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Les drôles de costumes de l’identité

Nos identités sont-elles taillées dans le marbre ou épousent-elles toute la variété des situations que nous rencontrons au cours de notre vie ? Question plus politique qu’il n’y paraît tant elle est au cœur des actuelles polémiques sur le vivre-ensemble, le « communautarisme » et plus généralement sur la manière de poser des choix collectifs. Devenir autre, dernier ouvrage en date de David Berliner, s’engouffre dans les méandres de ce qui fait que nous nous disons « nous ».

Posez-vous un instant la question : si quelqu’un vous demandait de vous définir, de dire en quelques mots, qui vous êtes, comment lui répondriez-vous ? Vous listeriez sans doute une série d’informations sur vos différents statuts et de qualificatifs censés vous décrire globalement – énergique, flemmarde[1.Dans cet article le féminin fait office d’indéfini.], aventureuse, timide, speed… Vous évoqueriez peut-être vos préférences politiques ou vos convictions, philosophique ou encore religieuse, et vos passions pour le moto-cross ou la lecture. Dans cette masse de déclarations sur vous-même (peut-être sincères, peut-être pas), y a-t-il une chose qui vous définisse entièrement ? Qui permette de coller sur votre individualité une identité unique, fixe, qui évolue peut-être, mais qui soit assez stable pour que vous ne doutiez pas de son existence et de sa solidité ?

Dans son dernier livre, Devenir autre[2.D. Berliner, Devenir autre, La Découverte, 2022, 174 pages.], l’anthropologue David Berliner explore la question de l’identité qui est aujourd’hui centrale dans le débat public. À rebours des définitions « fixistes » et d’une vision unidimensionnelle, il propose au contraire un voyage dans le « devenir autre », dans toutes ces pratiques ou ces rituels sociaux donnant aux individus des espaces pour explorer d’autres « soi » ou pour affirmer, dans ses tensions ou ses contradictions, l’existence de leur « soi » multiforme. Son livre, construit autour d’une panoplie de cas pratiques déclinés en chapitres, interroge aussi bien des pratiques artistiques très valorisées (comme l’écriture littéraire sous pseudonyme) que des activités encore largement déconsidérées ou rangées dans la catégorie des hobbies « infantiles » (comme le cosplay ou les GN[3.Le cosplay consiste à se déguiser en personnages souvent issus de la pop-culture, des comics ou des jeux vidéo. Les cosplayeuses se réunissent lors de conventions, organisent des concours, réalisent souvent elles-mêmes leurs costumes. Les GN (pour grandeur nature) sont des jeux de rôle géants où les participantes incarnent un personnage original ou non dans des espaces larges, en mettant en scène des scénarios souvent issus des littératures de genre (fantasy, fantastique, etc.) ou de grands évènements historiques.]).

Disons déjà que, comme à son habitude, David Berliner bâtit un édifice que se veut accessible, malgré, parfois, le vocabulaire universitaire d’usage. Il ose se placer, dans une tradition anthropologique qu’il invoque et questionne, comme un enquêteur-acteur ; son propre cas sert à l’analyse qualitative au même titre que ceux des personnes qu’il interroge. Ajoutons enfin qu’il se place lui-même dans une posture qui n’est ni celle d’un pure relativisme « nihiliste », ni celle de « la perspective queer du tout-liquide » (p.10). Un peu funambule, il file un concept d’identité hétérogène, c’est-à-dire composée d’une variante de composantes.

Un « soi » multifacette

En effet, ses travaux le portent vers un soi plastique, qui s’adapte en fonction des situations, des vécus, des désirs, bref qui n’est pas un simple programme réagissant toujours de la même manière au même stimulus ou alors un être métaphysique mû à jamais par les mêmes lois (loup pour Hobbes ou agneau chez Rousseau). Cette plasticité s’incarne, et c’est le fil rouge de l’ouvrage, dans toute une variété de costumes, qu’il soit littéralement une couche de vêtements qui s’ajoute aux corps ou alors des attitudes empruntées, inventées, quand on joue à être autre.

Souvent, ces deux réalités se recoupent d’ailleurs : ses entretiens avec des pratiquantes du cosplay montrent que, certes, le déguisement est au centre d’un processus de copie d’un personnage fictionnel mais qu’au-delà de la métamorphose, il est aussi l’occasion de devenir tel que le personnage lui-même, d’incorporer ses qualités supposées ou désirées. Cela peut permettre à une femme qui se décrit comme « effacée » d’affirmer et d’habiter des qualités qu’elle juge désirables, d’être comme son personnage « forte », « humaine » ou encore « flamboyante » (p. 42). Le chapitre « Devenirs animal » expose des cas encore plus frontaux du même processus. Ainsi de quelques personnes souhaitant devenir des animaux, de la chèvre au blaireau, allant jusqu’à se déguiser pour vivre réellement avec « leurs semblables ». Si les histoires évoquées sont plus franchement expérimentales, voire intellectuelles, que la pratique plus populaire du cosplay, il y a là encore cette volonté de se laisser envahir par un autre rapport au monde, sans doute idéalisé, et de vivre l’expérience de la différence radicale qu’on ressent pourtant « en soi » comme une pente, un désir d’être.

Si David Berliner évoque également les sosies, les comédiennes et les écrivaines se cachant derrière un pseudonyme (ou même un antonyme, soit pas seulement une signature mais un alter-ego), donc des cas où cette plastique du soi fonctionne à l’initiative de l’individu, de son activité ludique ou artistique, de ses désirs, il ne manque pas de souligner qu’on a parfois assigné l’autre de l’extérieur. L’expérience du soi multiple n’est pas toujours heureuse. C’est le cas notamment pour toutes les catégories stigmatisées ou minorisées. La littérature décoloniale, et avant elle des militants antiracistes, a déjà largement abordé cette question du « mimétisme » des colonisés et les problèmes d’identité contradictoire qui peuvent en découler ; pour reprendre une citation du grand sociologue et historien afro-américain W. E. B. Du Bois : « Chacun sent constamment sa double nature – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir (…) » (p.147[4.La citation d’origine vient de W. E. B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, La Découverte, 2007 (1903), p. 11.]).

Post-modernité versus universalisme ?

Devenir autre s’inscrit évidemment en plein dans les grands débats de notre époque. La question de l’identité et notamment des politiques identitaires sont prégnantes dans l’offensive idéologique de la droite[5.Il y a quelques années encore, on aurait sûrement du écrire de « l’extrême droite » mais la porosité des droites conservatrices « classiques » aux thèmes identitaires est si forte qu’il faut aujourd’hui généraliser.], et participe d’ailleurs à sa radicalisation d’année en année. En plein cœur de l’été, le président du MR en offrait un exemple éclatant en mettant en avant un « micro-trottoir » faisant la part belle aux peurs sur la décadence et la perte de notre identité[6.C. Boileau, « Propos « limites » en vidéo : une mise en avant voulue par le MR », L’Avenir, 9 août 2022.]. Le thème classique du « on n’est plus chez nous ». De l’autre côté du spectre, les recherches sur le genre ou encore la décolonisation pose aussi la question de l’identité, du besoin de dépasser le cadre d’un universalisme classique trop prompt à casser les individus en leur imposant des cadres identitaires trop normés. Si ces débats sont trop souvent outranciers dans les médias, de part leur nature et surtout l’enjeu politico-culturel qu’ils représentent, ils n’en demeurent pas moins une des grandes question posée à la société actuelle et, par extension, à la gauche : quel modèle doit l’emporter ? La défense d’une identité sans aucun doute mythifiée, restrictive, sécuritaire, mais qui a aussi été la locomotive de tout une partie des forces progressistes ? Ou la construction de nouveaux rapports, souvent déjà en invention dans la réalité, multiples, fluides ou liquides pour certaines, dépassant en tout cas la figure de l’Homme souverain, agissant d’un piédestal uniformisant ?

David Berliner ne plonge pas directement dans la mêlée – est-ce son rôle ? – mais a très conscience d’où il écrit (voir notamment p.162-163). Son travail, s’il demeure celui d’un anthropologue et d’un chercheur, met en lumière toute la continuité théorique et historique d’une conception réflexive de l’identité et surtout l’actualité et la réalité de son hétérogénéité quotidienne. Jouer à devenir autre n’est pas neuf mais les pratiques (vidéo)ludiques contemporaines ont certainement contribuer à démocratiser les possibles identités à revêtir ou à investir. Et loin de correspondre à l’image d’Épinal, d’ailleurs très prisée dans la science-fiction du XXe s., de sociétés humaines en pleine déliquescences, gouvernées aveuglément par les jeux, Devenir autre montre comment on peut gagner en puissance derrière un masque, développer ses meilleures qualités ou même se « découvrir ».

Au fond, les débats sur l’identité demeurent des débats moraux. Certes, le terme est sans doute galvaudé par son utilisation religieuse et conservatrice mais ce qui est en jeu, à travers des volontés politiques croisées, c’est bien de lutter pour des mœurs conçues comme bonnes par essence (pour les mouvements identitaires) ou émancipatoires si elles sont libérées des contraintes normatives (pour ce qu’on définira, faute de mieux, par les nouveaux mouvements militants). Or, la pratique anthropologique de David Berliner montre comment les expériences, réelles et en cours, des subversions identitaires peuvent être libératoires ; et comment, dans les cas plus douloureux des déchirements (par exemple pour l’identité juive, p. 141) ou des identités contraintes, il est urgent d’apporter collectivement des réponses.

Prospective : hétérogénéité de l’identité politique

Il est aussi des promesses qui se cachent dans la lecture de Devenir autre, des champs non investigués par l’auteur mais qui pourraient l’être, notamment dans une approche mêlant anthropologie et sciences politiques. Quel pays mieux que la Belgique pourrait en effet constituer un terrain d’étude des identités politiques plurielles et complexes ? Ainsi, bien sûr, des divisions communautaires – est-on belge ou flamande ou francophone ? Est-on francophone ou Wallonne ou Bruxelloise ? L’est-on d’abord ou l’est-on également ? Comment vit-on son unitarisme chez les conservateurs du MR et les marxistes du PTB ? Ou son régionalisme dans des syndicats tourmentés par la question de la sécurité sociale ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini mais il suffit de pointer un autre fait politique marquant : alors que les identités politiques belges sont par définition (on pourrait presque dire, par obligation) multiples, son paysage partisan a au fond très peu changé ces dernières décennies – aucun parti issu des trois grandes familles éclatées par la frontière linguistique n’a par exemple disparu.

Il faudrait interroger cette coexistence des très multiples étiquettes identitaires et l’obsession de la stabilité et du compromis qui structure nos institutions. Car si les règles du jeu, notamment électoral, pèsent forcément sur les comportements politiques – comme d’ailleurs les médias et leur inclinaison « centriste » – des processus individuels doivent aussi être à l’œuvre. Quid d’une anthropologie politique des électrices et plus largement des citoyennes ? À une époque où le tocsin sonne régulièrement pour avertir d’un effondrement de la confiance dans les institutions, les politologues auraient tout intérêt à se servir dans la boite à outils des anthropologues, à effectuer un grand virage qualitatif, pour mieux comprendre les désirs de politique.

Car après tout, la politique n’est-elle pas, elle aussi, une scène ? Et toute pratique de la démocratie n’implique-t-elle pas une dimension de devenir autre ? De s’imaginer dans les habits de l’autre, de celle avec qui on discute, et d’incarner aussi plusieurs autres, à travers le mandat du plus représentatif au plus direct ? Il est certain que d’autres lectrices trouveront chez David Berliner d’autres pistes, d’autres perspectives et c’est ce qui fait aussi la richesse de son ouvrage : ouvrir à travers la réflexion des chemins neufs et faire de la recherche une poïétique[7.Du grec poiétês, racine qui relie aussi bien poésie et politique dans notre langue.], c’est-à-dire, aussi, une création de sens.

(Image de la vignette et dans l’article sous copyright des éditions La Découverte, utilisée ici à des fins illustratives.)