Féminisme • Politique
L’Eclaireuse : Jil Theunissen, sentinelle du quatrième pouvoir
12.08.2025

Juriste à l’Association des Journalistes Professionnels (AJP), Jil est en première ligne pour constater les attaques contre la presse et la fragilisation du métier de journaliste. Ces derniers temps, ils et elles sont de plus en plus nombreux·ses à toquer à sa porte. Rencontre avec cette sentinelle du quatrième pouvoir, témoin de son lent effritement.
« L’Article 25 de la Constitution est limpide : ‘La presse est libre. La censure ne pourra jamais être établie.’ »
En Belgique, le cadre légal est sans ambiguïté. Jil Theunissen le rappelle : « L’Article 25 de la Constitution est limpide : ‘La presse est libre. La censure ne pourra jamais être établie.’ » Elle précise : « Par censure, on entend interdire des contenus avant qu’ils aient été diffusés. On peut critiquer un article après parution, bien sûr, mais pas empêcher qu’un média sorte une info. » Pourtant, ce droit fondamental est de plus en plus souvent bafoué.
Procédures bâillons et intimidations
On appelle « procédure-bâillon » une action judiciaire visant à intimider ou faire taire un·e journaliste. L’AJP en constate de plus en plus. Jil évoque le cas de la journaliste Mélanie De Groote, poursuivie par l’ancien bourgmestre d’Andenne, Claude Eerdekens (PS), pour un portrait publié avant les élections. Autre attaque marquante : quelques jours avant les communales, Le Soir s’est vu interdire préventivement la publication d’un article sur un candidat bourgmestre. « Le tribunal a été saisi en extrême urgence, de manière unilatérale. Le juge, sans audition du média ni lecture de l’article, a interdit au journal de publier. C’est une décision selon nous contraire à la Constitution et très inquiétante », déplore-t-elle1.
Un autre cas l’a fortement interpelée : Annelies Verlinden (CD&V), alors ministre de l’Intérieur, a introduit, avec un enquêteur du Qatargate, une action contre Sudinfo, réclamant la suppression de certaines informations ainsi que l’interdiction future de publier des contenus similaires liés à l’affaire. « C’est inconstitutionnel, et grave, particulièrement venant d’une ministre qui représente l’État et est censée être garante de sa Constitution. » Elle ajoute: « Heureusement, la juge ne l’a pas suivie. »
« Des enquêtes d’intérêt général comme celles sur Nethys ou la vente d’armes en Arabie saoudite pourraient devenir impossibles. »
En octobre dernier, l’AJP, son homologue néerlandophone, la VVJ, et la Ligue des Droits Humains ont introduit un recours en annulation à la Cour Constitutionnelle contre des dispositions du nouveau code pénal sur les secrets d’État. Elles prévoient des peines de plus de 5 ans de prison en cas de divulgation de secrets d’État, et élargissent la définition. Jil alerte: « Si ces dispositions passent, des enquêtes d’intérêt général comme celles sur Nethys ou la vente d’armes en Arabie saoudite pourraient devenir impossibles. »
Ces cas ne sont pas isolés. Les poursuites, les menaces de poursuites, les intimidations deviennent de plus en plus courantes. « Cela contribue à instaurer un climat d’autocensure, où les journalistes hésitent à publier des informations d’intérêt général. »
Augmentation des violences policières
À ces pressions judiciaires s’ajoutent des violences plus directes. Depuis le Covid et Black Lives Matter, peu d’agressions policières contre des journalistes avaient été recensées. « Mais ces six derniers mois, on en a eu au moins trois. » Elle cite des contrôles d’identité « musclés » et des arrestations « totalement injustifiées ». Récemment, l’AJP a soutenu le journaliste Thomas Haulotte, arrêté alors qu’il filmait une action. « Il a montré sa carte de presse, son matériel, mais il a passé la nuit en cellule alors qu’il ne faisait que son travail d’information dans l’intérêt du public. »
« Dire qu’un·e journaliste est trop engagé·e, c’est remettre en cause son indépendance, c’est décrédibiliser son discours. Cela contribue à alimenter un climat de dénigrement des médias, alors que la plupart du temps, la déontologie et l’indépendance sont respectées. »
Une presse trop militante ?
Le débat public accuse de plus en plus la presse, notamment publique, d’être « militante ». Jil évoque la polémique sur le différé de la RTBF lors de l’investiture de Trump. « C’était une décision éditoriale déontologique. Un politique ne peut dicter ce qui peut ou non être diffusé. » Elle rappelle : « Le métier est fort régulé, avec une rigueur, une déontologie, et un contrôle très fort par le conseil de déontologie journalistique. »
« Dire qu’un·e journaliste est trop engagé·e, c’est remettre en cause son indépendance, c’est décrédibiliser son discours. Cela contribue à alimenter un climat de dénigrement des médias, alors que la plupart du temps, la déontologie et l’indépendance sont respectées. »
À ces attaques s’ajoute une précarité grandissante, surtout chez les journalistes indépendant·es. « On a toujours dit que les médias étaient en crise, mais c’est particulièrement vrai aujourd’hui. » L’AJP accompagne les journalistes pour revendiquer des conditions de travail décentes. Jil forme aussi les étudiant·es à négocier leurs tarifs et connaître leurs droits. « Certain·es sont payé·es l’équivalent de 7€ net/heure alors qu’ils ou elles sont dans les rédactions depuis 10 ans. Certain·es vivent sous le seuil de pauvreté. » Elle ajoute: « C’est pour ça qu’on agit à l’AJP. En se rassemblant, en parlant, on peut faire bouger les lignes. »
- Ndlr: Depuis l’écriture de cet article, la décision a été jugée inconstitutionnelle et réformée par la Cour d’Appel de Liège le 19 juin 2025. Huit mois plus tard, Le Soir est désormais autorisé à publier ses informations.
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