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Les mots qui brûlent

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Eric Vuillard, La guerre des pauvres, récit.[1]

Les mots d’Eric Vuillard brûlent. De colère, de révolte, de douleur, et d’espoir malgré tout. « Les mots qui sont une autre convulsion des choses » écrit-il dans La guerre des pauvres , sont dernier bref récit — 68 pages — d’une densité exceptionnelle. Vuillard raconte les révoltes populaires du XVIe siècle en Occident et, en particulier, dans le Saint Empire germanique. Il est aux côtés des combattants, des paysans et des tisserands pauvres, de leur dirigeant charismatique, Thomas Müntzer, prédicateur dans la lignée de la Réforme qui en 1524 prend la tête de la révolte en Thuringe, à Allstedt. Là nous dit Vuillard, « Müntzer se détacha des autres prédicateurs. Le fond devint social, enragé ».  Müntzer fut, d’ailleurs, considéré comme un des premiers chrétiens révolutionnaires et même comme le précurseur d’une forme de communisme.[2]

Pour nous emmener en Thuringe, Vuilllard fait un détour dans le temps et dans l’espace : deux siècles plus tôt, en Angleterre, quand, en 1380, le peuple se révolte contre une nouvelle taxe injuste… L’insurrection fait vaciller les puissants, mais la répression sera — déjà — terrible. «Et ce n’est pas la fin de l’histoire. Ça n’est jamais fini. Le cœur se remit à battre en Bohême » nous dit Eric Vuillard. La révolte est universelle, intemporelle.

« Dans l’église d’Allstedt, Dieu parle allemand » : Thomas Müntzer a banni le latin. Les princes qui exploitent le peuple, il les menace : «Le glaive leur sera enlevé et donné au peuple en colère. »  Ça y est, s’exclame Vuillard, pour la première fois peut-être on entend çà : «le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère. Comme ça sonne, comme ça fait du bien ! », jubile l’auteur. Et sous sa plume chauffée à blanc, tout est du même feu ! Müntzer répond à la violence de l’injustice et de l’inégalité. Les pauvres le reconnaissent et le suivent. «Oui, Müntzer est violent, oui Müntzer délire. Il appelle au Royaume de Dieu ici et maintenant, c’est beaucoup d’impatience. Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs ».

Thomas Müntzer (Gravue XIXe siècle)

Eric Vuillard, écrivain-cinéaste, possède cette capacité rare de rendre les mots inséparables des images, sans qu’il n’y ait jamais redondance. Son écriture précise, ciselée, brève et martelée use de tous les ressorts du langage cinématographique. Avec ses mots, il convoque tour à tour champ, contrechamp, hors champ, utilisant toute la variété des plans possibles. C’était déjà le cas dans ses ouvrages précédents et, en particulier dans  L’ordre du jour  (Prix Goncourt 2017) où il met en scène, en accusation et en mots le ralliement des industriels allemands au nazisme. Peut-être qu’ici la violence des corps qui s’entrechoquent, des mots qui tuent et des têtes décapitées donne encore plus de fulgurance à son écriture. Ce texte ne devait pas paraitre maintenant. Faisant explicitement référence au mouvement des « gilets jaunes », l’auteur a expliqué pourquoi il a voulu le publier sans tarder : « C’est une histoire récurrente que celle de l’injustice fiscale. Mais cela s’inscrit sous le registre de l’inégalité en général, qui est la structure élémentaire de nos sociétés. Le contexte actuel aimantait le livre, il m’a semblé que le moment était venu de le publier. »[3]

La fin du récit est celle de Thomas Müntzer, décapité en 1525. Elle est aussi la défaite de la révolte, mais Vuillard n’en reste pas là. Il conclut par ces mots : « La jeunesse est sans fin, le secret de notre inégalité immortel, et la solitude fabuleuse. Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime, seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai. »

 

[1] Actes Sud, un endroit où aller, 68 pages, Arles, janvier 2019.

[2] Il est décrit  par Friedrich Engels «comme  le héros d’un communisme primitif, précurseur du communisme scientifique» (La guerre des paysans en Allemagne, 1850) et par Ernst Bloch comme «un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste» (Thomas Müntzer, théologien de la révolution, 1921).

[3] Entretien dans Le Monde du 19 janvier 2019.