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« Les femmes doivent se rééduquer sexuellement »

Mai 1968 a fait sauter un étau normatif en matière de reproduction. Mais il n’a pas pour autant libéré le plaisir féminin. Aujourd’hui, on ne dit plus aux femmes comment se comporter sexuellement avec les hommes, mais on ne leur apprend rien sur leur libido…

Entretien avec Elisa Brune, par Joanne Clotuche.

Pourquoi avoir choisi d’écrire sur la sexualité ?
Elisa BRUNE : J’ai toujours été frappée par cette absence magnifique et incompréhensible de la chose sexuelle dans la vie sociale et quotidienne.
Personne ne parle de ce sujet spontanément ni au café ni au bureau, ni en famille. Évidemment, il y a tout un foin autour de la sexualité, mais c’est un écran de fumée. C’est la même chose dans les romans. On a le choix entre une mythologie romantique qui fait de la chose sexuelle une simple conséquence d’un état amoureux (ce qui est une option mais ce n’est certainement pas forcément comme ça) ou bien une imagerie pornographique, qui est tout aussi éloignée de la réalité.
Aucune de ces visions ne correspond donc à ce qui se passe.
Finalement, personne n’en sait rien, personne ne connaît l’intimité de ses plus proches amis, c’est le silence complet. J’ai toujours trouvé ça sidérant ! Pourtant, c’est une question importante, chargée d’angoisse, d’inquiétudes, d’anxiété pour chacun et il est difficile de savoir quoi que ce soit de manière concrète, crédible. Comme si c’était tellement important qu’on ne pouvait pas en parler. Que se passe-t-il après « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » ? Comment se déshabille-t-on ? Comment se touche-t-on ? Comment fait-on pour comprendre le désir de l’autre, pour déchiffrer son propre désir ?

Pourquoi être partie de cette question du plaisir féminin ?
Elisa BRUNE :
Je me suis rendu compte que les femmes avaient énormément de mal à trouver leur chemin dans la sexualité concrète, que personne
n’osait en parler et qu’il y avait un déni et un refus d’aborder la question, y compris chez les professionnels. La gravité des lacunes, des manques et des souffrances me surprenait et j’ai voulu voir plus loin.
Nous n’avons pas l’habitude d’entendre les femmes parler de sexualité, on prétend même qu’elles sont dans l’affectif, voire qu’elles rechignent à la sexualité.
En interrogeant les femmes, j’ai senti là le basculement, parce qu’il y a toute la pesanteur du tabou et il y a tout le désir d’en sortir.
Les femmes de plus de 40 ans faisaient souvent mention d’une éducation très répressive. Les plus jeunes, elles, relataient plutôt une éducation faite d’absence d’informations, mais qui n’était plus assortie d’un étau normatif comme c’était le cas avant. Actuellement, on ne dit plus aux jeunes femmes comment elles doivent se comporter, mais on ne leur donne pas non plus d’outils.
Même chez les adolescents, ça reste un sujet très épineux. Je pense aux éducateurs qui m’ont parlé qui n’arrivent pas du tout à aborder un sujet comme la masturbation avec des adolescents, même quand ceux-ci sont séparés en groupes filles/garçons. Les jeunes sont gênés de parler de ça.

Vous parlez de révolution à propos du plaisir féminin. Pourquoi ?
Elisa BRUNE : La révolution sexuelle des années 60-70 était fortement axée sur la révolution des rapports de genre. Ça visait la question des
mœurs et la question du contrôle de la fécondité et c’est vrai que ça a complètement bouleversé le rapport homme/femme. Il y a eu une révolution sexuelle au niveau des mœurs et des rapports de pouvoir. À mon avis, c’était tellement important comme enjeu qu’on a presque oublié ou pas pris en compte la question de la libido. Ce dont je parle aujourd’hui, c’est la révolution qui tourne autour de la libido, c’est-à-dire pour reconnaître le désir sexuel des femmes.
Nous sommes dans cette évolution en cours qui suppose d’abord qu’on ait une conscience et une connaissance de la sexualité spécifiquement féminine et que ça induise des représentations autres des femmes par elles-mêmes.
À partir du moment où on a la conscience et la connaissance de cette anatomie qui nous est propre, on peut commencer à fabriquer une image de la sexualité féminine dans sa tête. J’ai bien vu ça avec les personnes qui s’occupent de l’excision, ou plutôt de réparation de l’excision : elles travaillent
non seulement sur l’organe mais aussi sur la représentation de l’organe. « Quand un clitoris commence à exister dans la tête, ça commence à avoir des effets sur la sexualité ».
Freud l’a montré. On a toutes été excisées mentalement par la culture et le fait de faire exister l’organe par le biais de son étude, de sa connaissance et de sa promotion (appelons ça comme ça) dans la culture commune. Ça va de pair avec la possibilité pour les femmes de s’identifier comme être de plaisir et donc à faire cette espèce de révolution par la libido. La sexualité, ce n’est pas seulement se sentir libre de faire l’amour, c’est aussi se sentir libre de jouir parce qu’on a une pulsion de jouissance. C’est ça qui a été le plus profondément réprimé et nié chez les femmes depuis la nuit des
temps. C’est la pulsion de jouissance, nous avons été formatées, drillées à la pulsion dans le don, la pulsion généreuse, maternelle ou conjugale.
La culture phallocratique dans son essence, c’est de nier l’être des femmes et notamment leur libido. D’autant plus que la libido des femmes, si elle s’exprime, prend des proportions qui sont parfois sans commune mesure avec celle de l’homme, qui est un peu plus limitée dans le temps, en tout cas par son fonctionnement à lui qui réclame des phases de reconstruction. Une femme a un potentiel quasiment illimité. C’est peut-être l’une des
choses qui a toujours fait le plus peur aux hommes et qui a été le plus niée. On est arrivé à faire croire aux femmes qu’elles n’ont pas de libido.

On n’a pas seulement nié leur libido, mais aussi le rôle actif qu’elles pouvaient jouer…
Elisa BRUNE : Ce n’est pas si simple de s’affranchir de ça. On se rend compte que les femmes qui sont de plus en plus dans une conscience et dans une revendication peuvent devenir plus actives dans un rapport sexuel, mais sans que ce soit réellement pour elles qu’elles le font. Il y a une sorte de nouveau paradigme dans la sexualité pour les femmes. Elles sont invitées à être des tigresses, des « salopes », des femmes qui prennent un peu modèle sur les films pornographiques. Cela les rend nettement plus actives. Mais, en même temps, ce qu’elles cherchent c’est le plaisir masculin.
Elles s’activent pour le plaisir de l’autre. Ce qui est une option très intéressante, sauf quand c’est la seule. Parce que pour accéder à une vraie révolution de la libido, il s’agirait aussi de mettre à l’honneur son propre plaisir, sur le même plan, il ne s’agit pas d’écraser l’autre mais de chercher
aussi son propre plaisir, ce que les femmes font difficilement quand elles sont en couple. Elles ont vraiment ce cadre mental très prégnant qui est « ça doit lui faire du bien ». Mais voilà, il faut que la femme passe au-dessus de son scrupule.

Vous consacrez plusieurs chapitres de votre livre à parler du clitoris, des sextoys, de la masturbation féminine. Dans les propos sur ces sujets, n’y a-t-il pas, derrière, un aspect « construisez votre sexualité personnelle, vous n’avez pas besoin des hommes pour ça ? » Incite-t-on les femmes à s’affranchir d’une sexualité dépendante des hommes ?
Elisa BRUNE : On peut sentir cette volonté d’affranchissement chez certaines femmes. À l’époque de la révolution sexuelle, certaines féministes ont pris le clitoris comme cheval de bataille pour prôner la satisfaction autonome. Mais c’est une erreur de lier ça à l’enjeu clitoris versus vagin parce qu’il ne faut pas idéologiser le corps.
Je pense que c’est bien de parler du clitoris et de prôner la masturbation clitoridienne parce que c’est en général la voie d’accès, la porte d’entrée vers la connaissance de soi. Il faut commencer par là. Soyons pragmatiques : à l’adolescence, quand on se découvre de façon spontanée, c’est à 95% clitoridien. Et, ensuite, il faut aussi parler du vagin et le faire exister. Ce qui est encore plus difficile d’accès puisqu’il est secret, caché, interne et qu’il fait, plus encore que le clitoris, l’objet d’une résistance à surmonter pour les femmes qui sont encore coincées dans des questions de honte et de « saleté » de ce qui est génital. C’est une barrière qu’il faut vraiment déconstruire.
La leçon à retenir, c’est qu’il n’y a pas qu’un orgasme. Il n’y pas qu’une seule façon de le déclencher et que l’on peut l’enrichir, le développer. C’est comme une musique avec plusieurs instruments au lieu d’un ou deux. Il faut induire cette idée de progression et de potentiel possible. Beaucoup
de femmes ont leur protocole, leur processus, et elles pensent qu’autrement ce n’est pas possible. Parce qu’elles ont essayé une fois ou avec un autre protocole et que ça n’a pas fonctionné.
Même la façon de se masturber est extrêmement spécifique à chacune et il est difficile d’en sortir. Ce qui est intéressant, c’est de voir que ça vient probablement du fait que l’on a un conditionnement neurocérébral qui est installé au moment des premières expériences sexuelles ou plus précisément au moment des premiers orgasmes qui fait que ce chemin-là s’inscrit.

On serait en fait très pavlovien dans nos réflexes sexuels !
Elisa BRUNE : Oui, exactement et c’est même stupéfiant parce qu’on croit que tout est dans la tête et nous sommes très rigides là-dessus. Il n’y a que peu d’études à ce sujet mais j’en décris une dans le livre à propos du chercheur canadien qui travaille sur des rats. Il a réussi à les conditionner. Il cherche à montrer l’impact de ce conditionnement. Il a rendu des rats fétichistes en les habillant d’une petite jaquette. Il les a mis en condition de copulation, toujours avec une petite jaquette, et, quand ils sont bien opérationnels, après 10-20 fois, tout à coup il les envoie sans jaquette. Les petits rats sont alors bloqués et ne sont plus capables de copuler. C’est idiot, car ça n’a rien à voir avec leur câblage normal, mais on a introduit un conditionnement purement pavlovien.
Ce qui conduirait à penser que l’on peut avoir le même type d’inscription qui est lié à nos premières expériences. Nous sommes en quelque sorte prisonniers de nos premières expériences. Il faudrait donc que les femmes se rééduquent, qu’elles se reconditionnent autrement que la première fois, car à 25 ans ou 30 ans peut-être qu’on aimerait bien pouvoir jouir de plusieurs façons et cela implique un certain apprentissage.
Les sextoys peuvent aider à faire des expérimentations toute seule qui sont un peu moins laborieuses que lors d’un rapport. Après, on peut passer au stade suivant de l’apprentissage en le transposant dans la relation.

Vous parliez de cette expérience sur les rats. Vous consacrez une grande partie de votre livre à relater vos rencontres avec des professionnels, des chercheurs pour parler des recherches effectuées sur la sexualité féminine, sur le plaisir féminin. Que retenez-vous de
ces rencontres ?
Elisa BRUNE :
Les recherches sur les femmes fontaines[1.Les femmes fontaines sont des femmes qui présentent une forme d’éjaculation. Les recherches sur ce type d’éjaculation ne permettent pas à l’heure actuelle de déterminer l’origine de ce phénomène.] sont un exemple. Elles sont très limitées, il n’y a pas moyen de faire ces études à grande échelle. Du coup, les choses sont parcellaires, ici sur trois femmes, là sur dix femmes, puis on a des témoignages subjectifs mais disparates. Il n’y a aucun moyen de faire un bilan de tout ça et ce n’est pas demain la veille qu’une université ou un hôpital sera d’accord de financer une vraie étude là-dessus. C’est le brouillard le plus total.
L’essence de la science c’est la curiosité, c’est de comprendre comment ça marche et je ne vois pas pourquoi la sexualité féminine ne serait pas digne de cette curiosité-là. Mais il y a un a priori négatif sur le fait de s’intéresser au développement du plaisir ou du désir féminin. Un a priori négatif qui se traduit par l’impossibilité de faire financer des recherches qui sont fondamentales.
La question du désir féminin est l’une des plaintes les plus répandues dans les cabinets de sexologie. C’est aussi l’une des plaintes les plus répandues chez les hommes. Il y a donc encore du chemin à parcourir pour mieux comprendre la sexualité féminine.