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L’Éclaireuse : Isabelle Blockken, au sein de la grève chez Delhaize

©simpacid
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Tous les trois mois, Politique donne la parole à un·e militant·e de l’ombre qui lutte à sa manière pour une société meilleure.

« Je ne regrette absolument pas mes années de travail chez Delhaize, je regrette la situation actuelle. » La voix jusque-là très affirmée d’Isabelle Blockken se brise soudainement. « Je suis dégoûtée. J’ai donné  toute ma vie à cette entreprise, c’était un peu ma deuxième famille, j’aimais y travailler. Je me sens perdue. » Aujourd’hui experte commerciale en charge des commandes et de la gestion financière d’un rayon spécifique au sein du Delhaize d’Haccourt, dans la province de Liège, cette travailleuse de 47 ans a commencé « il y a 18 ans, tout en bas de l’échelle » avant d’accepter ce nouveau poste. « Cela m’a permis de passer plus de temps avec ma fille, qui était petite. »

Grèves et boycott

Depuis le 7 mars 2023 et l’annonce du plan de franchise[1. La franchise consiste en une collaboration entre
une entreprise, propriétaire d’une marque ou d’une enseigne (le franchiseur), et un commerçant considéré
comme indépendant (le franchisé). Le franchiseur accorde aux franchisés le droit d’exploiter un commerce en conformité avec le concept et le modèle d’entreprise qu’il a créé, sous condition d’en respecter les normes et, bien entendu, de le rétribuer financièrement.] par la direction de Delhaize, un mouvement social d’une grande ampleur a été amorcé par le personnel des 128 magasins concernés.

Depuis plusieurs mois, les employé·es, qui se font appeler « les Delhaizien·nes », multiplient les actions et les grèves afin d’alerter sur les conséquences de cette franchisation. Nombre de Belges se sentent concerné·es par cette actualité et ont exprimé leur solidarité, allant, pour certain·es, jusqu’à boycotter ces supermarchés. Ces magasins font en effet partie intégrante du paysage de la Belgique : l’enseigne, créée en 1867 à Ransart par Jules et Auguste Delhaize, est la plus ancienne dans notre pays.

Isabelle Blockken, quant à elle, se dit « sous le choc », au point d’avoir pris la décision de rejoindre la délégation syndicale CSC de son magasin. « On me l’avait déjà proposé auparavant car j’ai travaillé dans presque tous les magasins de la province de Liège, je connais bien les travailleurs et travailleuses. J’avais envie de continuer d’évoluer dans ma carrière chez Delhaize, alors j’ai refusé. Il est évident qu’entrer dans une délégation syndicale, cela ferme des portes. »

Elle affirme être désormais en lutte « contre le déséquilibre du pouvoir » : « En face des travailleurs, il y a des gens qui ont fait des études de droit, qui sont haut placés. Les travailleurs eux ne connaissent pas leurs droits. Notre rôle est de les informer et cela ne fait pas bon ménage avec la direction, mais je n’ai plus peur de leur dire ce que je pense. Beaucoup de personnes craignent de perdre leur emploi, elles ont déjà la corde autour du cou. »

Elle estime d’ailleurs que le projet de franchisation des magasins a aussi pour objectif de porter atteinte à ces délégations syndicales. « En-dessous de 50 employés, il n’est pas obligatoire d’avoir une délégation syndicale, c’est ce qui va se passer avec les magasins franchisés. Ce n’est bien sûr pas le seul problème. On pourrait changer de commission paritaire et se retrouver avec un salaire plus bas et des horaires plus compliqués, devoir travailler par exemple le dimanche ou les jours fériés. Ce sont des acquis sociaux importants sur lesquels on revient ! Avec mon ancienneté et mon salaire, il est presque certain que je vais être licenciée », précise-t-elle. « Les conditions de travail ont commencé à se dégrader dès 2015 et la reprise de Delhaize par la multinationale Ahold. Ce n’est plus que le profit qui compte. » Cette annonce de la direction de Delhaize est par ailleurs tombée juste après la crise du coronavirus. « On a pris tous les risques, on a continué à travailler en première ligne, avec les masques, et les supermarchés ont fait des bénéfices », rappelle-t-elle.

Le mouvement continue

La déléguée syndicale vient tout juste d’organiser une nouvelle action dans le magasin où elle travaille. « Au total, on aura été en grève continue pendant sept semaines, nous sommes l’un des derniers magasins à avoir rouvert après l’annonce de Delhaize. Aujourd’hui, le mouvement continue malgré la décision de justice qui estime que les piquets de grève portent atteinte à la liberté de commerce[2.Le 14 juin, le tribunal de première instance de Gand a annulé la décision sur requête unilatérale, obtenue par Delhaize contre les grévistes, suivant la décision du tribunal de première instance du Brabant wallon.] et les huissiers qui signifient des astreintes aux délégués et permanents syndicaux, c’est-à- dire que nous ne pouvons plus participer à des piquets de grève, car nous sommes menacés par des amendes. C’est plus difficile de motiver les employés sans la délégation syndicale, on doit trouver des astuces… Souvent, les huissiers sont accompagnés de policiers, à la demande des bourgmestres. Ils me reconnaissent et essaient même de m’empêcher de simplement distribuer des tracts ! Heureusement, le magasin d’Haccourt fait partie de la commune d’Oupeye et Serge Fillot, le bourgmestre socialiste, nous soutient, la police ne nous ennuie pas. On ne va pas s’arrêter là, on a d’autres choses dans notre sac », lance-t-elle.

Isabelle Blockken envisage de faire l’école syndicale « pour ne plus me faire berner ». « On ira jusqu’au bout avec mes collègues du syndicat. On voit déjà que les repreneurs de certains magasins font marche arrière, explique-t-elle. Je me voyais faire toute ma carrière chez Delhaize, j’adorais mon travail, j’étais fière. Si cela n’est pas possible, je me vois bien travailler dans le social, j’aime le contact avec les gens. On est un peu assistante sociale quand on est déléguée syndicale ! Je pense que c’est un bon métier pour l’avenir, car les choses vont aller de mal en pis, dans toute la société. Delhaize, ce n’est que le début. »