Retour aux articles →

Les statues meurent aussi

Peut-être les statues – en particulier celles qui commémorent les « grands hommes » – illustrent-elles au mieux le rapport complexe entre l’image et l’histoire, un rapport de force politique et idéologique en tous cas. Le mouvement iconoclaste qui s’est propagé après le meurtre de George Floyd et les violences policières a mis au grand jour une nouvelle mouvance antiraciste et décoloniale qui innervait une partie de la société occidentale. Et même si l’anachronisme n’est pas toujours absent chez certains militants de la décolonisation, on ne peut qualifier de la sorte le mouvement qui s’en est pris aux statues des esclavagistes, colonisateurs et autres massacreurs.

« La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire […]. Elle ne déboulonnera pas de statues »
, s’est indigné Emmanuel Macron, oubliant que cette République est née précisément en détruisant les statues des monarques (avant de leur trancher la tête…).
Remettre en question des monuments publics n’exprime pas la volonté d’effacer l’Histoire mais bien au contraire celle d’en écrire une nouvelle page qui est, cette fois, celle des victimes affirmant une nouvelle conscience historique qui naturellement modifie l’espace symbolique.
On conviendra cependant avec l’anthropologue et africaniste Jean-Loup Amselle « qu’il ne suffit pas de déboulonner les statues des colonisateurs pour se débarrasser de leur empreinte intellectuelle, même si, ajoute-t-il, cet iconoclasme est louable […]. Il ne suffit pas de détruire ces monuments, il faut aussi déconstruire les procédures intellectuelles qui ont présidé à leur érection[1.Le Monde, 6 juillet 2020.] ». Et dont certaines sont toujours à l’œuvre.

Par une sorte d’heureux ricochet, le débat sur le sort des monuments contestés a fait ressurgir le grand film d’Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet, Les statues meurent aussi.
Réalisé en 1953, à la demande de la revue et maison d’édition Présence Africaine fondée par Alioune Diop, le film sera interdit en France jusqu’en 1964. Ce court métrage[2.30 minutes. À voir sur YouTube.], premier essai documentaire, outre qu’il marque une date dans l’histoire du cinéma, constitue la première dénonciation du colonialisme par l’image. Les censeurs en conviendront : ce qui pouvait être dit ou écrit ne pouvait pas être montré.

« Pourquoi l’art nègre[3.Attention à l’anachronisme…] se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec et égyptien se trouve au Louvre ? » C’est la question que Présence Africaine avait posée aux réalisateurs et qui constitue le point de départ du film. Dans une première partie, il montre comment l’art nègre confisqué, marchandisé et enfermé dans les musées occidentaux devient « une langue morte » que le colonisateur transforme peu à peu en « artisanat indigène ». Ensuite les réalisateurs élargissent le champ de la colonisation et de ses ravages au travail, à la confiscation des corps et des âmes, à la dénaturation de leur identité, à l’appropriation de leur culture.

Le film est réalisé avant le début de la guerre d’Algérie et deux ans avant la conférence de Bandung qui marque l’essor de la lutte des nations du « tiers-monde », mais, en 1953, le colonialisme est encore triomphant. Le propos du film est précurseur et s’achève sur une promesse de fraternité : « Et rien ne nous empêcherait d’être ensemble les héritiers de deux passés si cette égalité se retrouvait dans le présent. Du moins est-elle préfigurée par la seule égalité qu’on ne dispute à personne : celle de la répression. Car il n’y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la nôtre. Les visages de l’art nègre sont tombés du même visage humain, comme la peau du serpent ; au-delà de leurs formes mortes, nous reconnaissons cette promesse commune à toutes les grandes cultures : d’un homme victorieux du monde. Et blanc ou noir, notre avenir est fait de cette promesse. » Vœu pieux ou naïf, les propos de ces trois « hommes blancs » ont été alors salués par les combattants anticolonialistes.