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Les mots pour le dire

Voile ou foulard ? On pourrait croire que la fameuse affaire du «voile islamique» est d’abord une question de vocabulaire, qu’il y aurait de l’indulgence à parler de foulard et de l’intransigeance à parler de voile. Il est vrai que le choix des mots n’est pas sans importance dans cette affaire, mais le problème est ailleurs, la confusion des esprits est plus profonde que celle des expressions et l’hésitation devant les mots révèle un grand désarroi sur le fond. Comme s’il y avait des signifiés insignifiables, des objets tellement troubles, et troublants, qu’ils en deviendraient indicibles. Comment nommer cette «chose» qui échappe à l’entendement? Comment la nommer sans participer à ce trouble? Premier constat : ces interrogations hantent surtout la presse française. L’affaire du voile/foulard est essentiellement française, alors que cet attribut vestimentaire est aussi visible et même plus visible dans de nombreux pays d’Europe. Nulle part la polémique n’est aussi forte, nulle part l’enjeu ne semble si important. Difficile de ne pas voir dans cette singularité une réminiscence de la guerre d’Algérie. Il n’était pas question alors de foulard ou de voile, mais du haïk dont se couvraient les femmes algériennes. Le haïk qui signifiait mystère, défi, insoumission à l’ordre colonial. Ce tissu ample, flottant, retenu d’une main agile, était la part indomptable de l’altérité algérienne, elle renvoyait à l’histoire précoloniale, à la tradition vestimentaire du désert voulant que tous les corps, d’hommes et de femmes, soient enveloppés de la tête aux pieds. L’imaginaire français a été fortement marqué par ce voilement des corps arabo-berbères. Ce n’est pas un hasard si le fantasme revient en force quand l’islam se radicalise et que se multiplient les problèmes d’intégration sociale des enfants d’immigrés maghrébins. La question du voile sert ici à voiler ces problèmes, plus qu’à les poser clairement. Bien sûr les temps ont changé, comme le voile lui-même. Bien sûr, ce qu’on voit aujourd’hui et qu’on appelle hidjab ou tchador ne ressemble guère au haïk, mais l’acharnement à désigner ce tissu comme l’objet du mal est suspect. Bien sûr, la tradition n’explique pas tout, et les rapports sont problématiques entre hommes et femmes dans les sociétés arabo-musulmanes, mais ce n’est pas affaire de vêtement: qu’un jeune «beur» aujourd’hui s’habille à l’américaine ou se laisse pousser la barbe ne garantit aucun comportement spécifique à l’égard des filles, voilées ou non. Quoi qu’il en soit, il est très frivole d’aborder ces questions hors de toute perspective historique. Le foulard, le fichu et le châle font partie de l’histoire vestimentaire méditerranéenne. Ils appartiennent à la tradition religieuse et rurale de toute l’Europe. De la mantille au voile des nonnes en passant par le taleth, ils sont aussi la marque de la soumission à Dieu. Quant à la façon dont les femmes sont considérées par les religions du Livre, on sait depuis Eve qu’elles ont rarement eu le beau rôle. Qui peut dire enfin que nos sociétés démocratiques et plutôt laïques, qui ont fini par concéder le droit de vote aux femmes, n’exercent plus la moindre discrimination à leur égard? Bref, l’erreur serait d’isoler le «voile islamique» comme s’il surgissait de nulle part et de traiter ce symptôme comme s’il était le mal. La démocratie, la laïcité, la justice sociale, l’égalité entre hommes et femmes ne se jouent pas sur des choix de vêtements, aussi étranges ou provocants soient-ils, mais sur la place faite à chacun dans la société. À cet égard d’ailleurs, chaque époque et chaque génération a ses modes d’affirmation : que faire du keffieh palestinien, du piercing, du nombril à l’air ?… Il est amusant de voir qu’en France toujours, en pleine relance de la polémique sur le voile à l’école, un autre débat pointe à l’horizon médiatique, sur le string à treize ans ! Certains se demandent très sérieusement s’il ne faudrait pas troquer l’interdiction de l’un contre celle de l’autre. Ce serait avouer qu’il y a un autre enjeu encore, laborieusement voilé, à toute cette agitation: la place et le rôle du sexe dans la société. Problème vieux comme le monde…