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Les jeux vidéo : outils, objets et enjeux politiques

Souvent caricaturés comme une sous-culture régressive ou craints pour leurs effets délétères, à commencer par la violence et l’addiction générés auprès d’une jeunesse passive, les jeux vidéo souffrent au mieux d’une incompréhension pour le grand public, au pire d’une image négative pour des familles affolées. Pourtant, cette culture contemporaine se révèle riche et variée, notamment d’enjeux politiques étudiés par la recherche (les game studies) mais ignorés des médias traditionnels.
Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

S’il est difficile de donner une date de naissance précise au média vidéoludique, on peut désigner deux mouvements à peu près conjoints entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1960[1. D. Djaouti, La Préhistoire du jeu vidéo, Pix’n Love, 2019.]. Tout d’abord, le secteur privé où de nombreux ingénieurs testent leurs travaux informatiques avec des outils de démonstration technique. Ce qui les amène à créer des formes primaires de jeux, essentiellement à destination d’un public restreint. Mais parfois aussi avec l’idée de développer un projet commercial, même si le stade du prototype est rarement dépassé.

Un média politique depuis ses débuts

Mais les jeux vidéo se développent plus encore au sein des laboratoires de recherche des universités américaines, largement financés par le complexe militaro-industriel dans le contexte de la Guerre froide. Là, des chercheurs et chercheuses avec leurs étudiants et étudiantes créent quelques jeux, initialement comme un défi technique, qui se diffusent entre les universités anglosaxonnes.

Comme le montre Mathieu Triclot dans Philosophie des jeux vidéo[2. M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Zones, 2011.], le profil de ces créateurs ainsi que le contexte économique et technique vont fortement influencer la forme que prendront ces premiers jeux vidéo, puis l’industrie qui en découlera. Il s’agit en effet majoritairement d’hommes blancs issus de milieux plutôt favorisés, très éduqués et emplis d’un imaginaire technophile, guerrier et militaire[3. E. Halter, From Sun Tzu to Xbox : War and video games, PublicAffairs, 2006.]. Sans contrainte de revenus autour de cette création, ils imaginent un modèle économique gratuit et une diffusion libre où chacun peut à son tour modifier l’œuvre qui circule entre les pairs. Cet état d’esprit, l’esprit hacker[4. Voir l’article de L. Dierickx sur l’image du hacker dans ce dossier.], se perpétue encore de nos jours dans la culture vidéoludique en particulier, et dans les cultures numériques en général, même après l’accaparation capitalistique de ces médias. On notera aussi que les jeux vidéo, comme les autres secteurs du numérique, portent la continuation du projet moderne dans son rapport aux nombres avec la numérisation du réel, ici des pratiques ludiques.

On le voit, les jeux vidéo sont, dès leurs débuts, le résultat de leur époque mais aussi de leur environnement politique, de la vision que celui-ci porte sur le réel et dont ils deviennent à leur tour les vecteurs.

Une industrie du divertissement

Dès le début des années 1970, les jeux vidéo sont réappropriés par une industrie du divertissement en plein essor. Cette industrie vidéoludique commerciale va initialement se développer avec les bornes d’arcade, qui imitent les flippers où il s’agit de payer pour un temps de jeu limité par une fin inexorable, puis, dès la décennie suivante, avec la micro-informatique et surtout les consoles de jeu.

Le changement va aussi être économique. En effet, Atari, la petite entreprise à la base du jeu vidéo d’arcade, est rapidement rachetée par Warner Communications, un conglomérat médiatique dont elle représentera jusqu’au tiers des revenus[5. A. Blanchet, Des pixels à Hollywood, Pix’n Love, 2010.]. Dans les années 1980, c’est Nintendo, initialement une multinationale consacrée aux cartes et aux jouets, qui va s’imposer comme le fer de lance de la transformation des jeux vidéo en média domestique et individuel. Si la micro-informatique joue aussi un rôle important dans cette domestication et cette individualisation, elle ne se limitera pas aux usages ludiques. Au milieu des années 1990, Sony lance à son tour une console au succès considérable, rejoint au début des années 2000 par Microsoft. La transformation des jeux vidéo d’une création fondée sur l’échange libre et la réinterprétation par le travail collaboratif en un produit fermé réalisé par des structures professionnelles productrices de biens de consommation dans une économie capitaliste et financiarisée est complète.

On notera aussi que les thématiques, initialement imprégnées par une certaine idéologie militaire puis bien plus variées pendant les années 1970, vont revenir à un imaginaire de l’action et de la guerre dès la décennie suivante. Ce revirement, lié à celui du cinéma des années 1980, incarne l’impact de la « révolution conservatrice » anglosaxonne sur le média[6. T. Fortin (coordination), Les Cahiers du jeu Vidéo #1 : La guerre, 2008.].

À la même époque se produit, comme dans les autres industries numériques, une éviction progressive puis quasiment complète des femmes[7. I. Collet, Les oubliées du numérique, Le Passeur, 2019.] et des personnes racisées du secteur. Conjointement, le marketing vidéoludique choisit de cibler plus particulièrement le public masculin, auquel il demeurera associé longtemps encore. Enfin, les jeux vidéo contribuent grandement, avec d’autres secteurs, à la numérisation des sociétés industrialisées : usage d’Internet, pratique des réseaux numériques locaux, achat individuel d’ordinateurs, etc.

Créations originales et réappropriations

Pour autant, il ne faut pas réduire les jeux vidéo à leur volet économique dominé par une industrie capitalistique au service de la culture dominante. Une création indépendante existe depuis les débuts du média et va profiter de la dématérialisation de la distribution, rendue possible au milieu des années 2000 par la généralisation de l’accès à haut débit à Internet. Des jeux qui portent un autre discours, notamment sur l’usage de la violence ou sur des game design (terme qui désigne la manière dont le jeu est conçu et les actions qui y sont permises aux joueurs et aux joueuses) plus variés. Par exemple, des titres pensés autour de la construction plutôt que la destruction.

Émergent des jeux qui vont rencontrer un certain succès – pensons à Minecraft (Mojang, depuis 2009) – voire proposer des discours féministes, pacifistes, antiracistes ou même marxistes comme les jeux du collectif Molleindustria. Ce développement du jeu vidéo touche de nombreuses sphères qui vont créer d’autres jeux vidéo et surtout d’autres rapports aux jeux vidéo. Les advertgames et les serious games, plutôt issus du monde de l’entreprise et de la communication, prouvent que le jeu vidéo y est dorénavant considéré comme une culture à même de porter des discours autres que le divertissement, fussent-ils eux aussi au service de la consommation ou de la productivité. Le monde traditionnel de la culture produit quant à lui des art games mélangeant les considérations esthétiques de ce secteur aux pratiques vidéoludiques de jeunes créateurs et créatrices. Le retrogaming, soit la pratique et l’étude de jeux qui ne sont plus commercialisés, porte un discours sur le jeu vidéo en tant que culture avec un patrimoine et un passé au-delà des seules ventes de nouveautés ou de la course technophile à la puissance de calcul. Initié par des individus hors des institutions, le retrogaming va rapidement se structurer en associations aujourd’hui impliquées dans la création d’expositions temporaires avec le concours de musées traditionnels ou d’événements originaux comme des tournois pour les seniors. Enfin, le monde universitaire reprend ces discours amateurs pour les transformer en une recherche scientifique dès la fin des années 1990 avec les games studies.

Tout cela indique bien que d’autres discours et d’autres pratiques émergent, qui confirment le statut de culture à part entière des jeux vidéo[8. Liège Game Lab, Culture vidéoludique !, Presses universitaires de Liège, 2019.]. Mais ils vont aussi nourrir les combats politiques explicites qui vont se structurer par la suite autour du média.

Nouveaux modèles économiques

Évolution la plus récente du média, l’ouverture à d’autres publics, plus féminins et plus âgés, qui avaient été jusqu’ici négligés commercialement, ainsi que la mise en place de nouveaux modèles économiques. Ces deux développements, souvent conjoints, sont essentiellement portés par l’extension du téléphone mobile ainsi que le changement de stratégie de sociétés commerciales comme Nintendo.

Si l’on peut y voir politiquement un renforcement du droit au loisir pour ces publics – comment en effet se divertir si aucune occupation n’est pensée pour vous ? –, cela se réalise dans les faits comme une extension du marché. Même si les secteurs associatifs et socio-culturel proposent d’autres approches du phénomène. Ces nouveaux jeux, appelés casual games, sont souvent plus simples à prendre en main et gratuits à télécharger. Mais pas forcément à jouer. En effet, le modèle du free-to-play, dorénavant majoritaire pour les jeux sur mobile, met en place toutes sortes de freins au déroulement du jeu, freins que les joueurs et joueuses peuvent lever en payant des microtransactions.

Le succès de ce modèle économique pousse l’industrie à développer toutes sortes de manières de monétiser les jeux produits et de faire payer plus longtemps et à plusieurs reprises les usagers : game pass, game-as-service, loot boxes, dlcs, publicités présentes dans le jeu, etc. Modèles qui soulèvent plusieurs questions éthiques et légales – par exemple, les jeux vidéo peuvent-ils, comme les réseaux sociaux, monétiser le temps d’attention que leur accordent leurs publics ? – incitant la Belgique, puis d’autres pays européens, à tenter d’encadrer légalement les pratiques les plus proches des jeux d’argent à partir de 2018.

Ce débat, pour technique qu’il soit, pose d’intéressantes questions sur la définition actuelle du jeu et en quoi sa position comme produit dans une économie de marché détermine cette définition.

Une guerre culturelle sans pitié

Les jeux vidéo, comme toute production culturelle, portent un regard sur la société qui les conçoit. Mais ce regard, et donc cette vision politique, a longtemps été occulté par le statut de culture puérile ou de sous-culture. Avec son statut de loisir de masse largement pratiqué par des publics de plus en plus variés, une approche analytique de ce regard s’est développée, aussi bien parmi les associations dédiées, que parmi les universités ou les cercles militants. Et un événement va focaliser les débats qui couvent depuis longtemps : le #GamerGate.

Parti en 2014 d’une polémique montée en épingle sur une supposée collusion entre les journalistes spécialisés et les créateurs et créatrices de jeux progressistes, le #Gamergate va rassembler des joueurs et joueuses en colère qui veulent « garder la politique hors de leurs jeux vidéo ». Des débats enflammés vont se tenir sur les réseaux sociaux, principal lieu des échanges autour du sujet, et montrer que la « communauté des joueurs et des joueuses », qui s’est longtemps vue comme unie contre les critiques du monde extérieur en général et des médias traditionnels en particulier, est profondément divisée.

Ces débats prendront rapidement un tour explicitement politique en opposant une vision conservatrice, voire réactionnaire, aux approches progressistes, féministes, antiracistes et pour tout dire de gauche. Le mouvement du #Gamergate, qui aura entretemps dégénéré en campagnes massives de harcèlement, d’appels au meurtre et de fausses alertes à la bombe, sera d’ailleurs par la suite récupéré par le militant d’extrême droite Steve Bannon et jouera un rôle dans la campagne présidentielle victorieuse de Donald Trump en 2016.

Le #Gamergate aura mis en avant les débats qui traversent le média vidéoludique et ses usagers depuis longtemps, débats qui ont depuis pris encore plus d’ampleur, allant jusqu’à une véritable guerre culturelle. Ce qui permit d’ailleurs les liens entre les animateurs du #Gamergate et l’extrême droite américaine autour d’une panique morale sur l’identité des gamers, sur le rejet violent du féminisme[9.Sur le sexisme dans le milieu des jeux vidéo, voir l’article de Camille Wernaers dans ce numéro. (NDLR)] et de l’islam ainsi que la promotion d’idées proches du suprémacisme blanc. Un reflet de la radicalisation politique à l’œuvre dans les démocraties depuis dix ans.

Enjeux politiques contemporains

Dans le camp progressiste aussi, les positions se sont affirmées autour de plusieurs luttes pensées comme des combats politiques par leurs acteurs et actrices eux-mêmes. La question de la représentation tout d’abord. Les jeux vidéo, comme les autres médias, donnent une représentation du réel, de la société. Représentation initialement plus abstraite en raison des limitations techniques mais devenue graphiquement photoréaliste depuis une vingtaine d’années. Et cette représentation demeure très centrée sur une partie limitée de la société. Soit essentiellement les hommes blancs, jeunes et hétérosexuels, souvent valorisés dans une virilité militarisée selon les termes du chercheur Steven Kline[10. S. Kline, N. Dyer-Witheford & G. De Peuter, Digital Play, McGill-Queen’s University Press, 2003.]. De plus, cette représentation dans les jeux vidéo donne souvent une image dégradée des autres groupes sociaux, entre un certain racisme justifiant un impérialisme occidental, une association des LGBTQ au ridicule et une sexualisation du corps des femmes régulièrement présenté comme une récompense pour les joueurs.

De la même manière, la représentation du capitalisme (l’accumulation des possessions comme objectif du jeu et récompense des actions des joueurs), de l’industrialisation (l’exploitation des ressources comme moyen principal d’action dans les jeux) ou encore de l’occupation de la Palestine (sujet interdit sur la majorité des plateformes de distribution en ligne) montrent un grave problème dans la représentation de beaucoup de jeux vidéo mainstream[11. M. Derfoufi, Racisme et jeu vidéo, Les éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021.].

De la même manière, outre leur représentation problématique, les différentes minorités doivent subir une violente délégitimation par rapport à leur accès aux jeux vidéo. Délégitimation qui prend souvent la forme d’un harcèlement en ligne particulièrement violent avec la connexion de la majorité des jeux à Internet. Cette délégitimation repose sur le postulat, longtemps alimenté par le marketing, d’un média réservé à un certain public, aussi appelé les « vrais gamers ». Ici aussi se joue une vision politique d’une société ouverte et respectueuse face à une communauté fermée et élitiste.

Élitisme aussi très critiqué. Il est associé depuis longtemps à la culture vidéoludique car celle-ci s’est, pour des raisons économiques et de marketing, présentée comme une culture de la compétition. Mais d’autres types de jouabilité existent aujourd’hui qui permettent de jouer de manière coopérative. Ou qui offrent aux personnes porteuses d’un handicap, soit 15 % de la population de l’Union européenne par exemple, un accès à tous les jeux. Ce qui peut sembler une évidence agite pourtant régulièrement les réseaux sociaux où les gamers accusent ceux qui revendiquent plus d’options d’accessibilité de « gâcher leur expérience de jeu en la rendant trop facile ».

En définitive, ce sont les pratiques elles-mêmes des jeux vidéo qui se sont politisées. Par exemple, le streaming, soit la diffusion par des vidéastes en ligne de parties de jeux qu’ils et elles commentent, a aussi été investi par la guerre culturelle qui agite les jeux vidéo. L’armée américaine, coutumière de l’usage de jeux vidéo pour favoriser son recrutement avec notamment la création de jeux gratuits America’s Army depuis 2002, a récemment mis en place une chaîne sur Twitch pour y diffuser ce genre de retransmission.

On peut y voir son équipe d’e-sportifs – des joueurs et joueuses professionnelles qui concourent dans différentes compétitions dédiées – pratiquer des jeux au contexte militaire. Mais cette chaîne renvoie aussi vers des formulaires d’engagement. En 2019, elle a été prise d’assaut par des militants et militantes qui l’ont submergée de références aux crimes et criminels de guerre de l’armée américaine. Si la plateforme Twitch a banni nombre de ces militants et militantes, l’armée américaine a décidé de fermer sa chaîne suite à cette mauvaise publicité.

Enfin, au-delà des joueurs et des joueuses, c’est l’industrie elle-même qui est travaillée par ces questions politiques. Milieu très imprégné de l’idéologie libertarienne propre aux cultures numériques, l’industrie vidéoludique commence seulement à se syndiquer, à mettre en place des grèves et à réclamer de profonds changements. Outre de meilleures conditions de travail comme la fin du crunch[12. J. Schreier, Du sang, des larmes et des pixels, Mana Books, 2018.] – période de travail intensif qui peut durer des semaines voire des mois durant laquelle les heures supplémentaires obligatoires ne sont souvent pas payées – ou de meilleurs statuts, les travailleurs et travailleuses réclament aussi la fin des écarts de rémunération, considérables dans une industrie qui génère dorénavant plus de 190 milliards de dollars par an. Mais les mobilisations ne s’arrêtent pas là, elles touchent aussi des cultures d’entreprise gangrenées par le sexisme, l’homophobie et le racisme ainsi qu’une faible considération pour les enjeux écologiques liés à l’activité du secteur.

On le constate, les anciens combats syndicaux se renouvellent aussi dans le numérique créatif. Loin de se réduire aux polémiques, aux paniques morales, à une culture enfantine ou à un objet de consommation, les jeux vidéo incarnent une culture plurielle et très politisée. Longtemps imprégnés d’une idéologie conservatrice, encore présente dans certains succès commerciaux, ils offrent aujourd’hui de nombreux terrains de lutte progressiste dont se sont emparés militants et militantes, chercheurs et chercheuses.

À l’image d’autres domaines numériques, à commencer par les réseaux sociaux, les débats et les oppositions politiques n’ont pas fini de traverser ce média et les discours qu’il porte. Aux différentes forces de l’échiquier politique de l’investir.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; photographie d’une Nintendo GameCube, prise par Ryan Somma en 1980.)