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Les droits de l’Homme ne peuvent pas tout résoudre (critique)

Pour contrer une analyse du monde et de l’homme qui se réduise à l’économie, une idéologie abstraite des droits de l’homme ne peut suffire. Le programme politique de la gauche doit avant tout partir du vécu des gens, de leur condition humaine pour réussir.

Dans son livre, il me semble que Sophie Heine commet deux erreurs, la première, au sujet de Marx, conduisant à la seconde : le désir de fonder une pensée politique sur les droits de l’homme. En effet, Oser penser à gauche représente le matérialisme de Marx comme étant un économicisme, économisme que l’ouvrage, très justement, entreprend de critiquer. Or ce n’est pas Marx qui réduit le matérialisme à l’économie mais la lecture qu’en fait l’auteur. Si elle a probablement raison de dire que l’analyse des rapports entre infrastructure et superstructure économiques conduit Marx à ne plus voir que l’exploitation économique des seuls travailleurs, le matérialisme de ce dernier était, bien avant d’être économique, d’ordre strictement sociologique. Se pencher par exemple sur les manuscrits de jeunesse du philosophe ou sur Le Capital (et son effrayant chapitre consacré à l’« illustration de la loi générale de l’accumulation capitaliste » K. Marx, Le Capital, livre I, Paris, Gallimard, 1963, pp. 885-954 ) permet de constater que son matérialisme consistait avant tout à plonger dans la vie réelle des hommes. Il se distingue en cela de celui d’Engels, que S. Heine cite et semble identifier à Marx. Ces hommes, vivants, souffrants, sont relativement absents du programme politique théorique qu’elle trace à grands traits pour la gauche. Ce programme passe très (trop ?) rapidement sur les divers concepts qui font la théorie politique pour les synthétiser dans une belle et quelque peu irénique réconciliation. On perçoit mal le monde vécu sur lequel celle-ci se tisse, comme diraient les phénoménologues. Le monde vécu depuis lequel parle Marx est celui de l’ouvrier et sa description matérielle nous fait frémir aujourd’hui encore autant qu’un roman de Zola. L’aliénation, écrit-il produit « d’un côté le raffinement des besoins et des moyens de les satisfaire, de l’autre .du côté de l’ouvrier. le retour à une sauvagerie bestiale, la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin (…). Même le besoin de grand air cesse d’être un besoin pour l’ouvrier. L’homme retourne à sa caverne mais elle est maintenant empestée par le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation, si bien qu’il ne l’habite plus que d’une façon précaire, comme une puissance étrangère qui peut chaque jour se dérober à lui, dont il peut chaque jour être expulsé s’il ne paie pas » K. Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p. 186.

Absence de monde vécu

Le matérialisme de Marx n’est pas avant tout économique. Il veut consister, pour ainsi dire, en un plongeon direct dans les affres de la misère prolétaire de l’époque. Il tente de nous faire palper des doigts les étoffes trouées et sales des ouvriers, de nous faire goûter l’âpreté de leur quotidien à base de pommes de terre aigres, de nous faire sentir le froid glacé qui s’infiltrait dans les corons mal chauffés, de nous faire comprendre la violence et le désespoir de l’alcoolisme, l’horreur de l’esclavage des femmes et des enfants dans les mines. En cela, aurait dit Lefort, qu’aime citer S. Heine, le matérialisme de Marx veut être pure « exposition » « Relecture du Manifeste communiste », dans Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, pp. 195-212. Rien de plus, rien de moins. Ce matérialisme-là dénonce, au même titre que les conditions du salariat, les conditions de vie des femmes, des enfants ou de la minorité qu’était à l’époque le lupen-prolétariat. Et les principes de cette dénonciation sont inscrits immédiatement dans les conditions matérielles des vies misérables, pas dans le ciel abstrait et immuable des droits de l’homme. Bien entendu ces principes ouvrent une porte vers les droits de l’homme, mais ceux-ci sont alors à entendre comme des universaux concrets, émergeant de situations particulières qui donnent une prise sur les réalités vécues des ouvriers ; des réalités qui sont grosses par ailleurs de rapports sociaux associatifs, mutuellistes et coopératistes qui offrent des micro-exemples d’organisations politiques alternatifs et plutôt libertaires qui s’élaborent non pas dans le ciel des idées, au carrefour de diverses doctrines synthétisées, mais ici et maintenant dans la contingence et l’enchevêtrement de vies auxquels on ne donne pas immédiatement et facilement sens (une crèche autogérée, une coopérative d’achat collectif…).

Dès lors qu’il n’est pas perçu à quel point le matérialisme de Marx exige avant tout de partir de la matière de vécus, il devient possible de se mettre à voyager dans la sphère idéalisée des droits humains.

On aurait apprécié peut-être que S. Heine, dans ce bel ouvrage, cèle sa suggestion idéologique sur le socle d’un tel matérialisme. Mais elle opte plutôt pour une critique qui reste dans la sphère des mots qui s’entrechoquent. Les concepts de l’ouvrage font parfois penser à ces superbes collections de papillons épinglés dans des boîtes : leurs couleurs restent belles, leurs formes harmonieuses mais leur spectacle rappelle aussi que, vivants, et replacés dans le monde, ils n’en seraient encore que plus admirables. Ainsi donc, à un matérialisme « économiciste », elle oppose une idéologie des droits de l’homme qui ne convainc pas entièrement. En effet, si elle critique l’idéalisme éthique du marxisme, son plaidoyer en faveur des droits de l’homme semble en être un autre. Dès lors qu’il n’est pas perçu à quel point le matérialisme de Marx exige avant tout de partir de la matière de vécus, il devient possible de se mettre à voyager dans la sphère idéalisée des droits humains et de remplacer la référence idéale du Dieu chrétien par un autre Dieu : l’Humain.

Un propos consensuel

Car S. Heine procède un à geste relativement kantien qui consiste à faire de l’homme un Dieu. C’est ce que fit à l’époque Feuerbach et ce que firent encore récemment des auteurs cités par S. Heine comme L. Ferry L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996 et A. Renaut, ou plus près de nous, G. Haarscher Philosophie des droits de l’homme, Bruxelles, PUB, 1993. La nouvelle idéologie qu’elle propose, à l’instar de l’humanisme de ces trois derniers, peut être perçue au bout du compte comme une exigence de respect des droits minimaux (ne pas être offensé, maltraité, dans son intégrité physique ou culturelle, avoir un droit de propriété, un droit d’égalité…). Il s’agit en ce sens d’une éthique idéalisée et définie négativement puisqu’il s’agit de considérer l’être humain comme une victime potentielle qui ne cherche pas un projet de société mais une défense de droits dont beaucoup de monde convient depuis un certain temps. Oser penser à gauche peut donc à ce titre, et à ce titre seulement, apparaître parfois quelque peu consensuel. Personne n’est contre les droits de l’homme et les ennemis de ce livre ne seront guère nombreux, même à droite. Ainsi, en en restant à un très haut niveau de généralité (celui des droits de l’homme), plusieurs pages, rédigées à un égal niveau d’abstraction, semblent présenter comme des exigences radicalement nouvelles de cette idéologie (qui est en somme un libéralisme de gauche) des progrès que des démocrates de tous bords jugeront nécessaires : des droits écologiques, des droits culturels, une véritable égalité homme-femme (p. 59), la protection de la liberté individuelle, une meilleure redistribution de l’impôt (p. 63), des pouvoirs publics qui cherchent à permettre à chacun de bien vivre matériellement, (p. 178), bref, une souveraineté politique qui veuille le bien du peuple.

L’homme et sa raison deviennent ici de nouvelles formes de transcendances. Ils remplissent le rôle du sujet de la « loi morale » que Kant héritait déjà du christianisme.

C’est donc même parfois des états du monde social déjà existants qui sont avancés pour objectifs par une politique des droits de l’homme (un état souverain – p. 120, une certaine dose de concurrence ou de propriété privée acceptables – p. 43, un contrôle de l’exécutif par le législatif, une autonomie relative du gouvernement local, une justice indépendante – p. 70…). Et n’est-ce pas en se construisant sur les droits de l’homme que bien des ONG interviennent dans le Sud depuis trente ans avec des résultats très mitigés ? Ces mêmes droits de l’homme, puisque vagues et désincarnés, sont aisés à revendiquer par tous les types de discours politiques. À nouveau, l’on peut se demander : quelles matières concrètes de la vie sociale ces droits prennent-ils à bras-le-corps ? Le droit de l’homme des uns pourra toujours être opposé au droit de l’homme des autres parce que, précisément, leur aspect global et détaché des contingences permet à tout un chacun de s’en réclamer (par exemple le droit à l’autodétermination flamande contre le droit à la sécurité sociale francophone, le droit culturel de porter le voile contre le droit politique à la laïcité…). L’homme et sa raison deviennent ici de nouvelles formes de transcendances. Ils remplissent le rôle du sujet de la « loi morale » que Kant héritait déjà du christianisme. L’ouvrage de Sophie Heine comporte, par-devers lui, une dimension idéaliste. Les droits de l’homme y deviennent le substrat moral commun que l’auteur entendait évacuer. Comme le dirait E. Delruelle, il s’y « manifeste un désir de juger ce qui existe à partir d’une référence au-delà ». Le matérialisme dont je m’inspire ici est proche du sien, de celui de Marx, Deleuze et Foucault. Il s’agit d’un matérialisme qui « s’efforce de faire persévérer ce qui existe, de l’amener à un maximum de vie et de puissance en le libérant des tribunaux imaginaires », fussent-ils ceux des droits de l’homme L’humanisme, inutile et incertain ?, Bruxelles, Labor, 1999, p. 84. « Ce qui existe » c’est par exemple les tentatives associatives et coopératives libertaires évoquées. La tâche est ardue car hasardeuse : éviter de se référer à quoique ce soit, si ce n’est à de situations concrètes, pour exiger des droits nouveaux, chercher à donner de la puissance à des désirs, à des formes de vie existantes d’ores et déjà politiques P. Chanial, « La délicate essence de la démocratie : solidarité, don et association », Revue du MAUSS, n°11, 1998, pp. 28-43 , aider tel groupe social à accéder à la capacité d’énoncer de façon articulée sa situation plutôt que de la laisser à l’état de pathos suscitant l’indignation humaniste… Voici autant de tâches dont on ne sait sur quel modèle politique elles déboucheront, puisqu’elles ne se théorisent que dans la contingence, sans points de référence absolus, sans fondements ni horizons aucun. Deleuze dirait que le sujet n’existe que « comme forme dérivée et contingente ». Foucault dirait que « l’homme n’est pas une vérité éternelle mais une configuration historique » dont l’avenir est incertain E. Delruelle, idem, pp. 79-80. On peut préférer cette incertitude à l’apaisement que constitue la référence salvatrice aux droits de l’homme érigés en « droits naturels et éternels ».

Effraction sociale

C’est en partant des luttes des femmes au Maghreb plutôt qu’en brandissant une charte que l’on a une chance (insistons sur l’incertitude) de mettre à mal les théocraties et leurs charias. Et il faudra par ailleurs accepter d’étudier la façon dont ces femmes reformulent les droits de l’homme à leur guise en fonction de leur situation « dérivée », à titre de « configuration historique » qui ne ressemblera probablement en rien à notre Humanisme. Là encore S. Heine voit juste sur la façon dont les droits de l’homme se déclinent différemment en fonction des cultures (p. 92) et doivent rester ouverts à de nouveaux progrès (p. 58). Mais si l’on accepte d’envisager ces déclinaisons depuis leurs bases matérielles (conditions de vies, d’expressions…), l’on risque d’être bien obligé de constater que les notions morales qui entendent les saisir à l’échelle des droits de l’homme sont trop générales pour permettre de véritablement les palper et créer des transversalités avec d’autres luttes. C’est d’ailleurs ce dont l’auteur a elle-même l’intuition dès lors qu’elle parle des luttes qui ne sont plus exclusivement celles de la classe prolétaire mais celles de tous les « sans » (sans emplois, sans toits, sans papiers…). Par exemple, si l’on parvient à tisser de telles transversalités entre travailleurs et sans papiers ce ne peut pas seulement être en se référant au droit de l’homme que serait la dignité. Mais, écrit S. Heine, contre les théories identitaires évoquées plus haut, c’est aussi et surtout en remarquant que le travail au noir des seconds peut concurrencer le travail légal des premiers (et leur faire risquer le chômage). Les uns et les autres peuvent alors se rejoindre dans la lutte pour la régularisation (p. 174). Peu importe au bout du compte qu’une structure morale, un droit de l’homme (« la dignité »), vienne chapeauter cette lutte ou non. Des travailleurs font soudain effraction dans l’espace public pour défendre des sans papiers. C’est à ce genre de secousse sociale, aux irrégularités, aux accidents disparates plutôt qu’aux structures universelles que la gauche devrait aussi prêter attention. Face à eux, les droits de l’homme ne fondent rien. Ils sont éventuellement appelés à être redéfinis en en tenant compte. Marx ou Proudhon n’avaient probablement pas tort de s’en prendre au « droit de propriété » tel qu’ils pouvaient le lire dans l’article 2 de la déclaration de 1789. Ce qui ne les empêchait pas de s’autoriser à parler de droit de propriété collective (communiste pour l’un, associationniste pour l’autre) qui si l’on veut, en est une déclinaison. Mais une déclinaison dont le contenu est à ce point différent de ce que qu’entendaient les révolutionnaires libéraux que continuer à y voir un « universel » semble être un exercice un peu forcé. L’ouvrage de S. Heine, très richement documenté et, à plusieurs égards, imparable dans ses argumentations, convoque obligatoirement le genre de débat ci-dessus esquissé. Ouvertement normatif, il est même une perche courageuse tendue à la critique. Tout qui se prétend de gauche aujourd’hui doit impérativement le parcourir et, ensuite, s’en servir pour forger son propre argumentaire de combat.