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Les associations : un modèle d’avenir ?

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À l’occasion de la première publique du film 2121, hypothèses, associations de Michel Steyaert, qui aura lieu le 15 mars, il nous a semblé intéressant de creuser un sujet que nous avions évoqué dans notre n°117 : le devenir du secteur associatif dont on a récemment changé le cadre légal. Ce qu’on désigne en Belgique sous le terme « non-marchand » restera-t-il une forme d’institution à part, relativement à l’abri du marché ? Et les associations ne doivent-elles pas, aussi, se réinventer pour ne pas perdre l’esprit de leur modèle, celui d’une horizontalité citoyenne et créatrice ?

Nous recevons un message du futur : en 2121, les associations ont perdu leur statut spécifique, elles sont devenues des entreprises privées, des branches de l’État… ou, pour quelques-unes, des groupes alternatifs et à la marge. Le film de Michel Steyaert commence par une petite capsule temporelle, jouant allégrement sur une image renversée de l’avenir, celle d’un futur usé, qui ressemble plutôt aux années 1970 qu’aux années 2070… Il fallait bien cette touche de style légère pour parler d’un scénario catastrophe : la fin du modèle associatif belge.

Les ASBL, des sociétés comme les autres ?

Car c’est bien le sujet de ce moyen-métrage (56’) documentaire, co-produit par le Collectif21 et le Centre Vidéo de Bruxelles, la fin du régime juridique très spécial de Loi de 1921 et la mise en place d’un nouveau Code des sociétés et des associations (CSA) qui unit entreprenariat et travail associatif, secteur marchand et non-marchand. Cette évolution n’est pas anodine. Comme l’indique le Collectif21, dans un texte collectif publié en septembre 2021 par Politique : « L’interdiction de se livrer à “des opérations industrielles ou commerciales”, stipulée par la loi de 1921, a été levée par le CSA et le droit de la concurrence s’applique désormais aux ASBL ». Farah Ismaïli, directrice de la Fesefa[1.Fédération des employeurs des secteurs de l’éducation permanente et de la formation des adultes.], précise dans une interview publié dans la même numéro : « [Le CSA] a un impact symbolique, parce qu’on avait, d’un côté, les associations et, de l’autre, les sociétés commerciales. Le champ était bien délimité entre les deux : le marchand et le non-marchand. C’était d’ailleurs une formulation typiquement belge, on ne le retrouve pas au niveau européen par exemple, où toutes les personnes morales étaient déjà considérées comme des entreprises. »

Dans son film, Michel Steyaert propose d’explorer trois hypothèses : la noire, qu’on a déjà évoqué et qui est la plus terrible, la grise, qui évoque au fond la situation actuelle et contrastée, et la bleue qui se veut pleine de promesses sur l’autre futur possible, construit en commun avec le monde associatif. L’hypothèse grise – on devrait dire, la thèse ! – revient sur une transformation graduelle, enclenchée bien avant la réforme du CSA, du financement associatif. Des subsides structurels, qui sont donnés à une association pour l’aider à réaliser son but social, compris comme une dimension de l’intérêt commun, les pouvoirs publics privilégient de plus en plus les appels à projet, c’est-à-dire des subsides ponctuels, liés à la réalisation d’un projet spécifique. Cela engendre une forme d’insécurité et de précariat pour les associations qui sont contraintes de participer sans arrêt à des appels, et dont la survie dépend de l’état des enveloppes budgétaires et du nombre des demandes. Comme le note Mathieu Bietlot, coordinateur du Collectif21, on risque de finir par considérer que « les associations sont des acteurs économiques comme les autres qui vont se faire une place sur le marché concurrentiel. »

Du parapublic qui ne dit pas son nom ?

Ces bouleversements ne tombent bien sûr pas du ciel. Le modèle associatif, visant à animer la vie sociale sans en tirer profit, est parfaitement contraire à l’esprit du marché et une conception de l’économie libérale et capitaliste. Par essence, l’esprit du projet associationniste est de créer un sanctuaire à la marchandisation. Cela ne l’empêche pas de réclamer une juste rémunération du travail réalisé et de considérer celui-ci comme essentiel au bon fonctionnement de la société. Même s’il existe indéniablement une philosophie du bénévolat au sein du secteur, le film rappelle très justement qu’il pèse lourd dans le PIB belge et surtout qu’il rassemble plus de 12 % de l’emploi salarié en Belgique ! Mais, au-delà des pressions du marché qui doit sans doute saliver devant ses parts non acquises, il y a aussi le rôle de l’État et l’évolution de son administration.

Comme on l’a dit, la subsidiation elle-même change de forme. Les multiples crises, notamment budgétaire, et le thème de l’endettement y sont sans aucun doute pour beaucoup. On fait remarquer au monde associatif qu’on ne peut tout simplement pas financer tout le monde, qu’il y a des enveloppes fermées, que la planète brûle alors il faut bien faire des efforts. Cependant, derrière ces considérations très « près de la bourse », il y a aussi une mentalité bureaucratique dont l’influence grandit d’année en année. Le néo-management n’est en effet pas cantonné aux grands groupes privés et concerne aussi le secteur public. Or, l’associatif, comme le montre là encore le moyen-métrage grâce à des témoignages, supplée aux manques de l’État et est même devenu, au fond, un secteur sous-traitant le travail de celui-ci – avec, toutefois, une différence de taille : le coût du travail.

Les employées associatives[2.Dans cet article le féminin fait office d’indéfini.] ne sont pas des fonctionnaires et ne disposent souvent pas des mêmes avantages que celles-ci. Astreintes à des procédures lourdes et bureaucratiques, ce qui ne présume bien sûr pas de la bonne volonté des agentes de l’État, elles sont en revanche soumises à ce cycle des appels à projet et à la recherche d’une pérennité financière parfois ubuesque. Se pose de plus la question de l’autonomie des associations. Le modèle de financement ponctuel ayant aussi tendance à créer, comme le note, dans le film Jean Faniel, des relations « d’allégeance » où les associations ne se risquent plus à critiquer l’État ou les partis politiques puisqu’elles dépendent encore plus de ceux-ci. Il ne s’agit pas d’une forme de censure verticale mais bien d’une auto-censure ; et d’une crainte, parfois très réelle, d’être classé comme une association de « trouble-fête » ou politique « problématique ».

Si Michel Steyaert présente la diversité associative avec une tendresse, parfois presque idéalisante, il touche juste en montrant des citoyennes qui n’ont qu’un désir : aider, informer, partager, construire, tendre la main aux autres hors de toute logique de concurrence, d’enrichissement ou de croissance. On ne peut toutefois pas s’empêcher de penser, en plongeant dans le regard des interviewées, à cette fatigue visible sur leurs figures. Cet épuisement, qui n’est pas propre au monde associatif bien entendu, n’en paraît pas moins endémique et nous rappelle que ce monde, profondément infusé dans les années 1970 par les idées autogestionnaires, est fragile et sensible à ces transformations très verticales et peu concertées.

Le bel avenir de l’associationisme

La professionnalisation des idéaux n’est pas sans risque. Mais l’est encore moins ce sentiment de « normalité » qui entoure l’organisation du travail et qui peut conduire à cet « impératif » : « Te plains pas, c’est pas l’usine ! » (titre d’un essai sur l’exploitation dans le milieu associatif français). Le documentaire le rappelle : la réinvention qu’on appelle de ses vœux pour rétablir la vitalité de la démocratie belge vaut aussi pour la vitalité de l’associationnisme. Il semble difficile d’imaginer celle-ci sans intégrer toutes les critiques et les idées qui ont fleuri ces dernières décennies, aussi bien dans les pensées féministes, sociales, antiracistes ou écologistes. Comme le projet associatif se réalise à travers son impact réel dans la vie des gens, il doit se réaliser dans l’organisation réelle des travailleuses associatives. Ce projet égalitaire apparaît lui aussi chez Michel Steyaert, dans son hypothèse bleue qui aurait pu être de la couleur des cerises.

Il est évidemment plus facile de mesurer ce qui cloche que l’apport, parfois invisible et diffus, de la pratique des associations. C’est aussi une question de temps : le temps économique et politique, qu’on a sans cesse besoin d’évaluer, de mesurer et de disséquer, n’est pas le temps associatif où une graine peut prendre ou pas, pousser ou pas, étendre ses racines sur des étendues impressionnantes… ou pas. Rien de mécanique là dedans, tout d’humain par contre. Ce modèle, présenté par des visages et, aussi, beaucoup de voix, parfois chantantes, dans 2121, hypothèses, associations se montre, en pleine lumière. Et malgré la courte durée du métrage, il esquisse des espaces, de fuite ou de création, encore bien plus vastes.

La première publique du film se tiendra le mardi 15 mars à 20h au Centre culturel Jacques Franck (Chaussée de Waterloo 94, 1060 Saint-Gilles), l’entrée est gratuite. Le CVB nous signale par ailleurs que si vous souhaitez organiser une projection, un débat dans votre association, vous pouvez contacter philipppe.cotte@cvb.be.

(Les images de la vignette et dans l’article demeure sous copyright du Collectif 21 et du CVB et sont utilisées à titre d’illustration.)