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Les droits humains et leurs ennemis

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Une recension du dernier ouvrage de Justine Lacroix et de Jean-Yves Pranchère consacré à une défense des droits humains et une critique de leur remise en cause par la droite… et aussi une partie de la gauche.

Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? Le titre de l’ouvrage est bien sûr un pied de nez. Il annonce immédiatement l’ambition polémique de Justine Lacroix et de Jean-Yves Pranchère[1.Qui furent respectivement, il faut le signaler, la directrice et le lecteur du mémoire qui j’ai défendu à l’ULB en 2015.], professeures[2. Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.] de philosophie politique à l’Université Libre de Bruxelles : renvoyer dans les cordes toutes les critiques réactionnaires des droits humains en déconstruisant leurs argumentaires. Sur ce point, disons le immédiatement, le livre est une franche réussite. En quatre chapitres ramassés et faciles d’accès, il démonte cette idée générale et flottante qui voudrait que les droits humains fondamentaux soient, par essence, à la source de tous les problèmes de notre époque.
Observant respectivement la question de la démocratie, celle du capitalisme, celle des mœurs, et finalement, celle de la citoyenneté, les autrices décrivent l’avènement d’un mythe, celui du trop de droits ou d’une hégémonie des droits fondamentaux qui dénaturerait la société et déforcerait l’individu. La fameuse et fumeuse « religion des droits de l’homme » sur laquelle les intellectuelles réactionnaires fatiguent leur rhétorique à longueur de pamphlets, de billets et de sorties télévisuelles. À l’inverse, J. Lacroix et J.-Y. Pranchère montrent bien que l’extension du capitalisme à toutes les sphères de la vie ou encore l’affaiblissement de la démocratie représentative par des modes de gouvernements de plus en plus autoritaires et sécuritaires ne se  font pas sous l’égide des droits humains mais bien contre ceux-ci.
Si les autrices reconnaissent que les droits humains ont pu être instrumentalisés, par exemple par l’empire américain dans son jeu de domination géopolitique, elles détachent clairement l’utilisation discursive et rhétorique qui en est faite de l’importance de leur usage dans un régime politique démocratique. De la même manière, la tendance du néolibéralisme à favoriser certains droits (en particulier celui de propriété) sur d’autres (ceux au travail, à la sécurité sociale, à la libre circulation des personnes…) est pointée dans le livre et permet de démontrer la faiblesse conjoncturelle des droits humains à notre époque et non leur respect dogmatique fantasmé par le camp conservateur. Difficile donc de ne pas rejoindre les autrices dans leur démonstration générale… mais les choses sont-elles aussi évidentes en ce qui concerne le modèle philosophique sur lequel elles s’appuient ?

Rawls, Lefort… et Jaurès ?

En effet, Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? part aussi du principe, exposé en filigrane, que les droits humains forment le socle d’une alliance objective entre les tenants de l’émancipation. Les droits humains fédérant contre eux les néoconservateurs et les néolibéraux, qui les limitent systématiquement, ils devraient servir d’étendard ou, au moins, de point de ralliement aux forces désirant réellement une société libre et égalitaire. Les autrices s’inscrivent clairement dans une vision progressiste du libéralisme et semblent appeler les forces situées sur leur gauche à la raison : ne sombrez pas dans une critique facile des droits humains, rejoignez-nous plutôt dans la défense (et peut-être l’extension ?) de ceux-ci…
Or, si J. Lacroix et J.-Y. Pranchère prennent soin, dans leur critique du capitalisme et du néolibéralisme, de mobiliser des sources philosophiques situées clairement à gauche, la conclusion de leur ouvrage peut laisser perplexe. Réalisant une typologie des individualismes, ils défendent un entre-deux (p. 96-97) ; non pas la vision d’un individu « propriétaire de soi » propre au libéralisme classique, non pas un individu « entrepreneur de soi » propre au néolibéralisme mais bien un individu « souverain sur soi » censé représenter un libéralisme démocratique et social dans lequel elles voient converger des pensées aussi différentes que celle de John Rawls, de Claude Lefort et… de Jaurès.
Même si l’ambition de leur livre est clairement polémique et qu’elles ont pu développer leurs réflexions philosophiques plus longuement dans le Procès des droits de l’homme (publié chez le même éditeur en 2016), il est difficile de ne pas considérer les contradictions fortes opposant plusieurs références présentées dans l’ouvrage pour déconstruire la critique réactionnaire des droits humains. Prenons l’exemple de Claude Lefort : les autrices mobilisent son concept de « lieu vide du pouvoir » qui établit qu’en démocratie, le pouvoir ne doit jamais s’incarner dans un individu particulier, un groupe d’individus ou un parti ; qu’il n’est « le pouvoir de personne » (p. 18). Cette conception de pouvoir est effectivement très efficace pour lutter contre le potentiel totalitaire des formes modernes du politique et pour prévenir la pente plébiscitaire qui peut faire basculer un régime démocratique dans la dictature.
Mais il a aussi été pensé, par Lefort, comme un verrou pour éviter une transformation radicale de la société, chère à son frère ennemi, Cornelius Castoriadis. Pour Lefort, un changement radical et conscient, même collectif, des institutions démocratiques dans leur ensemble semble déjà porter en germe le basculement vers l’indifférenciation du politique, du juridique et du social. Même si sa conception de la démocratie a varié, il n’est pas besoin de convoquer le « dernier Lefort », celui qui a glissé vers un centrisme conservateur, pour signaler que sa théorie démocratique est avant tout basée sur l’équilibre et un principe de recréation limité et encadré ; à l’inverse de celle de Castoriadis qui tient plus d’une théorie du mouvement et de recréation radicale, et sans doute perpétuelle, des institutions pour viser l’autonomie.
J. Lacroix et J.-Y. Pranchère mobilisent aussi la pensée de ce philosophe de la démocratie radicale (p. 79) pour montrer comment l’argumentaire conservateur détourne la critique du capitalisme vers la critique des droits humains. Mais les théories de Lefort et de Castoriadis sont pour le moins antagonistes : leurs livres se répondent souvent directement et le travail de sanctuarisation du pouvoir politique a été réalisé par Lefort comme une tentative de négation de la théorie plus radicale de Castoriadis, pour qui le concept de démocratie représentative est un pléonasme. Cela n’empêche pas Castoriadis de penser que les droits humains étaient nécessaires – cependant, il était persuadé que leur application devait toujours rester en partie théorique dans une société hétéronome et qu’une société autonome entreverrait de nouveaux droits désirables et fixeraient ses propres fondamentaux. Il ne leur accordait pas non plus de centralité dans l’imaginaire démocratique, à la différence du processus d’autonomie lui-même.
Ainsi, la défense des droits humains peut s’opérer selon plusieurs angles, qui sont tous mobilisés par les autrices pour affronter les tropes conservateurs. Mais, dans leur conclusion, elles appliquent un programme philosophique beaucoup plus étréci, dans lequel seule une sociale-démocratie débarrassée de toute velléité de lutte des classes ou même de conflit de classes, peut se retrouver. Et elles semblent tomber dans un écueil que les radicaux reprochent justement aux libéraux progressistes : lier les droits humains à une idéologie libérale spécifique. La synthèse présente dans une bonne partie de l’ouvrage m’a, je dois le dire, manquée dans ses conclusions.

Michéa et la gauche réactionnaire

Cette synthèse aurait été d’autant plus précieuse que Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? ne semble pas s’adresser qu’aux libéraux progressistes convaincus. Bien sûr, il entre dans le champ d’une polémique avec des auteurs conservateurs, voire des libéraux sociaux tentés par le décadentisme ou l’autoritarisme, mais il revient aussi sur une dérive des critiques de gauche des droits humains et en particulier sur la figure de Jean-Claude Michéa. Celui-ci est parvenu à imposer à une partie de la gauche radicale une vision profondément réactionnaire des droits humains.
Sa thèse sur les libéraux-libertaires, les droits humains au service du capitalisme et l’égalité absolue entre toute forme de libéralisme économique et le libéralisme politique, donc aussi le « droit de l’hommisme », a aggravé les fractures ouvertes à gauche par l’effondrement de plus en plus sensible de sa capacité à peser sur le cours du monde.
Cette fracture n’a évidemment pas attendu les thèses de J.-C. Michéa. Depuis les années 1990, au moins, un débat ne cesse d’opposer les tenants de la primauté du social à ceux de la diversité des identités. (Cette opposition, binaire, est à mon avis réductrice et cache surtout des désaccords et des frustrations organisationnelles, générationnelles… et elle devrait intégrer un troisième pôle, celui des écologistes et des anti-utilitaristes pour qui la question environnementale prime sur toutes les autres.) Mais J.-C. Michéa a su donner à l’aile la plus conservatrice du camp social une nouvelle mythologie en faisant remonter l’origine de nos défaites à l’alliance objective entre le libéralisme progressiste et le mouvement ouvrier pendant l’Affaire Dreyfus. J. Lacroix et J.-Y. Pranchère règle rapidement son compte à J.-C. Michéa et mettent en lumière ses inconnaissances (p. 63) et sa lecture pour le moins partiale des liens entre néoconservatisme et néolibéralisme (p. 33).
Cette déconstruction est salutaire et indique, à mon avis, que l’ouvrage des deux autrices est aussi dirigé vers les adeptes de cette gauche réactionnaire, dont les racines s’enfoncent souvent dans un mélange de néomarxisme mélancolique et de critique de la technique faisant feu de tout bois. Or, l’ouvrage n’offre comme alternative que la figure de Jaurès (p. 94), présentée comme celle du bon socialiste démocrate. Comme si la généalogie des droits humains devait forcément passer par le libéralisme et ne pas intégrer toutes les penseuses et les actrices révolutionnaires qui, depuis la Révolution française, avaient fait des droits humains un premier pas sur le chemin d’une société égalitaire. Historiquement, peut-on dire que John Stuart Mill ait fait plus que Marx pour l’avancée des droits humains ?
Que les parlementaristes libéraux aient fait avancer les droits humains à une vitesse plus soutenue que les grèves et les actions du mouvement ouvrier ? Si J.-C. Michéa a raison sur une chose, c’est sur l’importance de l’alliance intermittente, inégale et tumultueuse entre libéraux et radicaux, réformistes et révolutionnaires ; lui la voue aux gémonies et y voit le début de la fin, d’autres pourraient dire qu’elle seule a permis l’amélioration concrète de la vie des classes populaires et la création de l’État social au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Seulement, J. Lacroix et J.-Y. Pranchère semblent faire comme si les libéraux sociaux et les sociaux-démocrates actuels étaient encore jauressien… Comme si une application réelle et concrète des droits humains (et notamment de leur dimension sociale) faisait réellement partie de l’agenda des forces libérales parlementaires. Cet agenda, depuis des décennies, est pourtant gouverné par les thèses néolibérales et, depuis quelques temps, par les idées sécuritaires et identitaires de l’extrême droite.
Le néolibéralisme a précisément prospéré et acquis son hégémonie en mettant en compétition les néoconservateurs d’un côté et les libéraux sociaux de l’autre, avec pour constante de détruire et de nier l’entièreté du camp radical. Les libéraux, devant le choix d’une alliance avec les néolibéraux ou avec les radicaux, ont presque systématiquement choisi les premiers.

Le libéralisme en actes

La même constatation peut être réalisée au niveau de la sphère des idées et le récent ouvrage de Thomas Piketty en donne une bonne illustration. Dans son Capital et idéologie, il développe une critique et un programme social-démocrate consistant, que n’auraient sûrement pas renié les socialistes démocratiques du début du XXe siècle. Pourtant, sa proposition d’un « socialisme participatif » a été accueillie comme une marotte parfaitement inapplicable, ayant le mérite d’une certaine fraîcheur et d’une fantaisie qui fait sûrement bien rire les salons macronistes. Son impact sur les mouvements pouvant se réclamer d’un libéralisme social (comme le PS ou EELV en France) semble sinon nul, en tout cas purement symbolique. On pourrait faire le même constat des écrits de Bernard Friot, plus radical que T. Piketty, mais dont les réformes politiques sont aussi parfaitement solubles dans une approche réformiste.
Les droits humains ne rendent certainement pas idiots mais ils ne font plus rêver. Ils ne participent pas à briser le sentiment d’impuissance de la gauche et à revitaliser son imaginaire. Tout au plus (et ce n’est pas rien), ils s’inscrivent dans la défense des acquis du mouvement ouvrier et de celui des libertés civiles. Ils sont devenus, par la force des choses, une pensée défensive. J’ai bien conscience de mobiliser ici une expérience personnelle et donc fortement subjective, mais ce que j’ai pu observer, dans les cercles universitaires, me fait croire que la frustration, le sentiment d’impuissance et le déclassement sont les principaux moteurs de la conversion réactionnaire d’une partie des jeunes intellectuelles. Les ouvrages d’un J.-C. Michéa et d’autres font simplement office de déclencheurs mais c’est bien le double ressenti de fatalité vis-à-vis du capitalisme et du manque cruel de destinées professionnelles dans celui-ci qui convertit de nombreux esprits au « c’était mieux avant ».
Il me semble impossible de rendre les droits humains désirables, dans cette ère de confusion et TINA omniprésent, sans les adjoindre à des actes émancipateurs. La critique du néolibéralisme et du néoconservatisme n’est tout simplement pas suffisante, ni pour la gauche radicale, ni pour la gauche tout court. Ce que l’ouvrage de J. Lacroix et J.-Y. Pranchère appelle, dans sa conclusion, à savoir un « ethos et des institutions de l’égalité et de l’autonomie collective » (p. 98) ne manque plus d’avocats mais de militants. Et d’une capacité retrouvée des forces libérales, telles que définies par les autrices, et des forces radicales, à s’allier pour abattre le monolithe néolibéral et ouvrir une nouvelle phase d’extension de l’autonomie.


Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Seuil, 2019, 11,80€.