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Édito. Les champs de la bataille culturelle

Le 10 septembre dernier, une balle a traversé le corps de Charlie Kirk, emportant avec elle ce qui restait d’espoir de mener un débat apaisé dans une Amérique fracturée. Cet assassinat résonne de l’autre côté de l’Atlantique. Sans doute parce qu’il nous renvoie, tel un miroir déformant, à notre propre incapacité à échanger sereinement. Au travers de la trajectoire de cet influenceur d’extrême droite, c’est notre rapport au désaccord, à la controverse et au conflit politique qui est remis en question.

Kirk avait compris, avant nombre d’entre nous, que la bataille culturelle se joue sur deux terrains. Le premier, plus visible, est celui des idées. Sur les campus américains qu’il sillonnait depuis près de dix ans, il a poussé à l’extrême la caricature de ce qu’est devenue la discussion publique : un spectacle fait de clashs, binaires et humiliants, où l’objectif n’est plus de dialoguer avec l’autre et de le convaincre, mais simplement de le vaincre. Dans une analyse édifiante parue le 27 septembre, le New York Times décrit un canevas dans lequel ses opposant·es sortent systématique ment minorisés d’une arène où ils avaient finale ment peu de chance de gagner. Au cœur de cette conception dévoyée du débat, la mise en scène d’un échange argumenté devant une audience convaincue, s’opposant à la « bien pensance » des universités et aux idées dites wokes. Une contradictoire orwellienne, où le débat qu’on nous donne à voir n’en est pas un. Vidé de sens collectif, il n’est désormais plus qu’un cirque saturé d’affects, un théâtre de l’affrontement, qui fragilise la démocratie et met le feu aux poudres.

Le second terrain, plus insidieux, mais également plus décisif, est celui de l’organisation collective. Par une campagne permanente auprès des jeunes, des meetings dans tout le pays et une communauté numérique de plusieurs millions d’abonné·es, il a réussi à construire un groupe de militant·es capables de mener la bataille idéologique à ses côtés. S’il est confortable de mépriser ses rassemblements, leur indéniable succès sonne pourtant comme un douloureux rappel : celui de l’incapacité des progressistes à organiser leurs troupes de la même façon. Alors que nous débattons sans nous unir, Kirk unissait sans débattre.

À gauche, à force de croire que les idées se suffisent à elles-mêmes, nous en avons oublié que le débat exige des lieux, des cadres et des forces organisées.

En Belgique aussi, nos espaces de débat sont asphyxiés. Dialogue social neutralisé, grève criminalisée, culture fragilisée, presse attaquée, enseignement définancé : tout est fait pour affaiblir ces piliers qui permettaient au désaccord d’exister sans sombrer dans la violence politique.

Comme nous le rappelle Chantal Mouffe, la démocratie ne repose pas sur l’atteinte d’un consensus rationnel, mais sur l’acceptation du conflit. Considérer la politique uniquement dans sa dimension délibérative sans sa dimension agonistique (c’est à-dire, de lutte entre adversaires et non entre ennemis) serait la réduire à une affaire morale, dont l’objectif serait d’atteindre une chimérique vérité suprême.

À gauche, à force de croire que les idées se suffisent à elles-mêmes, nous en avons oublié que le débat exige des lieux, des cadres et des forces organisées. « Au bout des raisons, il y a la persuasion », nous dit Wittgenstein. Si l’extrême droite occupe les deux terrains cités ci-dessus, c’est parce qu’elle s’organise pour le faire, mais aussi parce que les progressistes s’en sont retirés. À nous de reconquérir ces deux champs de la bataille culturelle. Le premier, en réhabilitant le vrai dialogue : un espace de contradiction fécond, où l’on accepte d’être traversés par d’autres voix pour construire du commun, quitte à penser contre son camp. Dans les pages de Politique, c’est à cela que nous vous invitons. À réinvestir le débat entre progressistes, à faire de nos divergences le point de départ de nos convergences. Le second terrain, il nous faut le reconquérir en dehors de ces pages. Reconstruire des lieux, des collectifs, des mouvements capables de nous rassembler et inverser la tendance.

Réhabiliter le débat, réapprendre à nous organiser : deux tâches distinctes qui portent le même horizon. Si nous souhaitons encore peser sur le réel, il nous faudra d’abord accepter de nous y confronter.