Retour aux articles →

Lettre ouverte au secrétaire d’État à l’Asile et la Migration

11440402346_e6e149c74e_b
11440402346_e6e149c74e_b
Monsieur le Secrétaire d’État, c’est avec un certain étonnement que j’ai entendu lors de l’émission de la VRT Terzake l’argumentation sur laquelle vous vous basez pour refuser d’effectuer une régularisation collective comme en 2000 et 2009. « L’objectif ne peut pas être de régulariser quelqu’un parce qu’il travaille ici au noir depuis 10 ans et est exploité économiquement ». L’objectif est-il bien, par contre, de continuer à tolérer les infractions flagrantes de ceux qui organisent ce travail au noir ?

Selon votre raisonnement, une régularisation collective enverrait un message erroné à d’autres qui séjournent « illégalement » depuis déjà huit ans et continueraient à travailler encore au noir durant deux ans pour devenir ainsi des « légaux ». Or, votre chiffre de dix ans sous-estime gravement la réalité. Parmi les grévistes de la faim se trouvent des personnes qui travaillent chez nous au noir depuis déjà dix-huit ans, entre autres comme cuisinier, permettant ainsi que vous et moi puissions aller au restaurant sans que cela nous coûte trop cher.

Je ne vais pas m’étendre ici sur les préjugés et les non-dits qui se cachent derrière l’expression « travailler au noir » (ou sur l’emploi du terme « illégaux » à l’égard d’êtres humains en détresse), car vous êtes loin d’être le seul à utiliser ces expressions. Ce qui me heurte dans votre discours, c’est que vous utilisiez le travail au noir comme argument contre ces personnes.

Si je suis votre raisonnement, dans sa logique cruelle, ce sont ces « illégaux » eux-mêmes qui sont les responsables de l’existence du travail au noir, ils ont même besoin de ce système comme d’une étape vers une existence légale. Ils auraient en d’autres termes tout intérêt à ce que le travail au noir continue à exister.

Le gouvernement fédéral dont vous faites partie et les gouvernements fédéraux précédents, dont votre parti le CD&V a fait partie sans interruption, ne seraient donc pas dans l’obligation de poursuivre les employeurs concernés en raison de l’exploitation de ces personnes, de leurs infractions aux lois et de leur vol de recettes dues à la sécurité sociale ?

Que se passerait-il demain si une majorité politique voyait le jour qui approuve le travail au noir, l’exploitation économique, les bas salaires, les mauvaises conditions de travail, les contrats de travail incertains (ou plutôt : pas de contrats), parce que ces pratiques génèrent des profits (pour les « bonnes » personnes) ?

Que se passerait-il si cette majorité politique comprenne cependant qu’elle ne peut pas dire cela ouvertement ? Que ferait donc ce gouvernement différemment pour atteindre son objectif que celui dont vous faites partie ? La réponse est simple : ce gouvernement ferait exactement la même chose que ce que vous faites actuellement.

La politique du gouvernement actuel, dont vous partagez la charge, repose sur une interprétation sélective de ce qui est autorisé ou non. Depuis les infractions dans le secteur de la construction jusqu’à la fraude fiscale des grandes entreprises et des grandes fortunes, la liste des pratiques pour laquelle votre parti montre de la souplesse, voire de la compréhension, est longue.

Vous allez avancer que l’amnistie fiscale pour les grands voleurs, les rémunérations exorbitantes des dirigeants qui ont comme mission de privatiser des entreprises publiques et des institutions de soins n’a rien à voir avec la politique d’asile.

J’affirme clairement que tout cela est indissociable et montre la véritable conception de l’humanité qui est la vôtre et celle de votre parti. La souplesse naturelle avec laquelle votre parti, le lobby des grandes entreprises agricoles, qui accepte depuis des années que se commettent des infractions va parfaitement de pair avec votre politique visant à soumettre les demandeurs d’asile à la lettre de la loi.

Selon votre raisonnement, la seule chose qui compte pour la couche inférieure de la société c’est l’interprétation littérale de la loi. Vous n’êtes certainement pas le premier politique qui soit prêt à aller aussi loin pour participer au pouvoir. De nombreux autres vous ont précédé. Des lois sévères pour les outsiders, de la souplesse compréhensive pour les autres, cela s’est produit à toutes les époques. Mais rien de tout cela n’est une excuse pour la manière dont vous agissez aujourd’hui. Ce que vous faites aurait dû être rejeté alors et doit toujours l’être maintenant.

Vous avez déclaré être prêt à poursuivre la politique d’asile de votre illustre prédécesseur[1.L’auteur fait référence au précédent secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, qui fut Théo Francken (N-VA) d’octobre 2014 à décembre 2018. De décembre 2018 à octobre 2020, la compétence était aux mains de la ministre Maggie De Block (Open VLD). (NDLR)] (qui lui-même menait exactement la même politique que ses prédécesseurs), mais avec un discours différent, un peu plus doux, moins ouvertement agressif et haineux. Sur le fond vous continuez exactement ce que faisait votre prédécesseur. C’est d’ailleurs ce qui est stipulé dans l’accord de gouvernement.

Cet accord est de nouveau un bel exemple de sélectivité politique. La liste des dérogations ou modifications de quasiment tous les accords de gouvernement des quarante dernières années est fort longue. Le respect d’un accord de gouvernement est plutôt l’exception que la règle, sauf apparemment lorsqu’il est question de dossiers comme celui de la politique d’asile.

Je n’ai pas encore évoqué les drames humains qui ont lieu entre-temps. Les grèves de la faim ne sont pas des « moyens de pression » ; ce sont des actes de désespoir venant d’êtres humains qui n’ont pas eu la chance, comme les réfugiés Irakiens dans les années septante, de fuir leur pays au moment où la problématique des réfugiés n’était pas encore considérée par votre parti (et par vos partenaires de majorité) comme une manœuvre pour détourner l’attention de la politique antisociale menée depuis quarante ans.

Vous pourriez bien sûr plaider pour ne pas s’attaquer aux grévistes de la faim mais plutôt aux personnes qui organisent le travail au noir. Vous pourriez faire le choix de recruter plus d’inspecteurs sociaux pour qu’il n’y ait plus d’accidents catastrophiques comme celui du chantier à Anvers. Mais c’est un choix que vous ne faites pas.

Mais bon, la loi donc. Est-ce en fait la seule et unique tâche des ministres et secrétaires d’État que d’appliquer strictement la loi ? Ne pouvons-nous pas, dès lors, vous remplacer par votre plus haut fonctionnaire ?

Si vous étiez un politique honnête, vous auriez dit ceci à Terzake : « Pour certaines personnes qui commettent des infractions à la loi nous faisons preuve de souplesse, pour certaines nous faisons même comme si nous ne les voyons pas, pour d’autres comme les demandeurs d’asile, nous sommes par contre très sévères. Ce sont les choix que nous avons faits et ce sont les choix que je viens défendre ici. » Évidemment, restons sobre, si vous aviez été un politique honnête, vous n’auriez jamais été choisi pour être secrétaire d’État.

Finalement vous ne pouvez vous permettre de faire cela uniquement parce que vos partenaires de majorité, Groen et Vooruit (les anciens sociaux-démocrates) approuvent de facto vos décisions. Ils sont aussi responsables pour cette manière de procéder que vous (et votre parti).

Monsieur le Secrétaire d’État, vous ne faites rien d’extraordinaire. Votre inhumanité est de toutes les époques, mais la résistance à son égard aussi.

L’histoire ne vous donnera pas raison.

Lode Vanoost est membre de la rédaction de DeWereldMorgen.be et ancien député fédéral Agalev (Groen), 1995-2003. Il a co-coordonné le dossier n°111 de Politique « Flandre, la résistible ascension de l’extrême droite » (mars 2020).

Texte traduit du néerlandais (Flandre) par Jean-Paul Gailly, membre du collectif éditorial de Politique.

Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; photographie d’une manifestation prise par Pascal Maramis.