travailleurs est considéré comme relatif. Sur cette base, le CPT recommande depuis 2005 à l’État belge la mise en place d’un service minimum dans le secteur des prisons afin de garantir les droits fondamentaux des détenus, tout en respectant les droits et libertés du personnel pénitentiaire : « Un tel service devrait notamment comprendre des repas fournis aux horaires prévus, des soins médicaux sans restriction, un accès à au moins une heure de promenade par jour, la possibilité de maintenir une bonne hygiène ainsi que des contacts continus avec le monde extérieur »[3.Rapport au gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le CPT du 7 au 9 mai 2016, p. 4, disponible sur www.coe.int.]. En l’absence d’avancée concrète malgré ses multiples interpellations, le CPT s’est finalement fendu le 13 juillet 2017 d’une déclaration publique pour dénoncer l’incapacité persistante des autorités belges à instaurer un tel service minimum[4.Déclaration publique concernant la Belgique adoptée lors de la 93e réunion plénière (juillet 2017) du CPT conformément à l’article 10, §2, de la Convention instaurant le Comité.].

Vers un service minimum en cas de grève ?

Depuis plus de douze ans, les autorités publiques belges sont donc mises sur la sellette et les conditions de détention inhumaines lors des mouvements de grève sont dénoncées par le CPT, Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme (LDH), l’Observatoire international des prisons (OIP) ou le médiateur fédéral, notamment. Aussi, lorsque la coalition fédérale N-VA/MR/CD&V/Open VLD a dévoilé son accord de gouvernement le 9 octobre 2014, il n’était pas anodin d’y trouver mention d’un processus de concertation sociale visant à l’instauration d’un service garanti – euphémisme pour « service minimum » – dans trois secteurs fédéraux emblématiques de l’action collective syndicale : le transport ferroviaire, les prisons et le contrôle aérien. Il s’agissait à la fois de prendre en considération les critiques internationales et de viser les secteurs fédéraux où les grèves sont les plus visibles, les mieux suivies et suscitent le plus d’impact dans l’opinion publique – touchant notamment à la mobilité des citoyens, à l’économie du pays ou à l’ordre public.

Le secteur des prisons se distingue du transport ferroviaire et du contrôle aérien puisque les grèves qui y sont menées semblent n’avoir de conséquence que pour les détenus et leurs familles. Toutefois, durant ces mouvements, ce sont les policiers (principalement locaux, parfois fédéraux), voire la protection civile, les pompiers ou l’armée (en 2016), qui sont réquisitionnés pour assurer l’ordre et la sécurité à l’intérieur des prisons. Ces acteurs extérieurs, outre qu’ils ne sont pas formés à l’encadrement pénitentiaire, ne sont alors plus disponibles pour assurer leurs propres missions de sécurité dans l’espace public. D’ailleurs, les syndicats corporatistes de policiers SNPS et Sypol-Epi réclament eux aussi l’instauration, en cas de mouvement social en prison, d’un service minimum assuré par des agents pénitentiaires eux-mêmes (à l’instar de la police, de l’armée et de la Sûreté de l’État déjà soumises à un service minimum). L’examen des propositions de loi déposées à la Chambre des représentants en faveur d’un service minimum dans les prisons se révèle éclairant à ce sujet[5.Chambre des représentants, Proposition de loi modifiant la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus, en vue d’encadrer l’exercice du droit de grève par les membres du personnel des établissements pénitentiaires, déposée par Mme Vanessa Matz, DOC 54 0277/001, 16 septembre 2014 ; Chambre des représentants, Proposition de loi modifiant la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus, en vue de garantir la disponibilité du personnel des prisons, déposée par C. Van Cauter et consorts, DOC 54 0825/001, 21 janvier 2015 ; Chambre des représentants, Proposition de loi relative au droit de grève des agents des services extérieurs de la direction générale des établissements pénitentiaires (EPI) du Service public fédéral Justice, afin de garantir la sécurité et la surveillance dans les prisons, déposée par S. De Wit et consorts, DOC 54 1871/001, 2 juin 2016.]. Certes, la garantie de respect des droits des détenus (pour faire face aux critiques internationales) est mise en avant, de même que l’exception belge (et albanaise) que constitue l’absence de service minimum. Mais l’accent est porté sur les policier envoyés en renfort et sur l’impact en termes de sécurité des citoyens et d’ordre public.

Si le CPT appelle les autorités belges à adopter, sans plus tarder, un texte législatif établissant un service garanti en milieu carcéral, ce sont in fine les juges belges qui ont jusqu’à présent établi par défaut le contenu de ce service minimum. Les plaintes déposées par les détenus durant le conflit du printemps 2016 ont donné lieu à de nombreuses décisions judiciaires[6.O. Nederlandt, « L’action du pouvoir judiciaire face aux grèves dans les prisons », 27 mai 2016, www.justice-en-ligne.be.], dont des ordonnances en référé qui consacrent un service minimum et condamnent l’État belge à le faire respecter sous peine d’astreinte. Le service minimum ainsi défini par le pouvoir judiciaire (et non par le pouvoir législatif) prend une forme assez semblable aux prescrits du CPT (cf. supra) : trois repas par jour, dont un chaud ; un accès aux douches au moins un jour sur deux ; la mise en place d’un système pour changer ou laver le linge des détenus ; un accès au téléphone un jour sur deux ; une promenade quotidienne d’une heure au préau ; deux ou trois visites familiales par semaine.

Travailleurs et détenus : vers une convergence des luttes ?

Les motifs de protestation syndicale sont dans leur majorité partagés par les détenus : la surpopulation carcérale, la vétusté des infrastructures, le sous-effectif chronique, les problèmes de sécurité… Les conditions de travail des uns font écho aux conditions de détention des autres. On se rappellera à bon escient que ce sont d’abord les conditions de détention dans les prisons qui sont régulièrement dénoncées par le CPT et qui, par leur dégradation en cas de grève, justifient à ses yeux un service minimum. De leur côté, les organisations syndicales considèrent que ce service minimum ne serait ni applicable ni efficace. D’abord, le sous-effectif chronique est tel que, selon eux, les agents pénitentiaires fonctionnent déjà en service minimum continu. Décréter un service minimum en cas de grève reviendrait alors à empêcher toute action collective des agents pénitentiaires.
Ensuite, les problèmes d’absentéisme sont aussi une conséquence du sous-effectif chronique car les agents qui travaillent avec un sentiment d’insécurité et qui ne peuvent pas prendre leurs congés sont enclins à se mettre en maladie pour souffler et tenir dans le métier.

Il est toutefois permis de s’interroger sur la stratégie syndicale qui semble faire fi de l’autre banc d’acteurs tout aussi concernés par la politique pénitentiaire menée en Belgique : les détenus. Les détenus sont des acteurs invisibles et invisibilisés par le mode de fonctionnement carcéral et syndical. Ils ne sont ni organisés ni défendus au sein de l’établissement pénitentiaire. Il apparaît urgent pour les organisations syndicales d’intégrer dans leur stratégie cet état de fait et de réfléchir à la manière d’élargir la solidarité aux autres victimes de la situation carcérale belge. Lors du mouvement social du printemps 2016, les grévistes ont bénéficié durant les premiers jours d’un soutien massif des détenus, des avocats, des magistrats et des associations, condamnant tous le manque de moyens dévolus par l’État à la justice, et en particulier au secteur des prisons. Rapidement cependant, en raison de la longueur de la grève et de ses répercussions sur le quotidien des détenus, cette solidarité initiale s’est rompue et des agents non grévistes ainsi que des directeurs de prison ont désespérément appelé à la mise en place d’un service minimum. Cette expérience devrait inciter les permanents syndicaux à construire un mouvement social qui puisse s’appuyer aussi sur ces acteurs.

On peut en effet soutenir l’idée que les détenus eux-mêmes sont des travailleurs avec (au sein de l’établissement pénitentiaire, quand c’est possible) ou sans emploi, et que, à ce titre, ils sont éventuellement affiliés à une organisation syndicale. Or le travail dans les prisons, pour légal qu’il soit, reste marqué par des conditions de travail et de salaire syndicalement inacceptables, qui mettent à disposition une main-d’œuvre docile et bon marché[7.C. Lévy, Vivre au minimum. Enquête dans l’Europe de la précarité, Paris, La Dispute, 2003, p. 131-135.]. Inclure les droits et préoccupations des détenus dans le cahier des revendications syndicales reviendrait dès lors à souder une solidarité entre travailleurs. Dans tous les cas, les conditions de travail des agents pénitentiaires sont inextricablement liées aux conditions de détention. Bien que cette relation soit souvent présentée comme un argument de rassemblement par les permanents syndicaux et par d’autres acteurs du champ associatif, il convient néanmoins d’observer qu’il n’y a pas à ce jour de convergence des luttes mais qu’il existe bel et bien une tension entre ces deux luttes qui ont des objets, et surtout des sujets, différents. Intégrer le point de vue des détenus dans la négociation ayant trait à un renforcement des moyens humains et financiers pourrait asseoir le rapport de force syndical.

Les mouvements sociaux se multiplient dans les prisons belges ces dernières années pour dénoncer les conditions de travail et l’impact des mesures d’austérité sur les finances publiques. Ces actions de grève ramènent dans le débat public la piètre qualité des conditions de détention, déjà mise en cause par le CPT et diverses organisations non gouvernementales belges et internationales. Elles soulignent, par ricochet, la difficile conciliation du droit des agents pénitentiaires à l’action collective et des droits fondamentaux des détenus. Les appels à l’instauration d’un service minimum dans les prisons au vu de la dégradation accrue des conditions de détention que provoque une grève rencontrent une forte résistance de la part des organisations syndicales qui le présentent comme impossible à mettre en œuvre dans la situation actuelle sans dénaturer complètement le droit à l’action collective. Le front commun syndical gagnerait toutefois à considérer les détenus comme une catégorie d’acteurs pertinente dans la définition de sa stratégie et la construction des solidarités dans le milieu carcéral. Pour autant, analyser les mouvements sociaux dans les prisons à travers le seul prisme du service minimum pose question. C’est oublier que ces actions syndicales prennent leur source dans la dégradation constante des conditions de travail et de détention, qui relève de la responsabilité des autorités publiques fédérales.