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Les équations du pouvoir

© UN Photo/Eskinder Debebe
« Cha­que génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »

Cet article a paru dans le n°122 de Politique (mai 2023).

Phrase étonnante, car elle fut prononcée par Albert Camus en 1957, au beau milieu des Trente Glorieuses, quand une pros­périté exceptionnelle s’accompagna d’un opti­misme technologique débordant. En Europe, dans ces années-là, la société d’abondance semblait à portée de main. Soudés autour du pacte social de la Libération, travail et capital s’employaient à « refaire le monde » la main dans la main.

Anachronique à l’époque, ce propos du prix Nobel de littérature n’a jamais été aussi actuel. Les ­luttes des mouvements sociaux n’ont désor­mais plus pour objectif d’engranger de nouvelles avancées, mais d’éviter de nouvelles reculades. Peut-on encore décemment chanter « Du passé faisons table rase » quand la liquidation du passé qui s’opère sous nos yeux nous mène à la catastrophe planétaire ?

« Empêcher que le monde ne se défasse » : n’est-ce pas le cœur de l’engagement écologiste qui est petit à petit en train de remplacer le vieux logiciel pro­ducti­viste de la gauche ? Longtemps, celui-ci consti­tua ­l’unique moteur du mouvement ouvrier : l’em­ploi, les salaires et le pouvoir d’achat, et vive la crois­sance pour financer le tout. Mais, désormais, l’adver­saire capitaliste n’est plus seulement celui qui refuse de partager équitable­ment les fruits d’une crois­sance hypothétique, mais celui qui, pour pré­server son taux de profit, est en train de saccager sans retour ­l’autre ressource ­disponible à côté du travail humain : la ­nature.

Rester au balcon ?

Ce retournement a des conséquences sur les stra­tégies politiques de la gauche. Celle-ci a toujours eu du mal à se positionner de la manière la plus utile dans la lancinante question du pouvoir : faut-il y aller pour avoir prise sur le cours des choses au risque de devoir avaler quelques couleuvres, ou faut-il plutôt « rester au balcon » pour garder les mains propres ?

Aller au pouvoir chaque fois que c’est arithméti­que­ment possible est bien désormais la ligne de conduite tant du PS que d’Ecolo. D’où la coalition Vivaldi, avec son lot de compromis boiteux. Un des derniers en date concerna plus particulièrement les Verts : ceux-ci se sont réjouis de l’accord qui a sanctionné la longue saga des demandeurs d’asile abandonnés à la rue par les autorités fédérales au mépris de leurs obligations légales. Un accord jugé décevant par toutes les associations du secteur mais que les militants écologistes étaient invités à défendre en public, argumentaire à l’appui, pour sauver l’honneur de leur parti face à une société civile très mobilisée qui ne cachait pas sa colère.

Trahison ? Ce n’est pas mon point de vue. Quand les mobilisations sociales sont faibles, comme c’est le cas aujourd’hui dans tous les domaines, quand « la rue » ne fait pas le poids face à des forces qui sont hors de portée, quand presque toutes les batailles sont menées pour éviter des reculs, avec des résultats mitigés, la composition des gouverne­ments n’est pas une ques­tion secondaire. N’oublions pas d’où nous venons : sous la législature précédente, la « Suédoise » associait exclusivement des partis – principalement la N-VA et le MR – totalement acquis à la primauté des intérêts capitalistes qu’il s’agissait de favoriser selon l’image si poétique du « ruissellement » chère à Emmanuel Macron.

La Vivaldi, c’est autre chose. Elle reflète assez fidè­lement les rapports de forces dans la société et donc ne satisfait finalement personne, tandis que la ­Suédoise, pour sa part, satisfaisait complètement un des camps sociaux. Du côté des associations les plus militantes, on est bien ­conscient de la différence entre les deux et, malgré les déceptions, on n’a au­cune envie de revenir en arrière.

Trois scénarios

Combien de temps cet équilibre fragile tiendra-t-il encore ? On verra plus clair après les élections de juin 2024. Mais d’ores et déjà, plusieurs scéna­rios sont en compétition. On ne peut totalement exclure celui de l’alliance N-VA/Vlaams Belang qui ferait exploser la Belgique à partir du Parlement flamand, quoique les ­dirigeants de la N-VA – y compris Theo Francken – ne penchent pas pour le moment de ce côté-là. Si la Vivaldi ­reste finalement majoritaire, elle pourra se reconstituer. Mais ce sera un choix par défaut car deux ­autres ­pistes seront inévitablement envisagées auparavant.

Toutes deux impliqueront la N-VA, qui restera le pivot du champ politique flamand. La première serait la reconstitution de la ­Suédoise. Ce sera l’objectif du MR. Difficulté : le MR de Georges-Louis Bouchez est radicalement unitariste. Pour séduire un parti ­confédéraliste, il devra s’engager à atteindre ses objec­tifs pragmatiques – le démantèlement de l’État social – en mettant l’État central au service de cet objectif. De très loin, ­cette hypothèse est la pire qu’on puisse imaginer. C’est pourquoi, quelle que soit la déception qu’on peut nourrir à l’égard du PS et ­d’Ecolo, il ne faut pas se tromper d’adversaire. La défaite du MR sera la première priorité politique du prochain scrutin.

La deuxième piste fut déjà testée juste avant de ­passer à la Vivaldi. Le PS passerait un accord avec la N-VA en échangeant des avancées confédéra­listes ­contre le refinancement d’une Région wallonne exsangue. ­Cette formule satisferait le vieux courant ­régionaliste encore puissant en Wallonie pour qui la Belgique n’apporte plus au­cune plus-value depuis longtemps. Bru­xelles serait inévitable­ment sacrifiée dans ce schéma. Mais Paul ­Magnette, qui l’avait un temps envisagée, ne ­l’évoque plus jamais. En cause : la pression que le PTB, encore plus unitariste que le MR, exerce ­désormais sur toutes les composantes du mouvement social, en premier lieu sur les deux ­grandes organisations syndicales à l’intérieur desquelles ses militants pèsent de tout leur poids.

De ces trois scénarios, celui d’une reconduction de la Vivaldi est sans doute le moins désastreux. Mais il ne ferait que reporter le vrai désastre de quelques années et on ne peut évidem­ment pas s’en accommoder. Plus que jamais, on a besoin à gauche de consti­tuer un espace politique commun en inté­grant sa force montante, à savoir le PTB, dans le jeu. Il ne s’agit pas de gommer les désaccords importants qui sépa­rent les trois familles politiques classées à ­gauche, mais ­de rompre ce cordon sanitaire de fait qui stéri­lise désor­mais plus de 15 % de l’électorat et rend inévi­tables les alliances contre nature.

Cette aspiration unitaire est naïve ? C’est ce qu’on nous dira sans doute du côté des partis concernés, bien engoncés dans leurs exclusives réciproques. Mais si cette dé­marche n’est pas de nature à bousculer l’équation fédérale, elle pourrait au moins faire bouger quelques lignes dans les ­régions et les communes. Et, qui sait, par ricochet…

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; photo de Paul Magnette, alors ministre des transports publics, prise en avril 2012 par et pour l’UNCTAD.)