Retour aux articles →

Les altermondialistes en Belgique

Sans faire la une des médias de par le monde, les altermondialistes belges se sont révélés quelquefois très dynamiques au niveau local. Quelques-uns de leurs leaders ont même très activement participé à la fondation des grands réseaux et événements altermondialistes internationaux et en particulier celle du Forum social mondial. C’est d’ailleurs en Belgique qu’est apparu le néologisme qui désigne désormais ce mouvement: Arnaud Zacharie, alors jeune fondateur d’Attac-Liège, en fit usage pour la première fois dans un entretien publié dans le quotidien La Libre Belgique le 27 décembre 2001. Parmi les caractéristiques majeures du mouvement dans notre pays, figurent les liens solides établis entre les syndicats et des réseaux plus spécifiquement altermondialistes (des Forums sociaux, des sections locales d’Attac et d’autres réseaux d’activistes), l’importance d’un secteur très institutionnalisé de la société civile, particulièrement dans le milieu de la coopération au développement, ainsi qu’une double orientation des actions et projets altermondialistes vers l’espace local et vers l’Europe. Les deux premiers points ayant été amplement commenté dans de nombreux textes Voir par exemple mon article «Les syndicats face au mouvement « alter »», Politique, n°28, février 2003, pp. 20-23 ; J. Faniel, «Les relations entre syndicats et associations en Belgique», (http://histoire-sociale.univ-paris1.fr/Collo/faniel.pdf), 2004 ; S. Bellal, T. Berns, F. Cantelli, J. Faniel (dir.), Syndicats et société civile: des liens à (re)découvrir, Bruxelles, Labor, 2003, ou le chapitre 3 de mon ouvrage Forums Sociaux Mondiaux et défis de l’altermondialisme, Academia-Bruylant , nous nous pencherons cette fois sur le troisième point.

Activistes résolument européens

Les altermondialistes belges sont profondément pro-européens et fermement opposés aux orientations néolibérales qui dominent la Commission européenne. Depuis une décennie, ils se sont régulièrement mobilisés pour réclamer «Une Europe plus sociale». En 1997 déjà, les licenciements à l’usine de Renault-Vilvoorde avaient mené à ce qui fut qualifié de «première grève européenne». Depuis, les syndicats belges ont souvent été les fers de lance des campagnes européennes et ont défendu des positions plus progressistes au sein de la Confédération des syndicats européens. Quelques années plus tard, le 19 mars 2005 ; les syndicats et le Forum social de Belgique sont parvenus à réunir 80 000 Européens dans les rues de Bruxelles pour demander une Europe plus juste socialement. La présidence belge de l’Union européenne au second semestre 2001 fut pour de nombreux acteurs de la société civile l’occasion de préparer ensemble une série de mobilisations autour des principales réunions des ministres européens. À la mi-septembre, à Liège, c’est en étroite collaboration que les syndicats, un groupe d’ONG, Attac et des associations locales ont préparé les manifestations, le «congrès citoyen» et une «soirée festive et conviviale». Le Congrès européen citoyen Les actes de ce colloque ont été publiés aux éditions Luc Pire (2001) qui s’y est tenu a réuni un millier de militants venus d’une trentaine de pays. Dix jours après le 11 septembre, cet événement a permis d’adopter la première prise de position des altermondialistes européens face aux attentats. Trois semaines plus tard, à Gand, les autorités syndicales nationales ont par contre tenu à former un cortège séparé des altermondialistes dont ils craignaient les dérives et les black blocks groupes fluides de manifestants vêtus de noirs et dont une partie s’attaque aux «symboles du capitalisme» en détruisant des vitrines de magasins de marques, de voitures de luxe ou de station essence lors de certains événements. Voir notamment F. Dupuy-Déry, «À l’ombre du drapeau noir», dans E. Agrikoliansky, O. Fillieule, N. Mayer, L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005, pp. 199-232. Enfin, en décembre, le sommet européen de Laeken a été accueilli par trois journées de manifestation, dont un défilé syndical et altermondialiste de plus de 80 000 personnes. Ces importantes mobilisations autour de la présidence belge de l’Union européenne ont dynamisé l’altermondialisme en Belgique et ont abouti à la création d’un Forum social national, début 2002. Celui-ci a continué d’inscrire certaines de ses actions les plus significatives dans cette orientation européenne. Il était ainsi à la pointe de la lutte contre le projet de directive «Bolkenstein». Depuis 2004, le Forum social de Belgique (FSdB) s’est également massivement investi dans les assemblées altermondialistes européennes et a joué un rôle moteur dans la réforme du fonctionnement de ces réunions afin de les rendre plus efficaces, plus ouvertes et plus conviviales. Pour les acteurs locaux, le FSdB constitue un relais qui leur permet de participer directement ou indirectement aux mouvement européen. Dans ce cadre, le FSdB met ainsi des cars à disposition des manifestants qui souhaitent se rendre aux grandes mobilisations altermondialistes, comme les trois premiers Forums sociaux continentaux ou les manifestations contre le G8 en 2003, 2005 et 2007. Par ailleurs, les principales assemblées européennes sont précédées par des réunions nationales au cours desquelles une «position belge» est définie sur les points essentiels du débat continental. Les coordinateurs sont également chargés de rapporter les débats européens aux délégués belges qui n’ont pas pu y participer. Avec l’appui des syndicats, ils ont également organisé trois assemblées européennes des mouvements sociaux à Bruxelles en 2002, 2003 et 2004 Bruxelles est ainsi la ville qui a accueilli le plus grand nombre de ces réunions. À partir de 2006, le coordinateur du FSdB est même devenu l’un des acteurs majeurs des réseaux altermondialistes autour du Forum Social Européen et le principal promoteur du groupe de travail dédié au développement d’une méthodologie pour rendre les assemblées européennes plus efficaces. Les altermondialistes belges ont ainsi rapidement pris conscience de l’importance de l’échelle continentale. Ils mènent de nombreuses campagnes dans ce cadre et estiment, comme ce syndicaliste liégeois impliqué de longue date dans l’altermondialisme, qu’il s’agit d’un «niveau clé si l’on veut faire changer les choses. Nous devons aujourd’hui penser à l’échelle continentale si nous voulons peser concrètement sur la mondialisation. Il faut renforcer le mouvement à ce niveau mais surtout mener des campagnes directement contre les projets de la Commission». Dans ce cadre, il peut toutefois paraître étonnant que les altermondialistes belges ne se soient guère impliqués dans les réseaux de dénonciation du poids des milliers de lobbies présents à Bruxelles et qui visent à influer sur les décisions des commissaires et parlementaires européens. Alors que la capitale belge héberge davantage de lobbyiste qu’aucune autre ville de la planète, ce sont les réseaux néerlandais ou catalans qui se sont attachés à en dresser les contours Voir à ce sujet l’étude du Corporate Europe Observatory, Lobby Planet: Le quartier européen de Bruxelles, Amsterdam, CEO, 2006. Également accessible sur http://www.eulobbytours.org/docs/lobbyplanet-fr.pdf.

La convivialité locale

S’ils reconnaissent toute l’importance du niveau continental, c’est aussi, et souvent avant tout, dans les villes et les quartiers que les altermondialistes belges vivent leur engagement et construisent leurs alternatives. Parmi les réseaux altermondialistes, on retrouve d’ailleurs de nombreuses associations centrées sur ce niveau local : groupes d’achat collectif, organisations de quartier ou centres culturels. Au cœur des quartiers, des centres sociaux et culturels ont surgi. Certains s’inscrivent dans la durée, d’autres ne durent que quelques jours, comme celui qui s’est créé dans une ancienne école du centre de Liège occupée par des activistes début mai 2003. Autour d’un noyau d’une dizaine de militants, une centaine de personnes ont participé à cet espace d’échange et de fête où se sont tenus divers ateliers, une radio pirate et plusieurs concerts. Ces mouvements culturels sont particulièrement attachés à ce caractère local: «C’est sur la base d’associations locales qu’on peut trouver des alternatives. (…) Parce que quand on essaie d’agir globalement sans se rendre compte des spécificités des gens, ce qu’on proposera ne collera pas. C’est aux gens, localement, de choisir. Au fond, c’est l’histoire de la démocratie participative» confiait un militant liégeois. L’engagement altermondialisme local conserve un côté convivial que les militants disent ne pas retrouver ailleurs. C’est ainsi qu’à Liège, la fête du premier mai est devenue une occasion de rencontrer le monde associatif local autour d’un verre et de concerts alternatifs. Contrairement à sa voisine française, Attac-Belgique s’est également construite à partir des sections locales alors que les échelons national et régional y demeurent très limités et ne suscitent guère l’intérêt des adhérents. Jaloux de leur «spécificité» et de leur autonomie, certains militants locaux en viennent même à se méfier des initiatives nationales, craignant qu’elles ne l’emportent sur la dynamique locale. Plutôt que de s’investir dans le processus de préparation et de coordination, les militants du Forum social liégeois furent vexés que les organisateurs reprennent «leur idée de l’alterparade». Le niveau régional ou national leur apparaît comme le domaine des «grosses structures» et des directions syndicales. Il leur semble aussi «plus intellectuel avec beaucoup de réflexion et moins d’action et de terrain», selon un militant de la Coordination d’autres mondes, qui s’exprimait en 2003. Pour bien marquer leur spécificité et leur autonomie face aux processus nationaux et internationaux, les Liégeois ont d’ailleurs refusé d’adopter la désignation générique de «Forum social liégeois», lui préférant celle de «Coordination d’autres mondes» Afin d’éviter qu’un autre acteur ne s’empare du terme et ne se présente comme «Forum social liégeois», ils lui ont cependant ajouté l’appellation «Forum social à la liégeoise», qui reste cependant peu utilisée par les acteurs locaux . L’envers de ce fort attachement au local apparaît dans les difficultés parfois rencontrées dans la coordination des initiatives nationales. À l’exception de quelques leaders associatifs, peu de militants belges portent un intérêt à la construction de structures régionales ou nationales de leurs associations. Le Forum social de Belgique représente d’ailleurs davantage un réseau souple organisé autour de projets liés à l’altermondialisme international qu’un acteur dominant de la scène altermondialiste nationale. Des coordinations et des groupes locaux, mais aussi des convergences d’ONG de coopération au développement y ont bien plus de poids.

Le national comme relais

Pour autant, cette importance accordée aux niveaux local et européen ne signifie pas l’absence des niveaux régionaux et nationaux, mais ces derniers sont conçus essentiellement comme des relais permettant d’accéder à la scène internationale. Il s’agit par exemple d’interpeller les représentants politiques nationaux afin qu’ils portent certaines initiatives au niveau européen et international. C’est dans ce cadre qu’une campagne a par exemple été menée en faveur de la taxe Tobin. Cette mesure a été adoptée par le parlement fédéral L’application concrète de cette taxe sur les transactions financières est cependant conditionnée à son adoption par les autres pays de la zone euro , ce dernier encourageant les responsables politiques belges à plaider en faveur de l’adoption de cette mesure au niveau européen. En effet, si les enjeux politiques se situent bien souvent en-deçà ou au-delà des Etats nations, les responsables politiques nationaux conservent un rôle essentiel dans la gouvernance globale À ce sujet, voir par exemple D. Held, Democarcy in a global order, Cambridge, Polity Press, 1995. Par ailleurs, le niveau national conserve un intérêt tout particulier dans la construction du mouvement altermondialiste car il incarne souvent un espace de rencontre entre les militants investis dans l’altermondialisme international et des activistes ancrés localement. Pour ces derniers, les événements du Forum social de Belgique sont des opportunités de «vivre un Forum social», de «toucher l’esprit de Porto Alegre» et d’en rencontrer quelques intellectuels. À l’inverse, les globe-trotters de l’altermondialisme ont l’occasion d’y renouer des contacts et d’échanger avec des militants de base et d’en apprendre davantage sur leurs expériences locales.

Continuité et renouvellement

Alors que le mouvement altermondialiste semble moribond en France, son ancrage dans les processus locaux et son orientation vers les enjeux européens constituent deux des facteurs qui ont favorisé davantage de continuité en Belgique francophone. Il faut y ajouter l’appui des syndicats et d’ONG de développement qui ont permis de maintenir une organisation plus stable du mouvement. Certes, des militants de la première heure s’essoufflent et certaines organisations, comme Attac, qui étaient il y a quelques années au cœur de la dynamique altermondialiste en Belgique, ont connu des difficultés. Mais l’altermondialisme continue de susciter un réel intérêt et d’attirer de nouvelles recrues. Selon une étude menée par l’Université d’Anvers, plus de la moitié des militants présents au Forum social de Belgique du 16 décembre 2006 participaient à leur premier Forum social. S’il demande à être confirmé, ce résultat pourrait indiquer que le mouvement altermondialiste belge possède à la fois des bases nécessaires à une certaine continuité et une ouverture indispensable à son renouvellement. Moins visibles et parfois moins actifs qu’il y a quelques années, les altermondialistes continuent d’apporter leurs pierres aux combats européens mais aussi à la convivialité des quartiers et des villes. Ils se sont fixé un prochain rendez-vous du 19 au 26 janvier 2008 dans de nombreuses villes du pays pour une «semaine de mobilisations décentralisées» qui remplacera cette année le Forum social mondial.